En marge

Réalités mexicaines

                                     Retour au sommaire
Accueil

Retour à Reportages et articles

Vie et oeuvre de Francisco Toledo

Dawn Ades

De nos jours au Mexique, Toledo est tout autant respecté pour ses activités en faveur de l’architecture, des musées, de la population et de l’ambiance de l’Oaxaca, qu’il est estimé pour son art (1). Cette distinction, en tant que telle, n’a rien de fondamental, même s’il remarque avec un certain humour que l’on se souviendra peut-être plus de lui comme cacique culturel que comme artiste. La chose est peu probable, car son œuvre est aussi puissante et riche que n’importe quelle autre aujourd’hui. Il convient cependant de le présenter comme une personne dont les actions, sur des terrains vastes et divers, apportent témoignage de la force de sa foi dans l’importance de l’art et de l’architecture pour le peuple dans son ensemble.

La ville de Oaxaca bénéficie actuellement d’une véritable renaissance grâce au nouveaux musées et instituts fondés par Tamayo et Toledo, à la communauté d’artistes générée autour d’eux, à la restauration des églises et des haciendas, à la proximité des grands centres historiques de Monte Albán et de Mitla, et à une tradition artisanale qui, selon de récents chiffres, compte 500 000 artisans locaux, majoritairement indigènes. Il y a cependant des tensions au sein de cet éden artistique, en partie à cause de cette conjonction d’éléments elle-même. Un conflit entre tradition et modernité et des questions autour des moyens de subsistance ou de la revitalisation culturelle se cachent derrière la reconnaissance des critiques et le succès international. Comme en d’autres endroits du Mexique et d’Amérique latine, on suppose établie l’existence de liens entre les artistes contemporains et les civilisations antiques, ou entre les artisans et les croyances indigènes. L’emploi permanent de termes tels que mythe, magie, fantastique, dans les discussions sur l’œuvre de Toledo, Tamayo et leurs disciples, s’appuient sur ces images : Toledo a été décrit comme la quintessence du réalisme magique, avec “ un goût pour le paradoxe et pour le fantastique qui existe au Mexique depuis les temps préhispaniques ” (2).

Robert Valerio met en doute cette tentative de situer les origines de l’art contemporain oaxaquien dans l’art zapotèque ou mixtèque (fig.1), soulignant que ces derniers concernaient avant tout la sculpture, en pierre et en argile, alors que Toledo est le seul sculpteur dans cette région de peintres. Et l’œuvre tridimensionnelle de Toledo ne part pas d’une copie de l’art antique : “ Il est pratiquement le seul qui soit disposé à expérimenter tous les types de matériaux, employant du papier qu’il fabrique lui-même, incorporant à ses œuvres des coquilles de pistache (Cangrejo, 1991), des graines de jacaranda (Plan de Juchitán, 1990), de la cire, de l’ixte, de l’œuf d’autruche, des pierres fossiles. Cette façon de créer à partir de la nature elle-même, au lieu des matériaux conventionnels (huile, aquarelle, gouache, etc.), unit Toledo à l’art appelé primitif, à un niveau plus profond que Tamayo ”(3). Toledo lui-même se montre très mal à l’aise avec la distinction entre art cultivé, “ high art ” et artisanat. Comme le démontre son propre travail, cette division ne peut être fondée sur des différences techniques. Il n’est pas non plus partisan de l’idée selon laquelle l’art exprime une vision authentique, figée, indigène, de caractère magique et mythologique : “ Le monde est fait d’échanges ; il n’y a jamais eu de tradition fermée n’acceptant rien de l’extérieur. Il n’existe pas de tradition pure. De toute façon, ce qu’on appelle modernité ou mauvais goût filtre et entre, malgré les gardiens zélés de la tradition… ” (4) Toledo conserve en même temps une conscience profonde de l’aspect politique de ces questions au Mexique, dans la mesure où l’histoire y est écrite et la culture pratiquée au bénéfice d’une minorité. “ La culture dominante accepte les Indiens comme objets d’étude, mais elle ne les reconnaît pas comme les sujets d’une histoire ; les Indiens ont un folklore, pas une culture ; ils pratiquent la superstition, pas une religion ; ils parlent des dialectes, pas des langues ; ils font de l’artisanat, pas de l’art ” (5) (Fig.2).

 Ni la formation de Toledo ni sa pratique artistique ne peuvent se circonscrire à l’intérieur du discours sur le “ réalisme magique ”. Il existe dans son œuvre, dans la vitalité des médiums qu’il utilise, une oscillation constante entre thème et surface, forme et contenu, qui le relie autant à Jasper Johns qu’à Tamayo ; la veine macabre et fantastique de son imagination nous ramène autant à Ensor qu’à Posada (fig.3) ; l’humour et l’ironie politique, dans la série de Benito Juárez, sont comparables à celle de George Grosz. La présence de ces éléments divers, conjointe dans son œuvre – pas toujours mais parfois simultanément – sans que jamais ne soient détruites sa cohérence et son unité visuelle, nous apporte un style de modernisme exceptionnellement libre, qui accepte sans difficulté les thèmes concrets, et rend problématique le choix entre figuratif et abstrait. En même temps, certains aspects de son œuvre prennent une signification spéciale dans le contexte des débats esthétiques ayant cours au Mexique, par exemple dans la discussion sur la relation entre ‘high art’ et art cultivé, ou entre populaire et folklorique.  

Lui et les autres

Le portrait représenté sur la couverture de ce livre fait partie d’une série de 26 autoportraits exécutés récemment par Toledo à l’aide de différentes techniques : dans ce cas, eau-teinte avec du sucre. Cette méthode d’impression intéresse Toledo par sa rapidité et son immédiateté, elle facilite les corrections éventuelles et peut donner des effets inespérés :

“ Les mélanges d’encre de Chine, de sucre et de savon, il faut bien les remuer, et avec le pinceau on peut tracer une ligne. La densité que donne le sucre est très bonne, le pinceau glisse autrement qu’avec l’encre seule. C’est un mélange lourd car le pinceau laisse une trace sur le support, et cela offre des possibilités que je ne connaissais pas. Quand Picasso a fait sa série sur la tauromachie, des petites silhouettes, tout est fait au pinceau avec cette technique, qui offre l’avantage d’être très directe et rapide. Si ça sort mal, il suffit de passer à l’eau, de sécher et de recommencer. Avec une plaque où l’on applique du vernis avant de graver, quand le résultat ne plaît pas il faut couvrir de nouveau avec du vernis si l’on veut éviter que ce que l’on a fait ne remonte à la surface. Au contraire, avec cette technique, il suffit de rincer. Certes, elle n’est pas facile, car il faut couvrir de vernis après avoir dessiné, et passer à l’eau chaude. L’eau chaude fait partir le sucre, on passe le vernis et on découvre le trait. C’est cela que l’on passe à l’acide… ” (6)

 Cette citation un peu longue explique l’une des nombreuses techniques d’impression qui peuvent sembler mystérieuses au non-spécialiste. Elle nous aide à comprendre pourquoi, sur ce portrait, l’artiste apparaît assis, détendu, sa plaque de support disposée face à lui comme s’il dessinait au crayon, et de plus, nu.

  La sensation d’un corps comprimé à l’intérieur d’un espace limité, renforcée par le coin de mur qui surgit sur la gauche, augmente quand on voit que l’espace apparent est divisé par la présence invisible du miroir : Les pieds de l’artiste reposent contre le miroir, le support au premier plan est appuyé sur ses genoux. Comme sur de récentes photographies, dont certaines prises par Toledo lui-même, l’artiste apparaît nu. Mais tandis que sur les photos (fig. 4), où il pose souvent avec des peaux d’animaux, le corps est un élément fortement érotique, il apparaît ici dépouillé, enfermé dans une solitude interrogatrice. L’artiste est totalement nu à l’exception de ses instruments de travail. C’est l’autre reflet qu’il interroge dans ce cas, et Toledo visualise dramatiquement le sujet envoûté : “ l’excentricité radicale que l’homme affronte quant l’être se rencontre lui-même ” (7).

 L’évidence concentration de ce portrait sur le présent engendre, paradoxalement, ce qu’il semble exclure : le sentiment du temps. Au niveau objectal, l’œuvre que nous voyons être exécutée n’est pas la même que celle que nous voyons finalement. Elle doit encore être lavée, passée à l’acide, appliquée au papier – peut-être avec des effets inattendus -, ce qui la différencie d’un dessin. De plus, à certains moments, l’artiste se regarde dans le miroir puis baisse les yeux sur sa plaque de support, actes infinitésimaux de mémoire qui évoquent la possibilité d’autres souvenirs, morceaux de passé qui, seulement ainsi, deviennent visibles sur les traits du visage.

 Une grande photo (héliogravée) de Toledo le représente avec le corps partiellement recouvert d’une peau séchée de caïman, les parties génitales exposées (fig.4). Identités animales et humaines se croisent de manière ambiguë. Il n’y a pas là d’indétermination, mais un échange entre des niveaux qui défient le sentiment d’identité. L’homme se permet un degré d’exhibition qui lui est impossible comme élément social, mais se rend ainsi aussi vulnérable que l’animal. L’image est profondément érotique, et l’érotisme est un raffinement humain de la sexualité qui, à son tour, renvoie à une liberté sexuelle située hors de la compétence humaine. Sont présentes de lointaines idées de totémisme, d’identification de l’homme à l’animal ou à l’oiseau par le biais de masques et de vêtures de peau ou de plumes, mais elles se confrontent en même temps à la modernité : cadre photographique, absence de déguisement métamorphique. Une certaine notion de sacrifice est cependant conservée, par des identifications animales qui assurent habituellement la continuité humaine, et “ dans lesquelles les événements de la mort sont projetés pour que l’homme lui-même ne meure pas ” (8).

  Il n’est pas excessif de repenser ces deux autoportraits comme positionnés de façon différente par rapport au temps – bien que tous deux s’appuient sur la nudité du personnage. Le premier situe l’homme moderne dans sa cellule d’isolement, le second évoque un temps lointain proche d’un passé en évolution, d’un passé totémique généralement perçu comme étant hors du temps. En ce sens, les deux images entrent en résonance avec la pensée moderne relative au sujet, à son identité, à la valeur innée ou non de l’individu.

  Toledo se représente lui-même sous d’autres déguisements, avec d’autres masques, recherchant des identités dans le monde humain aussi bien qu’animal. L’un des autoportraits de sa récente série de gravures contraste violemment avec l’enfermement et le positionnement délibéré de l’Autoportrait XIX. Le premier plan violent et l’expression de complète surprise de l’Autoportrait XVIII (p. 144) suggèrent qu’il a été pris à l’instant même de la rencontre subite avec l’image de soi-même, peut-être dans un fragment de miroir comme celui que l’on voit à côté de l’artiste sur la photographie au dos de ce livre. Son expression est celle de quelqu’un qui ne se reconnaît pas dans le miroir – qui ressent d’abord l’illusion fugace qu’un autre lui est là, puis qu’il s’agit d’un double “ sinistre ”, avant de se rendre compte qu’il s’agit simplement de lui-même.

  Le double n’est pas nécessairement un objet de terreur malgré ses liens complexes avec “ les reflets dans le miroir, les ombres, les esprits gardiens, la croyance en l’âme et la peur de la mort ” (9). Dans son essai sur “ Le Sinistre ”, Freud raconte avoir vu un homme d’âge mûr entrer dans son compartiment de train et réagir avec un brusque mépris en voyant l’inconnu qui en sortait, avant de reconnaître son propre reflet dans le miroir de la porte. Freud suggère que ce “ mépris ” est un “ vestige de la réaction archaïque qui perçoit le ‘double’ comme quelque chose de ‘sinistre’ ” (10).

  Ces autoportraits gravés capturent de différentes façons la brusque transformation du familier en quelque chose d’étrange, et inversement, et son pouvoir commotionnant. Dans le n°XXIII (p. 121), par exemple, la surface entièrement pointillée résiste, initialement, à toute forme de résolution figurative. Immédiatement ensuite, la tête de Toledo surgit, provoquant un effet semblable à celui de la double image.

  Toledo a mentionné l’importance, pour lui, de Durer et de Rembrandt. Il en rendu hommage à ce dernier, mais l’artiste ancien qui semble le plus proche de lui et de ses autoportraits est James Ensor, dont Toledo possède une collection presque complète de gravures. Dans sa gravure Mon portrait en squelette, 1889 (fig. 6), Ensor copie fidèlement une photo de lui-même, appuyé contre une fenêtre, une main dans la poche, mais il remplace le visage par un squelette. L’un des sentiments ‘sinistres’ du double est évoqué, d’une part, grâce à l’esprit symbolique morbide, et d’autre part, grâce à l’humour noir. Sur une autre gravure, Mon portrait en 1960, 1880, Ensor dessine le squelette qu’il sera en 1960, assis, détendu, sur un sofa, avec une énorme araignée sortant à gauche. Ces gravures d’Ensor sont presque une paraphrase visuelle des arguments de Freud sur l’étymologie de ‘unheimlich’, dans laquelle l’un des sens de ‘heimlich’ (normalement familier et habituel, mais aussi caché, secret ou dangereux), rejoint son opposé apparent ‘unheimlich’ (inconnu, étrange). Le ‘Sinistre’ appartient à “ cette classe de frayeurs qui nous ramène à ce que nous connaissons depuis longtemps et qui nous semble familier ” (11). Ensor domestique la mort en même temps qu’il transforme le familier en quelque chose de complètement étrange et effrayant.

 Peut-être, à travers Ensor, Toledo a-t-il rencontré un moyen de revitaliser, ou même de repersonnaliser la toujours présente tête de mort, si flagrante et omniprésente au Mexique, exhibition humoristique de la présence de la mort. Roger Batra a fait une étude fascinante de ‘l’indifférence face à la mort’ au Mexique, comme une invention de la culture moderne : “ La jonction de l’inquiétude du misérable avec le dédain seigneurial envers la vie des démunis et avec l’angoisse existentielle des classes cultivées produit une façon particulière de considérer la mort… ” (12) La tête de mort fait partie d’un rituel collectif formé de tendances distinctes de peur et d’orgueil, dont surgit “ le prototype du héros mexicain qui batifole avec la mort et se moque d’elle ; c’est, sans doute, une création intellectuelle émanant de la mystique révolutionnaire des années vingt, quand les sentiments nationalistes produisirent, par exemple, la “ découverte ” des têtes de mort de José Guadalupe Posade, qui ont été élevées au rang de mythe national par Diego Rivera ” (13). L’exemple d’Ensor permet à Toledo de redonner du sinistre à la tête de mort, son Squelette dans un hamac, par exemple, vu à côté du Mon portrait en 1960 de Ensor, n’est pas seulement une plaisanterie sur le Jour des Morts, c’est aussi une sorte d’autoprojection voilée, ironique et privée.

 Toledo utilise le sexe aussi bien que l’humour dans ses têtes de mort. Dans Mort avec sauterelle jouante, 1999 (p. 115), la Mort a endormi tous les animaux à l’exception des sauterelles. Cet animal possède un caractère métaphorique dans l’œuvre de Toledo, en relation avec le sinistre, aussi bien en termes de mort que de sexe. Il compte parmi les insectes qui fascinèrent tant les Surréalistes (la mante religieuse appartient au même ‘ordre’ d’insectes) pour des raisons similaires. Dans le roman-collage de Max Ernst, réalisé à partir de vieilles gravures, Rêve d’une jeune fille qui voulait entrer au Carmel, 1930, deux pages consécutives montrent d’abord le personnage rêvant entre deux énormes brins d’herbe remplis de sauterelles chargées d’une sexualité inégalable, et ensuite une ronde criarde de créatures hurlant : “ Hopla ! Hopla ! ”. Pour Salvador Dali, la sauterelle était un objet de terreur, sinistre, qui imite la mort dans sa parfaite tranquillité, mais qui, soudain, peut passer à l’action d’un seul bond. Dans la gravure de Toledo, c’est une extraordinaire danse de liebestod qui apparaît quand la monumentale sauterelle saute sur le phallus érigé de la mort. Dans Mort grillon, 1990 (p. 113), le grillon lui-même se transforme en squelette, l’inquiétante flexibilité de ses articulations squelettiques soulignée par les osseuses pattes arrière, tandis que sur son épaule repose une tête de mort humaine miniature.

  La mort, ou tout au moins ses indices, et l’érotisme se combinent de nouveau dans Autoportrait (le vieux), 1996 (p. 123), une sculpture en terre brute qui adapte avec brio les formes contrefaites des effigies de la poterie en céramique précolombienne, associée en général aux offrandes funéraires et utilisant, en quelques occasions, une imagerie de la transformation (fig. 1). Une cape ou chemise ouverte, vide, semblable à une fleur ou à une coquille, entoure une tête à la ‘similitude’ assombrie, disposée sur une colonne vertébrale qui ressemble à un grotesque cordon ombilical et descend jusqu’aux parties génitales. Les formes rappellent les insectes - la carapace vide, l’armature chargée d’appendices semblables à ceux des corps d’insectes -, et suggèrent non seulement l’homme-squelette, mais aussi une transformation homme-insecte comme dans la Métamorphose de Kafka.

  Les représentations que Toledo fait de lui-même vont du nu au camouflage, et certains autoportraits peints montrent l’emploi explicite de masques. L’Autoportrait de 1990 (photo p. 151), réalisé en cire, bois et pistaches, montre un personnage déguisé portant un chapeau noir qui n’a aucune ressemblance, même lointaine, avec l’artiste. Au bord inférieur de l’image, comme sur une mauvaise photo de Photomaton, le personnage lève la main ; dans son chapeau se trouve un squelette, semblable à une mascotte de la mort, genou levé comme s’il s’apprêtait à sauter.  

C’est là un personnage de bandit urbain peu fréquent dans les autoportraits déguisés de Toledo. Dans d’autres cas, il recherche dans le passé d’autres pratiques de déguisement. Selon Roger Caillois, “ le déguisement remplit trois fonctions essentielles : dissimuler, métamorphoser, inquiéter. Ceci correspond, et je suppose que ce n’est pas par hasard, au trois foncions principales du mimétisme dans le monde des insectes : camouflage, travestissement et intimidation ” (14). Caillois dit que lorsque le déguisement vise à dissimuler ou protéger, il ne représente rien, mais constitue “ un écran ou un bouclier qui cache les traits et rend impossible l’identification ”. Dans son Autoportrait de 1990 (p. 116), Toledo incorpore de la dorure – comme dans des œuvres antérieures – en écailles autour du nez, des yeux et du menton, en lignes zigzaguantes en travers des épaules et en deux curieux cercles au-dessus de la tête. Les traits du visage apparaissent clairement mais, simultanément, de même que dans le nez ou la bouche une configuration abstraite et dorée demeure. Le nez et les yeux indiquent aussi qu’il s’agit en même temps de cavités naturelles et de simples trous dans un masque. La construction est celle d’un masque mais ne représente pas exactement un masque, les lignes et les bandes diagonales, droites et fortes, qui forment des rectangles sur les tempes et suivent le contour de la tête et des épaules, sont le fruit de grands coups de pinceau insistants, mais n’appartiennent à aucun langage formel abstrait. Un point de référence éventuel peut être trouvé dans le noble mort de la tombe A des excavations du centre zapotèque de Monte Albán, enterré avec l’un des grands trésors d’Amérique, constitué d’objets en or, argent, albâtre, turquoise, os et jade, et dont le corps était recouvert d’ornements, de colliers, de lamelles et de planchettes articulées en jade et en or. Les lignes diagonales, en effet, peuvent rappeler cette vêture protectrice : la surface peinte masque la ressemblance de la même façon que les plaques dissimulent le corps.  

L’autoportrait est un thème assez courant dans l’œuvre de Toledo, mais ce n’est pas un foyer séparé de la recherche et de la révision de soi. Il prend différentes formes, dont celles qui, à travers la technique et l’image et en utilisant la métamorphose, la simulation et la métaphore, conduisent vers l’interpénétration des identités artistiques et culturelles et leur projection par le biais de l’animal.  

Mexico – Paris

Toledo fut  le plus jeune artiste présenté lors de l’exposition ‘Images du Mexique’ de Francfort en 1987 (15), la première grande exposition de l’art mexicain en Europe depuis de nombreuses années, mais sa première exposition parisienne remontait déjà à plus de vingt ans. Il vit depuis les années soixante entre l’Europe, New York et le Mexique, mais en dépit du fait qu’il est l’artiste mexicain le plus célèbre, il est resté relativement méconnu en Europe. La situation a peu changé depuis que Dore Ashton écrivait : “ Le monde occidental a montré peu d’intérêt pour l’Amérique latine et, à l’exception de Tamayo, seuls Wilfredo Lam et Matta ont réussi à briser sa suprême indifférence envers tout ce qui n’appartient pas au muralisme classique ”(16).  

Bien que Toledo ait étudié l’art depuis l’enfance, sa trajectoire actuelle doit plus à son inquiétude inquisitrice qu’à ses professeurs, et il semble souvent, comme tant d’autres artistes modernes, avoir plutôt suivi un processus de désapprentissage. L’enseignement de l’Ecole des Beaux-Arts de Oaxaca, d’après les souvenirs de Toledo (qui y étudia à partir de l’âge de 13 ans, en combinaison avec des études secondaires qu’il appréciait beaucoup moins) était peu rigide, pour ne pas dire légèrement anarchique. Le cours de modèle vivant (pour lequel il était trop jeune) était supervisé par un professeur généralement ivre qui ne corrigeait rien. La légende populaire raconte qu’en une occasion, Toledo tomba sur un cours où étaient enseignées les proportions selon les canons de la sculpture grecque, et qu’il le critiqua comme inapproprié à la réalité mexicaine, où les gens ont des proportions différentes, de grosses têtes avec de petits corps. Le corps professoral comprenait un paysagiste académique de San Carlos, peignant toujours dans le style de Velasquez, et un artiste commercial. A 17 ans, Toledo se rendit à Mexico pour étudier la gravure à l’Atelier Libre de Gravure, et déménagea en 1960 à Paris. Il y continua ses expériences en gravure et, bien que l’on exagère volontiers son évolution avec le célèbre et innovateur atelier de Stanley William Hayter (en fait il n’y prépara qu’une gravure qui ne fut jamais réalisée), sa recherche constante dans ce médium en fut certainement renforcée.

 Le commentaire suivant de Toledo quant à son séjour de jeunesse à Paris peut paraître contradictoire à première vue, mais il est potentiellement révélateur : “ Alors là, à Paris, ce fut une de mes meilleures époques, j’avais beaucoup d’inquiétudes et de moments de solitude ” (17). Une bonne époque à cause de l’anxiété et de la solitude ?

 A Paris, Toledo découvrait un monde inquiétant de nouvelles et étranges valeurs plastiques : l’art des malades mentaux, des enfants, les graffiti, des choses oubliées et ignorées dont la puissance d’expression avait été reconnue d’abord par les Surréalistes, et qui suscita ensuite chez Toledo un bouleversement émotionnel. Il vit, exposées dans deux salles contiguës d’une exposition suisse, des œuvres d’Adolf Wölffli et de Paul Klee qui l’impressionnèrent beaucoup (18).

 Wölffli, interné dans un asile près de Berne, vivait dans une cellule solitaire où il se consacrait à dessiner ses hallucinations et ses fantasmes, couvrant des feuilles de papier et même les meubles de figurines et de motifs détaillés, accompagnés d’une sorte d’écriture. Les répétitions obsessive de Wölffli (fig. 8) constitue peut-être l’une des sources ayant inspiré Toledo dans ses recherches sur les superficies rythmiques. Wölffli fut l’un des artistes ‘incultes’ dont les œuvres firent partie de la collection Art Brut de Dubuffet, que celui-ci définissait comme “ des travaux réalisés par des gens non contaminés par la culture artistique, dans lesquels le mimétisme, au contraire de ce qui arrive avec les intellectuels, est peu ou pas du tout présent ; leurs auteurs tirent tout d’eux-mêmes (thèmes, choix des matériaux, modes de transposition, rythmes, formes d’écriture, etc.), sans aucun des clichés de l’art classique ou de la mode ” (19).

 Toledo a peut-être partagé les opinions énergiques de Dubuffet quant à la valeur relative de l’art et du langage écrit. Dubuffet, refusant l’idée selon laquelle un idéal de beauté basé sur l’art grec devait être le principe fondamental de la création artistique, argumentait que “ l’art s’adresse au cerveau, pas aux yeux ”. Le convertir en un simple instrument de plaisir visuel revient à distorde sa véritable fonction, qui est d’être “ un instrument de connaissance, d’expression ”. Dubuffet n’a cependant pas développé cet argument jusqu’à en arriver à une pratique artistique purement conceptuelle, mais se dirigea dans une autre direction, vers la conviction du pouvoir unique et particulier de la peinture comme langage visuel :

“ La peinture opère à l’aide de signes qui ne sont pas abstraits ou immatériels comme les mots. Les signes peints sont plus proches des objets eux-mêmes. De plus, le peintre manipule des matériaux qui sont en eux-mêmes des substances vivantes…

La peinture peut aussi, et cela est remarquable, évoquer les choses plus ou moins à volonté. Je veux dire avec plus ou moins de présence. Cela signifie qu’il existe différentes étapes entre être et ne pas être.

Finalement, la peinture peut conjuguer des choses sans les isoler mais en les reliant à tout ce qui les entoure : un grand nombre de choses simultanément ” (20).

La position anti-logocentrique de Dubuffet est en rapport avec la grande aventure entre l’avant-garde et le primitivisme. Cependant, Dubuffet ne s’est pas dirigé vers l’exotisme de cultures étrangères, mais vers le style d’expression visuelle employé par des gens comme Wölffli, que l’on pourrait appeler des exilés intérieurs du monde occidental et de ses normes de communication civilisée. Pour Dubuffet, la peinture de style Art Brut pouvait être l’expression de voix intérieures, d’autres états de pensée distincts de ce qui peut être communiqué par les mots. Quant il parle de ‘peinture’, il ne se limite pas à l’huile, à la gouache ou à l’aquarelle, ni à l’application de peinture avec un pinceau ; selon sa pratique les surfaces peuvent être frottées, raclées ou rayées pour ressembler à des graffitis, et ses matériaux comprennent jusqu’à des feuilles d’agave ou de tabac, des fougères, des feuilles de vigne, des peaux de banane, des fruits.

Dans Mort, 1960, expérience audacieuse de surface plane et d’espace tridimensionnel, Toledo utilise une variété de matières râpeuses, créant des marques qui définissent des frontières et créent des dessins. Toledo a toujours combiné et incorporé des matériaux divers dans ses peintures. A Paris, il travailla brièvement le collage, comme dans Le Footballeur de 1964, d’une façon qui avait beaucoup en commun avec l’art pop et le renouveau Dadaïste. Cependant, la manipulation des matériaux existants, tels que les journaux, ne répondait pas à ses besoins.

Il est curieux que ce soit à Paris que Toledo ait rencontré l’artiste le plus fréquemment rattaché à lui, et dont on le dit successeur, son concitoyen zapotèque Rufino Tamayo. Avec une carte d’Antonio Souza, propriétaire d’une galerie de Mexico qui l’avait incité à peindre et exposé avec succès en 1959, Toledo se rendit chez Tamayo. Il fut d’abord éconduit, mais lorsque Tamayo et sa femme Olga se rendirent compte qu’il était aussi d’Oaxaca, “ ils me traitèrent comme un compatriote, un fils et un frère ” (21). L’aide de Tamayo fut autant pratique qu’esthétique (fig. 9) : il lui trouva l’appui financier d’un collectionneur et lui laissa son matériel en quittant Paris

Vers 1965, peut-être juste après son retour de Paris, et à cause d’une inscription au crayon en zapotèque, Toledo fit une série de huit autoportraits déguisés, en utilisant de la gouache et du papier d’aluminium, sur lesquels les traits étaient déformés et dissimulés sous des formes purement abstraites. Les surfaces sont fragmentées en compartiments séparés, de couleurs intenses et variées ; comme sur certaines têtes de Paul Klee, par exemple Vieillesse ( ? N.D.T.) (1922, Kunsmuseum, Bâle) (fig. 10), les traits individuels peuvent être composés de formes géométriques ou par des signes sans rapport avec la forme réelle des lèvres, du nez ou des yeux. Dans plusieurs de ces autoportraits déguisés, une ressemblance animale se superpose à l’humain, le visage devient félin (comme dans Tamayo savonné [p. 116]), ou le profil se casse comme un perce-oreille ou une carapace de scorpion.

Klee aussi bien que Toledo ont étudié, comme l’avait déjà fait Picasso, les conventions visuelles des masques africains ou océaniens qui représentent les traits du visage avec des signes ou qui les substituent par des objets de signification analogue (comme un simple cercle ou des coquillages pour les yeux).

Quand on demande à Toledo quelle a été l’influence de Tamayo sur son œuvre, il répond : “ Je suppose que je vois Tamayo dans mon œuvre, tout comme d’autres artistes plus lointains, africains, australiens ou appartenant à l’art primitif. Tout l’art est un héritage et Tamayo aussi a sa propre hérédité. Avec Tamayo, cependant, je partage l’affinité d’être né au même endroit, d’avoir les mêmes antécédents raciaux et culturels… ” (22)

La présence de Tamayo à Paris fut déterminante pour la vie intellectuelle et artistique du Mexique. Se sentant étranger au nationalisme culturel et à la prédominance du style réaliste socialiste du muralisme, il passa de nombreuses années loin du Mexique, d’abord aux USA puis, après la guerre, à Paris, où il entretint de proches relations avec les Surréalistes. Il se resta donc à l’écart des dramatiques événements de la Rupture.

Mexique

L’Histoire n’est pas seulement au Mexique une référence culturelle de base, c’est un élément dynamique, insidieux, actif et polémique dans l’expression et la construction de l’identité politique et culturelle. Le contrôle de l’histoire fait partie du monopole des muralistes sur l’art mexicain depuis la décennie 1950, quand la Rupture ouvrit de nouvelles voies aux artistes qui ne voulaient plus participer à la rhétorique creuse de la Révolution. Toledo fait partie de la génération post-Rupture qui ne s’intéressait pas à la pratique artistique au service de l’identité nationale. Cela ne signifie pas cependant un manque de pertinence de l’histoire. Indiquer, comme c’est devenu un lieu commun dans les écrits sur son œuvre, que son utilisation de l’histoire et des légendes zapotèques et sa fascination pour les mythes précolombiens sont des moyens de refuser la politisation de l’histoire du Mexique entreprise par les Muralistes, est une généralisation exagérée.

Dans la deuxième moitié de la décennie 1950 eut lieu une rébellion, connue sous le nom de Rupture, contre le monopole de “ l’Ecole Mexicaine ” dans la culture officielle. Bien qu’admiré par cette génération de la Rupture, Tamayo fut aussi critiqué pour en être resté à l’écart. Il y avait parmi les leaders de cette Rupture José Luis Cuevas, qui publia en 1956 le manifeste Le rideau de nopal, un récit fictif sur un jeune peintre dont les dons naturels sont dépréciés et gâtés par l’adaptation au style officiel, symbole d’une situation bloquée. “ Juan ”, d’origine modeste, “ naquit avec une faculté qui, sans que l’on sache par quel rare héritage antique, est fréquente dans la population de la République mexicaine… la faculté de créer un monde qui n’est pas celui que l’on connaît, de créer le monde de l’art ” (23). Juan suit l’école d’art sans jamais rencontrer autre chose que l’art mexicain. Un jour il tombe sur une revue d’art étrangère dans laquelle il découvre avec étonnement qu’il existe d’autres artistes, dans d’autres pays. Bien que la peinture abstraite lui paraisse incompréhensible, elle le provoque ; il abandonne donc les thèmes bien connus qu’on lui a enseignés, et ses peintures “ commencent à prendre vie ”. Mais le fonctionnaire du Palais des Beaux-Arts auquel il montre son travail réagit avec horreur devant ses ‘monstruosités’. Juan s’adapte alors au régime : il découvre que les portraits de son épouse vêtue en femme de Tijuana se vendent bien auprès des clients étrangers qui veulent un souvenir folklorique du Mexique ; il fait des peintures murales représentant les vieux thèmes révolutionnaires, et apprend à considérer Tamayo comme un traître ‘emparisiané’. Les débuts de Toledo comme étudiant dans la décennie 1950 sont parallèles à l’histoire de Juan, on lui demandait de faire des gravures à thème politique : “ On nous expliquait que les camarades chinois se préoccupaient de la paix, ou on nous commandait des œuvres ayant à voir avec la bombe atomique ” (24). Toledo en fit peu de cas et échappa au sort de Juan.

  Le rideau de nopal fut le premier de divers articles dans lesquels Cuevas “ attaquait avec virulence l’art folklorique, superficiel et vulgaire qui se pratiquait au Mexique et dont le Souverain Pontife était Diego Riviera ” (25), un Mexique provincialement nationaliste apeuré par le monde extérieur. L’affirmation belliqueuse de Siqueiros, “ Il n’y a pas d’autre route que la nôtre ”, qui résume le Mexique que Cuevas attaquait, fut parodiée par Carlos Monsiváis dans une comédie musicale satirique, ‘Je te l’avais déjà dit, Chema, il n’y a pas d’autre route que la nôtre’, qui comprenait un très divertissant ‘Hymne au Réalisme’ chanté sur l’air de ‘La Cucaracha’ :

“ Il est tombé l’abstractionisme,

On va le fusiller,

Pour trahison de la consigne

De l’unité nationale ” (26).

 La rébellion contre les Pères en faveur d’un art où s’ouvrent “ tous les chemins qui se présentent comme une prolongation généreuse de la vie elle-même ” libéra une effervescente activité artistique au Mexique : photographie, peinture abstraite et figurative, installations. L’événement arrivait au milieu de la jeunesse de Toledo, mais pour lui comme pour Tamayo, la carte culturelle interne était déjà plus complète que ce que tout ceci pouvait suggérer.

 Le Mexique ‘folklorique’ repoussé par Cuevas et d’autres fut déformé par le stéréotype produit pour la consommation interne aussi bien qu’extérieure. Cependant, le Mexique a exercé avec une surprenante ténacité un contrôle sur les visions utopiques européennes : D. H. Lawrence, André Breton et Sergeï Eisenstein, par exemple, trouvèrent là différentes solutions aux maladies du Vieux Monde, et au sein de ce pays fictif, Oaxaca joue un rôle privilégié dans l’imagination artistique. Au début de la décennie 1930, Sergeï Eisenstein tourna certaines parties de Que viva Mexico dans l’Isthme de Tehuantepec, là où Diego Riviera avant lui, récemment revenu de Paris en 1921, était allé redécouvrir les racines indigènes de son pays, envoyé par José Vasconcelos, le mécène de l’émergent mouvement muraliste. Ainsi commençait la diffusion de l’idée d’une culture indigène authentique, agrémentée de la puissante et spéciale beauté des femmes de l’Isthme. Pour Eisenstein, le Tehuantepec filmé dans les premières séquences de Que viva México – la société matriarcale, un monde sans le temps où les visages sont identiques aux portraits en pierre des ancêtres – représentait le paradis : “ On reste avec l’idée tenace que l’Eden n’était pas localisé quelque part entre le Tigre et l’Euphrate mais ici, quelque part entre le Golfe du Mexique et Tehuantepec. ” (28) C’est la source de toute l’imagerie vivante du Mexique indigène découvert par la Révolution, les femmes rassemblant les lanternes orange pour décorer les tombes familiales au Jour des Morts, les costumes exubérants adoptés par Frida Kahlo pour s’identifier à l’idée de la femme de l’Isthme, indépendante et forte. Elena Poniaowska a récemment célébré les femmes de Juchitán : “ Juchitán ne ressemble à aucun autre lieu. Il possède le destin de son savoir indigène. Tout est différent, les femmes marchent enlacées… L’homme est un petit chat entre ses jambes, un chien à qui il faut rappeler “ Reste ici ”… Ce sont elles qui manifestent et se battent contre la police. ” (29)

 Mais la réalité des femmes zapotèques ne cadre pas avec ce mythe, comme l’écrivaine zapotèque Obdulia Ruiz Campbell le dit : “ En raison du court moment où ils restent dans la région, les étrangers – anthropologues, sociologues ou écrivains – voient des choses et conservent l’impression que les femmes zapotèques sont des Amazones, qu’elles vivent dans une société matriarcale, alors que la réalité est bien différente. Les étrangers ne s’intéressent qu’à ce qu’ils recherchent, avec lequel ils sympathisent, et à ce qui leur paraît le plus attirant ou nouveau… ” (30) Malgré la franchise dans l’expression physique du sentiment et les allusions érotiques, elle soutient qu’en réalité certains mariages sont forcés et la vie reste très dure.

 Juchitán

André Pieyre de Mandiargues, dans son introduction à la première exposition de Toledo à Paris en 1964, mentionne déjà la variété notable de matériaux et de modes, “ l’abondance d’aquarelles à côté de collages, les céramiques et les peintures d’une brillance minérale… ”, et introduit les thèmes qui vont dominer les écrits critiques sur Toledo : “ Un jeune Indien zapotèque dont l’art est une sorte de transfiguration et d’exaltation des mythes présents aujourd’hui parmi les peuples de l’Isthme ” (31). Bien que fondamentalement exacte, l’identité si clairement proclamée par de Mandiargues n’est en fait pas aussi appropriée qu’elle paraît. Etre zapotèque et originaire de l’Isthme sont des déclarations certainement basées sur des conversations avec Toledo lui-même, mais d’une certaine façon elles reflètent en même temps des faits et des aspirations, un désir de la part de Toledo de consolider son lignage culturel, pour développer au maximum les possibilités qu’il explorait déjà dans son travail.

 La famille de Toledo est originaire de Juchitán, ses deux parents étaient bilingues et parlaient zapotèque à la maison. Cependant, alors que Francisco était encore jeune, son père emmena la famille à Veracruz où il connut un considérable succès commercial. Francisco ne fut donc pas un enfant du peuple : “ la famille était faite de paysans, de Zapotèques, de tueurs de cochons, et j’ai vécu cela un peu quand j’étais enfant, mais je n’ai jamais vécu la vie de paysan. Mon père était déjà sorti du peuple… ” (32) Les avantages de la prospérité appréciés par Francisco sont de taille : il peut acheter des livres, qui continuent aujourd’hui à être une passion, et les enfants pouvaient choisir entre étudier à Mexico ou à Oaxaca. Ceci lui donna une perspective sur sa propre identité que l’expérience parisienne contribua à aggraver ; le préjudice contre les Indiens subi à Veracruz fut alors transformé en une identification positive. En tout cas, il revint de Paris fermement décidé à rejoindre son héritage zapotèque. Il resta brièvement à Juchitán, forma une famille parlant zapotèque – sa fille est une poétesse bilingue. Alternant avec des séjours en Europe il vécut à Teotitlan del Valle avant de s’installer à Oaxaca. Il a cependant conservé son lien avec Juchitán, s’engageant dans le renouvellement de la culture et l’autonomie politique zapotèque, et aidant à fonder la Maison de la Culture sur place.

 Victor de la Cruz, écrivain zapotèque et collaborateur de Toledo, se demande dans Le Conte du Lapin et du Coyote (Didzaguca’sti’ Lexu ne Gueu) (pp. 126-127) : “ Qui sommes-nous ? Comment nous appelons-nous ? ”. La réponse, semble-t-il, n’est pas Zapotèque mais Za, “ descendant des nuages ou des arbres ”. Les deux mythes, être originaire des nuages ou des arbres, se réfèrent aux traditions préhispaniques de l’Oaxaca. Conservée dans la riche tradition orale de l’Isthme, le mythe de l’arbre de naissance est très ancien. En effet, dans l’une des Annales connues sous le nom du lieu de leur conservation après la Conquête, le Codex de Vienne, les ancêtres des Mixtèques paraissent sortir d’un arbre (fig. 11). Ce furent les Mixtèques qui, en envahissant les hautes terres puis le Bassin d’Oaxaca, repoussèrent les Zapotèques vers le sud. Etant donné l’histoire des Zapotèques de l’Isthme, le mécanisme par lequel a perduré jusqu’à aujourd’hui ce mythe d’origine des Mixtèques, qui dominèrent la région vers l’an 1000, paraît moins surprenant. Le plus probable est qu’il s’agit d’un mythe zapotèque adopté par les Mixtèques, une métaphore dont la signification pouvait apporter pouvoir et légitimité à une dynastie. Il symbolisait peut-être les origines d’une élite, car les êtres issus de l’arbre sont opposés, dans les codex, aux ‘personnes nées de la terre ou de la pierre’. Les Mixtèques étaient aussi connus comme le ‘Peuple des Nuages’.

 Comment le pouvoir zapotèque s’est-il déplacé à Juchitán dans l’isthme de Tehuantepec, où gouverne le COCEI (Coalición Obrera y Campesina Estudiantil del Istmo), dans quel district (Ayuntamiento) parle-t-on zapotèque ? Au centre, le Bassin de Oaxaca sert de cœur aux traditions politiques et culturelles zapotèques depuis deux millénaires, avec Monte Albán comme grand centre politique et cérémoniel. Vers l’an 900 de notre ère, Monte Albán cessa de dominer la région, laissant place à une longue période d’instabilité marquée de guerres entre cités-états. En 1300, les Zapotèques de Zaachila commencèrent à coloniser le littoral de Tehuantepec, exigeant le payement d’un tribut en sel, coton et autres produits auprès des populations de Zoque et Huave. Quand, au XVè siècle, les Mixtèques vainquirent les Zapotèques dans le Bassin de Oaxaca, le pouvoir zapotèque se déplaça vers les implantations coloniales de l’Isthme, et notamment vers la plus importante forteresse, située au sommet d’une colline près de ce qui est aujourd’hui Tehuantepec, et vers des villages plus petits, tel Juchitán. C’est de là qu’ils résistèrent à l’expansion Mexique venue du Bassin de Mexico, “ faisant preuve de leur capacité à utiliser une subtile combinaison de résistance armée et de négociation diplomatique pour empêcher l’effondrement qu’aurait signifié la simple subordination à l’empire aztèque ” (34). Cette tactique leur servit aussi pendant les invasions espagnoles et la longue période coloniale, et continue dans leur relation avec le pouvoir central depuis l’Indépendance, face à ses tentatives de contrôler la vie politique et économique locale. A la fin de la période coloniale, pendant la lente récupération qui suivit les siècles d’exploitation et de dépeuplement désastreux, Juchitán surgit comme le centre du pouvoir zapotèque.

 Dans la conscience populaire, trois rebellions se détachent : celle de 1660, la décennie 1840, et 1911. La famille paternelle de Toledo a été impliquée de très près, et pendant de nombreuses années, à la lutte de Juchitán pour son autonomie. L’un des héros locaux les plus récents est le grand-oncle paternel de Toledo, le célèbre révolutionnaire Licenciado ‘Che’ Gómez, assassiné par les troupes mexicaines dans les premières années de la Révolution,  après avoir dirigé une révolte séparatiste en 1911. Les troupes gouvernementales n’étaient rien de moins que sous le commandement de Benito Mata Juárez, fils du légendaire Benito Juárez.

 Les Editions Toledo, fondées par Toledo lui-même, ont publié de nombreux documents historiques sur les mémorables événements de cette longue histoire de résistance : comme, par exemple, un témoignage direct de la rébellion de 1660-1661 blâmée par l’évêque de Oaxaca. “ En revenant à Juchitán j’ai travaillé à la Maison de la Culture et commencé à chercher ce qu’on pouvait récupérer, et j’ai de nouveau croisé l’histoire du Che Gómez. Il y avait encore des personnes âgées qui, enfants, l’avaient connu de près. Nous les avons enregistrés, avons cherché des photos. L’un des membres de la famille avait conservé une collection de lettres et de télégrammes, et j’ai commencé à vouloir les publier. ” (35) Ainsi a commencé l’intérêt actif de Toledo pour l’histoire vivante de Juchitán, qui s’est développé dans de multiples directions et a inspiré l’un des plus riches thèmes de son œuvre. Ce ne sont pas seulement les mythes, mais aussi les histoires de l’Isthme, toujours vivantes politiquement au Mexique aujourd’hui, qui ont été transfigurées, pour reprendre le terme de de Mandiargues, sans perdre leur pertinence contemporaine, et souvent avec un esprit satirique qui se distingue de l’intemporalité présumée du mythe.

 En termes généraux, la tradition de la tête de mort est une référence pour la peinture/collage Juárez traverse le fleuve des têtes de mort errantes, de 1996 (p. 93), de la série des ‘Benito Juárez’, à laquelle Toledo ajoute de temps en temps une nouvelle œuvre. Il s’agit d’une minuscule gravure de la tête de Juárez, prise sur un timbre commémoratif, avec l’image de trois-quarts devenue une icône consacrée par la répétition au Mexique, mais montée sur un corps à une échelle plus grande, élégamment vêtu de blanc et noir et d’un noeud-papillon. Juárez nous fait face dans une pose arrogante, à moitié agenouillé, une main posée avec désinvolture sur la hanche, enfonçant la pointe de son bâton dans la mâchoire d’un squelette. Juárez est à moitié agenouillé dans un fleuve de têtes de morts, surmonté d’un squelette complet dont le bras se tourne avec élégance pour toucher son épaule. Les côtes, la tête de mort et les vertèbres, sur le côté, suggèrent que toutes les lignes denses, blanches et parallèles qui couvrent le sol marron verdâtre sont des os. Pour les contours des os, Toledo revient à la technique de reproduction pointilliste, accumulant de courtes lignes parallèles pour générer un réseau dense.

  Il serait difficile de trouver un héros politique britannique du XIXè siècle qui serait aussi facilement reconnaissable que l’est Benito Juárez au Mexique. Cela tient plus aux façons d’enseigner et de célébrer l’histoire nationale qu’aux différences de mémoire populaire. “ La seule façon dont nous, les Mexicains, avons pu imaginer Juárez pendant plus d’un siècle, a été accompagnée de tout un appareillage hiératique : vêtu de frac et d’un chapeau de paille, voyageant d’un coin de Patrie à l’autre, une patrie révoltée dans son agonie et sa résurrection, et lui, incapable de la moindre action honteuse, chef suprême dans le devoir patriotique suprême. Caractère d’acier, lucide pouvoir de décision, image insondable, c’est au moins ainsi que nous le percevons. ” (36)

 Juárez est un héros légendaire de la post-indépendance mexicaine, mais pour la ville natale de Toledo, Juchitán, il représente plutôt la figure de l’oppresseur. Un Indien zapotèque qui devient Gouverneur de l’Etat de Oaxaca, puis Président du Mexique. Qui supervise la reconstruction nationale après la déroute française de 1866, et dont l’obsession principale est la nécessité absolue d’un pouvoir central fort pour contrôler politiquement et économiquement les régions. Juárez “ remplit son rôle de représentant des ennemis des Indiens… A mesure qu’il consolidait son pouvoir sur le gouvernement, il prenait des initiatives pour récupérer le contrôle sur le département de Tehuantepec, pour achever la dépossession des terres et des salines indiennes, et réprimer les Zapotèques de Juchitán et les leaders qui menaient le mouvement en faveur de la distribution des terres communales. ” (37)

 Comme Gouverneur de l’Etat d’Oaxaca, Juárez intervint en diverses occasions dans les disputes territoriales acharnées qui, à la fin de la décennie 1840, entraînèrent l’autonomie de fait de Juchitán sous la direction du chef de la résistance juchitèque, Meléndez. Finalement, en 1851, Juárez envoya l’armée depuis la capitale de l’état, Oaxaca, mettant apparemment fin à la résistance et rétablissant le pouvoir des autorités de l’état. Cependant, “ cette décennie de conflit renouvela et renforça aussi la tradition de résistance zapotèque, ravivée dans l’Isthme, une tradition qui continue ” (38). Les Juchitèques cultivent l’opinion selon laquelle Juárez tenait d’eux, et s’assurent qu’elle sera publiée dans les études contemporaines du peuple et de l’histoire zapotèque : “ Il faudrait beaucoup de temps pour décrire l’état d’immoralité et de désordre dans lequel vit le peuple de Juchitán depuis les temps les plus reculés. Ses excès sont connus. Ses dépravations pendant le régime colonial aussi, de même que ses attaques des agents du gouvernement espagnol. Pendant le régime centralisé, il se moquait des forces armées que le pouvoir central envoyait pour réprimer ses crimes, les mettant en déroute ou leur causant beaucoup de dégâts, raillant leurs chefs et dépréciant les autorités locales…” (39)

 Ridiculiser Juárez constitue donc, pour Toledo, un thème complexe : démystification d’un héros national mais aussi moquerie d’un démon local. La disproportion entre la tête et le corps rappelle l’un des moyens les plus réussis par lequel John Heartfield s’attaqua à l’icône de l’Hitler démagogue : une tête puissante déclamant sur de frêles épaules. Plus qu’un stratagème humanisant, cela sert à saper la rhétorique et, dans le cas de Juárez, à saper l’icône du sacrifice obsessif en faveur du bien public en laquelle il a été converti. Bien que dans cet exemple Juárez soit à la merci de la mort – ou qu’il lui résiste vaillamment -, dans de nombreuses autres œuvres de la série il en arrive presque à devenir le substitut de la tête de mort elle-même, posant avec ridicule dans différents contextes totalement hors de propos. Toledo paraphrase ainsi deux traditions iconographiques mexicaines bien précises, la tête de mort et le héros libéral. Mais au fond est aussi présente l’idée de Juárez en tant que Zapotèque ayant surmonté le préjudice racial pour accéder au pouvoir suprême. Une statue bronze située aux environs de Oaxaca représente le héros portant des pantalons trop larges, peut-être une intention subtile de dénigrer les succès de “ l’Indien ” depuis une perspective différente, mexicaine. Toledo était assez déçu par la réaction du public à son exposition de la série Juárez au MACO en 1996 : “ La seule chose triste est que l’exposition n’a pas eu pour résultat une controverse ou des discussions, je regrette que le public de Oaxaca ait manqué d’un peu de feu pour rire ou protester, mais il n’y a eu aucune protestation. ” (40) Robert Valerio suggère que le projet de démystifier Juárez s’est heurté à un autre mythe : la réputation de Toledo lui-même. Le vernis de l’art savant exige une distance esthétique avec toute référence locale ou politique.

 Les ‘cartes’ et les ‘titres de propriété’’, tels le Plan de Juchitán, 1990 (p.98) et Titres primordiaux (pp. 94 et 96), adaptent avec brio la représentation contemporaine au vieux langage des cartes indigènes (fig. 12). Toledo raconte un incident de l’histoire de Juchitán qui concerne ces œuvres : une communauté locale perdit la carte qui constituait le titre légal sur ses terres, ce qui lui faisait courir le risque de les perdre au profit d’étrangers ou d’immigrants. Les communautés voisines collaborèrent à la reconstitution du titre perdu en redéfinissant les frontières du territoire en question. Ces cartes étaient vitales pour la défense des terres indigènes ; bien qu’elles aient été dessinées pendant l’époque coloniale en réponse aux expropriations espagnoles, elles permettaient de conserver les signes picturaux des écritures indigènes et un concept plus large de la fonction d’une carte, considérée autant comme témoignage géographique que comme legs historique et généalogique. Dans Titres primordiaux, des bandes de papier sur un fond piqueté de coquilles de pistache créent des chemins qui serpentent et se croisent. A leurs côtés se trouvent des formes rectangulaires, qui sont le signe de maisons ou de temples dans les livres antérieurs à la conquête, signe commun à tout le monde préhispanique multilingue et compréhensible à tout lecteur, qu’il soit zapotèque, mixtèque, toltèque ou aztèque. Les petites différences dans les couleurs de terre suggèrent différents usages des terrains, les bleus symbolisant peut-être les lacs.

 Dans Titres de Juchitán à l’arrivée des Espagnols, réalisé sur papier d’amate selon la tradition indigène, Toledo rappelle un autre aspect des premières cartes coloniales, qui combinaient plans et vues. La forme des collines ressemble aux conventions employées pour signifier les lieux ou les toponymes (fig. 12). Les toponymes et les zones de superficie déterminée sont entourés de taches noires en forme de haricots, disposées en formation régulière, pressantes et envahissantes. Il existe des légendes téhuantépèques à propos de l’écroulement cataclysmique du monde indigène à l’arrivée des Espagnols : les oiseaux cessèrent de chanter, les animaux se cachèrent, la richesse et la prospérité disparurent. Cultiver la nostalgie d’un monde antérieur de richesse est, en soi-même, une vieille tradition d’avant la conquête, le souvenir d’un Age d’Or est commun à de nombreuses communautés, réponse autant à la perte catastrophique qu’à un idéal toujours lointain. Dans Titres de Juchitán, le terrain décoré suggère aussi une gigantesque silhouette humaine horizontale, la forme circulaire à gauche représentant la tête, avec des formes phalliques et osseuses, des champs-utérus, un corps abattu et fragmenté, envahi par des vers semblables à des haricots. Les coquilles de pistache présentes sur certaines des cartes ont peut-être, entre autres choses, une fonction métaphorique. Cette interprétation s’appuie sur la synonymie verbale et sur le parallélisme visuel entre la coquille lisse, concave et ovale de la pistache et celle de la tortue. L’idée selon laquelle le monde était l’épaule d’une gigantesque tortue marine faisait partie des croyances cosmogoniques du Mexique indigène : un mythe qui, comme d’autres, trouve son origine dans une métaphore expressive. La ‘coquille’ pourrait, de cette façon, représenter la terre de manière adéquate.

 Bestiaires et entomologie : forme et représentation

Les représentations d’animaux et d’insectes réalisées par Toledo sont ses œuvres les plus reconnaissables, à tel point qu’elles fonctionnent presque comme une signature. Paradoxalement, cependant, elles diffèrent extrêmement quant à l’iconographie, le langage formel et l’approche du thème. Dans certains cas, l’humain et l’animal sont explicitement reliés, mais de façons différentes. Ces représentations peuvent occuper l’espace imaginaire des légendes ou des superstitions, comme dans le cas de la croyance dans le nagual – un animal identifié à l’homme -, reliant les destinées de l’un et de l’autre. Sur certaines œuvres la forme se détache avec force, ou la texture, ou le mouvement de l’animal ou de l’insecte, témoignant d’une fine observation, tandis que sur d’autres, les créatures paraissent surgir de taches et de dessins presque abstraits. Dans Onagre (p.69), la présence humaine est suggérée mais n’est pas rendue explicite. Les formes de l’âne et des iguanes entourant un puits se superposent à, ou se confondent avec, une surface préexistante tracée de lignes courbes formant un vaste dessin de segments irréguliers. Comme du verre brisé, le dessin semble s’étendre de façon aléatoire. Son point de départ semble pouvoir être aussi bien une toile d’araignée qu’une vue microscopique d’une aile d’insecte. Une lame de couteau est dessinée au centre supérieur du tableau, suspendu au-dessus du corps de l’âne qui brait de peur. Une mort violente, peut-être un sacrifice, guette ici. Les iguanes peuvent constituer un élément autoreprésentatif ; bien qu’il n’ait pas été élevé dans une atmosphère de croyance superstitieuse dans le nagual, Toledo connaît bien sa survivance dans l’Isthme et son père employait l’expression ‘roi-iguane’ pour l’appeler avec tendresse. L’humain craint et en même temps envie la condition animale, et reste obsédé par les possibilités d’échanges et de métamorphoses. Toutes les cultures possèdent des légendes pour expliquer les caractéristiques spécifiques des différentes espèces, depuis les mythes de création jusqu’aux mythes les plus naïfs, dont la fonction normale est de confirmer la supériorité de l’homme. Dans la ‘bible’ maya, le Popol Vuh, les singes sont les grands frères humiliés des personnages jumeaux. Comme dans les fables d’Aesope, un autre type de contes octroie aux animaux des caractéristiques humaines, l’astuce, la force, la témérité. Le Conte du Lapin et du Coyote en est un bon exemple, le lapin trompe sans pitié le coyote pour lui voler son repas.

 Le chamanisme s’intéresse à la transformation magique de l’homme en animal : l’initié adopte les caractéristiques de l’animal – vol, ou vision nocturne pour mieux chasser -, dont le but fondamental était de se mouvoir librement entre monde des esprits et monde humain, d’entreprendre un voyage dans l’inframonde et de revenir. La transformation chamanique classique au Mexique est celle de l’homme-jaguar, mais Toledo l’ignore en faveur d’un bestiaire personnel très spécifique : iguane, caïman, crabe, chauve-souris, lapin, scorpion, crapaud, parfois âne domestique et vache, et insectes.

 On explique généralement la faune de Toledo à partir des mythes et légendes ; parmi les sources mentionnées on cite le Popol Vuh, les “ fables indigènes fantastiques sur les sauterelles, les poissons et les scorpions ” (41) de Sahagún, les contes zapotèques (tel le Conte du Lapin et du Coyote) recueillis par Andrés Henestrosa et d’autres écrivains zapotèques, ou rassemblés à partir de la culture orale de son enfance et illustrés par lui (42). Cependant, trop se concentrer sur le récit des mythes et des légendes conduit à laisser de côté la subtilité des transformations formelles et iconographiques des images.

 Le monde visible immédiat a toujours été complété de créatures imaginaires, d’être mythologiques composés, comme l’homme-taureau, le Minotaure, ou Quetzalcoatl, le serpent à plumes, ou les anges, des êtres pouvant donner corps aux idées cosmologiques ou cosmogoniques et aux croyances chamaniques, ou provenant des contes de voyageurs comme dans le cas des sirènes. Mais les créatures fantastiques ne vivent pas seulement dans les contes mais aussi dans l’histoire naturelle, ou du moins en fut-il ainsi jusqu’à ce que le Siècle des Lumières commence à observer, disséquer et classifier la faune et la flore. Les autres méthodes de classification de cultures anciennes ou étrangères paraissent fantastiques à notre époque rationnelle. Le Manuel de zoologie fantastique, de Jorge Luis Borges, intitulé ensuite Le livre des êtres imaginaires, n’inclut pas seulement des superstitions légendaires et des êtres mythologiques comme le sphinx, le centaure, l’hypo-griffon ou ‘les animaux rêvés’ par C. S. Lewis ou par Kafka, mais aussi d’autres cosmogonies : “ Le dragon chinois (les Dix Mille Etres) : La cosmogonie chinoise enseigne que les Dix Mille Etres (le monde) naissent du jeu rythmique de deux principes complémentaires et éternels, le yin et le yang… Les symboles du Yin sont la femme, la terre, l’orangé, les vallées, le lit des rivières et le tigre ; ceux du yang sont l’homme, le ciel, le bleu, les montagnes, les piliers, le dragon… (43). Toledo a illustré le Manuel de Borges (p.128) avec certains de ses êtres les plus imaginaires, les images des ‘Dix Mille Etres’ annoncent déjà les êtres flottants des bestiaires d’insectes.

 L’approche de Toledo est à l’opposé de la manie classificatrice et accumulatrice de nos livres d’histoire naturelle dont l’objectivité scientifique proclamée est régulièrement démentie par l’apparition de nouveaux systèmes de classification. Son intérêt pour l’histoire naturelle est proche de celui de Borges ou des Surréalistes qui la comprenait comme un exercice d’imagination qui permet de rencontrer dans le monde des animaux et des insectes, concrètement, un trésor fabuleux de formes et de comportements extraordinaires.

 Toledo a représenté de nombreuses formes de rencontre et d’union entre l’humain et l’animal, soumettant généralement la dignité humaine à épreuve, et inclut l’érotique et le ludique aussi bien que les sinistres et tragiques relations entre l’homme et l’animal. Dans les sauterelles, par exemple,  Toledo incorpore une morphologie hautement suggestive : le corps incliné et les jambes relevées, effilées et proéminentes, elles ressemblent à un couple humain en train de copuler, une exploration visuelle qu’il explore dans différents dessins, et à laquelle il fait allusion dans ses sculptures ‘Cañón’, où il élabore une vaste métaphore entre la sauterelle, le canon d’artillerie et le phallus. De façon similaire, la ressemblance morphologique entre poisson, serpent et pénis est utilisée pour différents tableaux, comme Benda Ique Mbolo, 1974 (p.55), ou Femme attaquée par des poissons (p.70).  Sur un dessin du milieu des années 70, Toledo emploie cette métaphore pour orchestrer une image double dans laquelle les bouts des doigts sont accrochés aux mâchoires d’un serpent qui peut aussi être vu comme un phallus. Les doubles significations sont fréquentes dans l’imaginaire précolombien où, par exemple, deux profils de serpent peuvent se voir comme une seule tête vue de face, comme dans le Coatlicue.

 Interrogé sur l’importance de ses souvenirs d’enfance dans son imaginaire animal, Toledo répond : “ En réalité tout, animaux, plantes et humains, peuvent être transformés en motif pictural. C’est pourquoi je n’aime pas dire que c’est simplement parce que j’ai vu des animaux pendant mon enfance que j’aime les peindre. En réalité, c’est parce qu’ils sont esthétiquement beaux. ” (44) Pourtant, Toledo ne peint pas ce que l’on entend conventionnellement par beau ou décoratif, de brillantes ailes et plumes. Il n’entoure pas non plus ses créatures de la végétation ‘appropriée’, fleurs et herbes délicates, ni ne les encadre de la neutre page blanche habituelle aux études d’objets naturels. L’imagination de Toledo entre facilement dans une connaissance intuitive du monde étranger. Il emploie des teintes et des textures très subtiles dont le moindre effet provient d’analogies entre le textile et différentes sortes de cuir ou de peau, ce qui engendre parfois une sinistre confusion entre animé et inanimé. Les bordures délicates et les traits parallèles évoquent autant des coutures que le dessin de la peau ou d’une carapace d’animal ou d’insecte. Les riches et lumineuses couleurs des huiles ou des gouaches antérieures ont été progressivement remplacées par des matériaux aux tons de terre et de sable.

 Les surfaces représentent parfois des murs sur lesquels la créature s’inscrit, comme dans Sauterelle (p.57) du Musée Rufino Tamayo, où apparaissent les fragments d’autres formes dessinées au hasard comme s’il s’agissait de graffitis. La surface se distingue pourtant clairement comme telle, sans créer l’illusion d’un espace pictural. Les taches semblables aux graffitis introduisent un nouveau registre de représentation ; ils rappellent les photos de Brassaï, les graffitis sur les murs parisiens, traces primitives d’un processus en transformation constante. La surface devient un palimpseste, évoquant une œuvre collective. Au cours du temps les images changent ou s’accumulent, comme les couches d’une mémoire anonyme. Dans Serpents sous l’averse (p.56), le procédé d’association aléatoire typique du graffiti transforme constamment les lignes ; les serpents dans le puits et les scorpions tout autour se changent en masques, en chemins, en corps. Au-delà de l’idée de couches temporelles, on sent un certain type d’automatisme, un processus d’invention libre, dont l’effet souligne ici une tendance constante dans l’œuvre de Toledo : une tension entre les tendances opposées vers l’ordre et le chaos, le contrôle et le hasard. L’éclairage juste et le dessin régulier des serpents autour du puits contrastent avec les fonds griffonnés de graffitis, contraste que l’on retrouve dans d’autres contextes. Dans Crabes (p.72), la sensation d’une invasion, d’une confrontation entre les crabes, qui grossissent à mesure qu’ils se rejoignent, et les zones centrales informes et marquées de graffitis, nous rappellent le poème de Ted Hugues, dans lequel l’espace et la vie humaine sont effacés par des créatures d’un autre ordre :

“ … Ces crabes possèdent ce monde

De nuit, autour de nous ou à travers nous,

Ils se pourchassent, s’attachent les uns aux autres,

Ils se chevauchent, ils se mettent en pièces,

S’exténuant les uns les autres.

Ils sont les puissances de ce monde.

Nous sommes leurs bactéries,

Mourant leurs vies et vivant leurs morts.

A l’aube, il rentrent en marchant de biais sous le bord de la mer… ” (45)

 A la différence des dessins d’histoire naturelle qui immobilisent l’animal par la classification et la dissection, les Insectaires ou bestiaires d’insectes (pp.99-100) de Toledo agissent de deux façons distinctes : ils ne réunissent pas uniquement avec liberté l’humain et les formes d’insecte, êtres métaphoriques qui copulent, luttent et se disputent, mais ils créent aussi leur propre espace, ne respectant pas la géométrie et la gravité du monde des hommes. “ En raison de leur légèreté, la gravité les affecte peu, ils vivent dans un espace sans haut et sans bas, sans points cardinaux ni coordonnées cartésiennes. Leur géométrie est différente. ” 46) Dans ses livres de dessins d’insectes, tel que le ‘dépliable’ présenté dans cette exposition, Toledo exagère et grossit, comme des veines, les lignes des pattes des insectes et des ailes vrombissantes, zigzaguant parfois au crayon un pentagramme de cinq lignes pour imiter le battement et la pulsation de leurs mouvements, de leurs battements d’aile et de leurs vibrations. On peut presque les entendre, bruits inhumains que les dictionnaires étymologiques ne peuvent décrire qu’à l’aide de métaphores mécaniques : bicyclettes à pignon libre, machines à coudre ou à rémouler, horloges, alarmes, scooter s’approchant ou allumette s’enflammant ? (47)

 La concentration de Toledo sur la texture, le dessin, la forme et le mouvement des différentes créatures qu’il représente se traduit dans le choix des couleurs, des surfaces et des lignes. A l’opposé de l’impressionnant trésor de formes offert par le monde des insectes, on trouve Tamazul (Crapaud), une créature de terre et d’argile, messager dans la légende maya. Dans le Popol Vuh, le crapaud porte un message des seigneurs de Xibalba, de l’inframonde, mais il est dévoré par un serpent, lui-même dévoré par un faucon ; pour remettre le message le processus est inversé.(48) Dans La marcheuse, 1989 (p.89), Toledo joue avec l’idée du messager en plaçant un gros crapaud en paquet sur le dos d’une tête de mort portant autour de son front le traditionnel bandeau. Dans Tamazul cependant (p.64), Toledo ignore le mythe au profit de l’histoire naturelle ; le crapaud n’est pas là un objet passif, mais il se dresse vers le spectateur, ses grosses pattes collantes tendues. Les zones collantes servent au crapaud à se fixer à la femelle quand il copule, et la surface du tableau est épaisse et rugueuse comme sa peau. Toledo évoque le son impressionnant des crapauds s’accouplant à la lueur de la lune pendant la saison des pluies et parvenant simultanément à un crescendo, en même temps qu’il rappelle une cure contre la folie dans laquelle on conduisait la patiente au bord de l’eau pour lui couvrir et lui envelopper la tête de crapauds. Les substances toxiques de la peau de crapaud engendraient un choc et favorisaient la cure.

 Les méthodes employées par Toledo pour construire une image sont extraordinairement variées. Les lignes vont des simples contours noirs remplis de couleur, jusqu’à des esquisses brisées de formes irrégulières qui rappellent certaines coutures réalisées avec une méticuleuse répétition. Dans ce contexte, ses représentations de machines à coudre prennent un sens aussi personnel que pictural : il se souvient, enfant, qu’il s’asseyait à côté de la machine à coudre de sa mère et que celle-ci l’avertissait contre le danger de la roue et de l’aiguille en mouvement. Dans Machine à coudre, 1975 (p.61), la machine avec un chat dessous est dessinée depuis le point de vue d’un enfant, et vibre miraculeusement de fragments effilés semblables à des poignards et à des griffes de chat. Dans son souvenir, la scène domestique de son enfance est devenue sinistre, violente et terrifiante, et évoque en même temps la phrase de Lautréamont : “ Belle comme la rencontre aléatoire d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection ”, qui fut adoptée par les Surréalistes comme un symbole de rencontre sexuelle. Ces différents registres d’associations, l’enfance au Mexique et les expériences en Europe, le sexuel et le mécanique, l’animal et l’humain, éros et mort, cimentés, en même temps, dans le milieu physique, marquent le caractère complexe de l’œuvre de Toledo.

Dawn Ades, traduction En.marge

Retour haut de page

Retour au sommaire "Réalités mexicaines"

Accueil

Retour à Reportages et articles