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Vie et oeuvre de Francisco Toledo Dawn Ades De nos jours au Mexique, Toledo est tout autant respecté
pour ses activités en faveur de l’architecture, des musées, de la
population et de l’ambiance de l’Oaxaca, qu’il est estimé pour
son art (1). Cette distinction, en tant que telle, n’a rien de
fondamental, même s’il remarque avec un certain humour que l’on se
souviendra peut-être plus de lui comme cacique culturel que comme
artiste. La chose est peu probable, car son œuvre est aussi puissante
et riche que n’importe quelle autre aujourd’hui. Il convient
cependant de le présenter comme une personne dont les actions, sur des
terrains vastes et divers, apportent témoignage de la force de sa foi
dans l’importance de l’art et de l’architecture pour le peuple
dans son ensemble. La ville de Oaxaca bénéficie actuellement d’une véritable
renaissance grâce au nouveaux musées et instituts fondés par Tamayo
et Toledo, à la communauté d’artistes générée autour d’eux, à
la restauration des églises et des haciendas, à la proximité des
grands centres historiques de Monte Albán et de Mitla, et à une
tradition artisanale qui, selon de récents chiffres, compte 500 000
artisans locaux, majoritairement indigènes. Il y a cependant des
tensions au sein de cet éden artistique, en partie à cause de cette
conjonction d’éléments elle-même. Un conflit entre tradition et
modernité et des questions autour des moyens de subsistance ou de la
revitalisation culturelle se cachent derrière la reconnaissance des
critiques et le succès international. Comme en d’autres endroits du
Mexique et d’Amérique latine, on suppose établie l’existence de
liens entre les artistes contemporains et les civilisations antiques, ou
entre les artisans et les croyances indigènes. L’emploi permanent de
termes tels que mythe, magie, fantastique, dans les discussions sur l’œuvre
de Toledo, Tamayo et leurs disciples, s’appuient sur ces images :
Toledo a été décrit comme la quintessence du réalisme magique, avec
“ un goût pour le paradoxe et pour le fantastique qui existe au
Mexique depuis les temps préhispaniques ” (2). Robert Valerio met en doute cette tentative de situer les
origines de l’art contemporain oaxaquien dans l’art zapotèque ou
mixtèque (fig.1), soulignant que ces derniers concernaient avant tout
la sculpture, en pierre et en argile, alors que Toledo est le seul
sculpteur dans cette région de peintres. Et l’œuvre
tridimensionnelle de Toledo ne part pas d’une copie de l’art antique :
“ Il est pratiquement le seul qui soit disposé à expérimenter
tous les types de matériaux, employant du papier qu’il fabrique lui-même,
incorporant à ses œuvres des coquilles de pistache (Cangrejo,
1991), des graines de jacaranda (Plan de Juchitán, 1990), de la
cire, de l’ixte, de l’œuf d’autruche, des pierres fossiles. Cette
façon de créer à partir de la nature elle-même, au lieu des matériaux
conventionnels (huile, aquarelle, gouache, etc.), unit Toledo à l’art
appelé primitif, à un niveau plus profond que Tamayo ”(3).
Toledo lui-même se montre très mal à l’aise avec la distinction
entre art cultivé, “ high art ” et artisanat. Comme le démontre
son propre travail, cette division ne peut être fondée sur des différences
techniques. Il n’est pas non plus partisan de l’idée selon laquelle
l’art exprime une vision authentique, figée, indigène, de caractère
magique et mythologique : “ Le monde est fait d’échanges ;
il n’y a jamais eu de tradition fermée n’acceptant rien de l’extérieur.
Il n’existe pas de tradition pure. De toute façon, ce qu’on appelle
modernité ou mauvais goût filtre et entre, malgré les gardiens zélés
de la tradition… ” (4) Toledo conserve en même temps une
conscience profonde de l’aspect politique de ces questions au Mexique,
dans la mesure où l’histoire y est écrite et la culture pratiquée
au bénéfice d’une minorité. “ La culture dominante accepte
les Indiens comme objets d’étude, mais elle ne les reconnaît pas
comme les sujets d’une histoire ; les Indiens ont un folklore,
pas une culture ; ils pratiquent la superstition, pas une religion ;
ils parlent des dialectes, pas des langues ; ils font de
l’artisanat, pas de l’art ” (5) (Fig.2). Ni la formation de Toledo ni sa pratique artistique ne
peuvent se circonscrire à l’intérieur du discours sur le “ réalisme
magique ”. Il existe dans son œuvre, dans la vitalité des médiums
qu’il utilise, une oscillation constante entre thème et surface,
forme et contenu, qui le relie autant à Jasper Johns qu’à Tamayo ;
la veine macabre et fantastique de son imagination nous ramène autant
à Ensor qu’à Posada (fig.3) ; l’humour et l’ironie
politique, dans la série de Benito Juárez, sont comparables à celle
de George Grosz. La présence de ces éléments divers, conjointe dans
son œuvre – pas toujours mais parfois simultanément – sans que
jamais ne soient détruites sa cohérence et son unité visuelle, nous
apporte un style de modernisme exceptionnellement libre, qui accepte
sans difficulté les thèmes concrets, et rend problématique le choix
entre figuratif et abstrait. En même temps, certains aspects de son œuvre
prennent une signification spéciale dans le contexte des débats esthétiques
ayant cours au Mexique, par exemple dans la discussion sur la relation
entre ‘high art’ et art cultivé, ou entre populaire et folklorique. Lui et les autres Le portrait représenté sur la couverture de ce livre fait
partie d’une série de 26 autoportraits exécutés récemment par
Toledo à l’aide de différentes techniques : dans ce cas,
eau-teinte avec du sucre. Cette méthode d’impression intéresse
Toledo par sa rapidité et son immédiateté, elle facilite les
corrections éventuelles et peut donner des effets inespérés : “ Les mélanges d’encre de Chine, de sucre et de
savon, il faut bien les remuer, et avec le pinceau on peut tracer une
ligne. La densité que donne le sucre est très bonne, le pinceau glisse
autrement qu’avec l’encre seule. C’est un mélange lourd car le
pinceau laisse une trace sur le support, et cela offre des possibilités
que je ne connaissais pas. Quand Picasso a fait sa série sur la
tauromachie, des petites silhouettes, tout est fait au pinceau avec
cette technique, qui offre l’avantage d’être très directe et
rapide. Si ça sort mal, il suffit de passer à l’eau, de sécher et
de recommencer. Avec une plaque où l’on applique du vernis avant de
graver, quand le résultat ne plaît pas il faut couvrir de nouveau avec
du vernis si l’on veut éviter que ce que l’on a fait ne remonte à
la surface. Au contraire, avec cette technique, il suffit de rincer.
Certes, elle n’est pas facile, car il faut couvrir de vernis après
avoir dessiné, et passer à l’eau chaude. L’eau chaude fait partir
le sucre, on passe le vernis et on découvre le trait. C’est cela que
l’on passe à l’acide… ” (6) Cette citation un peu longue explique l’une des
nombreuses techniques d’impression qui peuvent sembler mystérieuses
au non-spécialiste. Elle nous aide à comprendre pourquoi, sur ce
portrait, l’artiste apparaît assis, détendu, sa plaque de support
disposée face à lui comme s’il dessinait au crayon, et de plus, nu. L’évidence concentration de ce portrait sur le présent
engendre, paradoxalement, ce qu’il semble exclure : le sentiment
du temps. Au niveau objectal, l’œuvre que nous voyons être exécutée
n’est pas la même que celle que nous voyons finalement. Elle doit
encore être lavée, passée à l’acide, appliquée au papier –
peut-être avec des effets inattendus -, ce qui la différencie d’un
dessin. De plus, à certains moments, l’artiste se regarde dans le
miroir puis baisse les yeux sur sa plaque de support, actes infinitésimaux
de mémoire qui évoquent la possibilité d’autres souvenirs, morceaux
de passé qui, seulement ainsi, deviennent visibles sur les traits du
visage. Une grande photo (héliogravée) de Toledo le représente
avec le corps partiellement recouvert d’une peau séchée de caïman,
les parties génitales exposées (fig.4). Identités animales et
humaines se croisent de manière ambiguë. Il n’y a pas là d’indétermination,
mais un échange entre des niveaux qui défient le sentiment d’identité.
L’homme se permet un degré d’exhibition qui lui est impossible
comme élément social, mais se rend ainsi aussi vulnérable que
l’animal. L’image est profondément érotique, et l’érotisme est
un raffinement humain de la sexualité qui, à son tour, renvoie à une
liberté sexuelle située hors de la compétence humaine. Sont présentes
de lointaines idées de totémisme, d’identification de l’homme à
l’animal ou à l’oiseau par le biais de masques et de vêtures de
peau ou de plumes, mais elles se confrontent en même temps à la
modernité : cadre photographique, absence de déguisement métamorphique.
Une certaine notion de sacrifice est cependant conservée, par des
identifications animales qui assurent habituellement la continuité
humaine, et “ dans lesquelles les événements de la mort sont
projetés pour que l’homme lui-même ne meure pas ” (8). Peut-être, à travers Ensor, Toledo a-t-il rencontré
un moyen de revitaliser, ou même de repersonnaliser la toujours présente
tête de mort, si flagrante et omniprésente au Mexique, exhibition
humoristique de la présence de la mort. Roger Batra a fait une étude
fascinante de ‘l’indifférence face à la mort’ au Mexique, comme
une invention de la culture moderne : “ La jonction de
l’inquiétude du misérable avec le dédain seigneurial envers la vie
des démunis et avec l’angoisse existentielle des classes cultivées
produit une façon particulière de considérer la mort… ” (12)
La tête de mort fait partie d’un rituel collectif formé de tendances
distinctes de peur et d’orgueil, dont surgit “ le prototype du
héros mexicain qui batifole avec la mort et se moque d’elle ;
c’est, sans doute, une création intellectuelle émanant de la
mystique révolutionnaire des années vingt, quand les sentiments
nationalistes produisirent, par exemple, la “ découverte ”
des têtes de mort de José Guadalupe Posade, qui ont été élevées au
rang de mythe national par Diego Rivera ” (13). L’exemple d’Ensor
permet à Toledo de redonner du sinistre à la tête de mort, son Squelette
dans un hamac, par exemple, vu à côté du Mon portrait en 1960
de Ensor, n’est pas seulement une plaisanterie sur le Jour des Morts,
c’est aussi une sorte d’autoprojection voilée, ironique et privée. Toledo utilise le sexe aussi bien que l’humour dans
ses têtes de mort. Dans Mort avec sauterelle jouante, 1999 (p.
115), la Mort a endormi tous les animaux à l’exception des
sauterelles. Cet animal possède un caractère métaphorique dans l’œuvre
de Toledo, en relation avec le sinistre, aussi bien en termes de mort
que de sexe. Il compte parmi les insectes qui fascinèrent tant les Surréalistes
(la mante religieuse appartient au même ‘ordre’ d’insectes) pour
des raisons similaires. Dans le roman-collage de Max Ernst, réalisé à
partir de vieilles gravures, Rêve d’une jeune fille qui voulait
entrer au Carmel, 1930, deux pages consécutives montrent d’abord
le personnage rêvant entre deux énormes brins d’herbe remplis de
sauterelles chargées d’une sexualité inégalable, et ensuite une
ronde criarde de créatures hurlant : “ Hopla ! Hopla ! ”.
Pour Salvador Dali, la sauterelle était un objet de terreur, sinistre,
qui imite la mort dans sa parfaite tranquillité, mais qui, soudain,
peut passer à l’action d’un seul bond. Dans la gravure de Toledo,
c’est une extraordinaire danse de liebestod qui apparaît quand
la monumentale sauterelle saute sur le phallus érigé de la mort. Dans Mort
grillon, 1990 (p. 113), le grillon lui-même se transforme en
squelette, l’inquiétante flexibilité de ses articulations
squelettiques soulignée par les osseuses pattes arrière, tandis que
sur son épaule repose une tête de mort humaine miniature. C’est là un personnage de bandit urbain peu fréquent dans
les autoportraits déguisés de Toledo. Dans d’autres cas, il
recherche dans le passé d’autres pratiques de déguisement. Selon
Roger Caillois, “ le déguisement remplit trois fonctions
essentielles : dissimuler, métamorphoser, inquiéter. Ceci
correspond, et je suppose que ce n’est pas par hasard, au trois
foncions principales du mimétisme dans le monde des insectes :
camouflage, travestissement et intimidation ” (14). Caillois dit
que lorsque le déguisement vise à dissimuler ou protéger, il ne représente
rien, mais constitue “ un écran ou un bouclier qui cache les
traits et rend impossible l’identification ”. Dans son Autoportrait
de 1990 (p. 116), Toledo incorpore de la dorure – comme dans des œuvres
antérieures – en écailles autour du nez, des yeux et du menton, en
lignes zigzaguantes en travers des épaules et en deux curieux cercles
au-dessus de la tête. Les traits du visage apparaissent clairement
mais, simultanément, de même que dans le nez ou la bouche une
configuration abstraite et dorée demeure. Le nez et les yeux indiquent
aussi qu’il s’agit en même temps de cavités naturelles et de
simples trous dans un masque. La construction est celle d’un masque
mais ne représente pas exactement un masque, les lignes et les bandes
diagonales, droites et fortes, qui forment des rectangles sur les tempes
et suivent le contour de la tête et des épaules, sont le fruit de
grands coups de pinceau insistants, mais n’appartiennent à aucun
langage formel abstrait. Un point de référence éventuel peut être
trouvé dans le noble mort de la tombe A des excavations du centre zapotèque
de Monte Albán, enterré avec l’un des grands trésors d’Amérique,
constitué d’objets en or, argent, albâtre, turquoise, os et jade, et
dont le corps était recouvert d’ornements, de colliers, de lamelles
et de planchettes articulées en jade et en or. Les lignes diagonales,
en effet, peuvent rappeler cette vêture protectrice : la surface
peinte masque la ressemblance de la même façon que les plaques
dissimulent le corps. L’autoportrait est un thème assez courant dans l’œuvre
de Toledo, mais ce n’est pas un foyer séparé de la recherche et de
la révision de soi. Il prend différentes formes, dont celles qui, à
travers la technique et l’image et en utilisant la métamorphose, la
simulation et la métaphore, conduisent vers l’interpénétration des
identités artistiques et culturelles et leur projection par le biais de
l’animal. Mexico – Paris Toledo fut le
plus jeune artiste présenté lors de l’exposition ‘Images du
Mexique’ de Francfort en 1987 (15), la première grande exposition de
l’art mexicain en Europe depuis de nombreuses années, mais sa première
exposition parisienne remontait déjà à plus de vingt ans. Il vit
depuis les années soixante entre l’Europe, New York et le Mexique,
mais en dépit du fait qu’il est l’artiste mexicain le plus célèbre,
il est resté relativement méconnu en Europe. La situation a peu changé
depuis que Dore Ashton écrivait : “ Le monde occidental a
montré peu d’intérêt pour l’Amérique latine et, à l’exception
de Tamayo, seuls Wilfredo Lam et Matta ont réussi à briser sa suprême
indifférence envers tout ce qui n’appartient pas au muralisme
classique ”(16). Bien que Toledo ait étudié l’art depuis l’enfance, sa
trajectoire actuelle doit plus à son inquiétude inquisitrice qu’à
ses professeurs, et il semble souvent, comme tant d’autres artistes
modernes, avoir plutôt suivi un processus de désapprentissage.
L’enseignement de l’Ecole des Beaux-Arts de Oaxaca, d’après les
souvenirs de Toledo (qui y étudia à partir de l’âge de 13 ans, en
combinaison avec des études secondaires qu’il appréciait beaucoup
moins) était peu rigide, pour ne pas dire légèrement anarchique. Le
cours de modèle vivant (pour lequel il était trop jeune) était
supervisé par un professeur généralement ivre qui ne corrigeait rien.
La légende populaire raconte qu’en une occasion, Toledo tomba sur un
cours où étaient enseignées les proportions selon les canons de la
sculpture grecque, et qu’il le critiqua comme inapproprié à la réalité
mexicaine, où les gens ont des proportions différentes, de grosses têtes
avec de petits corps. Le corps professoral comprenait un paysagiste académique
de San Carlos, peignant toujours dans le style de Velasquez, et un
artiste commercial. A 17 ans, Toledo se rendit à Mexico pour étudier
la gravure à l’Atelier Libre de Gravure, et déménagea en 1960 à
Paris. Il y continua ses expériences en gravure et, bien que l’on
exagère volontiers son évolution avec le célèbre et innovateur
atelier de Stanley William Hayter (en fait il n’y prépara qu’une
gravure qui ne fut jamais réalisée), sa recherche constante dans ce médium
en fut certainement renforcée. Le commentaire suivant de Toledo quant à son séjour
de jeunesse à Paris peut paraître contradictoire à première vue,
mais il est potentiellement révélateur : “ Alors là, à
Paris, ce fut une de mes meilleures époques, j’avais beaucoup
d’inquiétudes et de moments de solitude ” (17). Une bonne époque
à cause de l’anxiété et de la solitude ? A Paris, Toledo découvrait un monde inquiétant de
nouvelles et étranges valeurs plastiques : l’art des malades
mentaux, des enfants, les graffiti, des choses oubliées et ignorées
dont la puissance d’expression avait été reconnue d’abord par les
Surréalistes, et qui suscita ensuite chez Toledo un bouleversement émotionnel.
Il vit, exposées dans deux salles contiguës d’une exposition suisse,
des œuvres d’Adolf Wölffli et de Paul Klee qui l’impressionnèrent
beaucoup (18). Wölffli, interné dans un asile près de Berne, vivait
dans une cellule solitaire où il se consacrait à dessiner ses
hallucinations et ses fantasmes, couvrant des feuilles de papier et même
les meubles de figurines et de motifs détaillés, accompagnés d’une
sorte d’écriture. Les répétitions obsessive de Wölffli (fig. 8)
constitue peut-être l’une des sources ayant inspiré Toledo dans ses
recherches sur les superficies rythmiques. Wölffli fut l’un des
artistes ‘incultes’ dont les œuvres firent partie de la collection Art
Brut de Dubuffet, que celui-ci définissait comme “ des
travaux réalisés par des gens non contaminés par la culture
artistique, dans lesquels le mimétisme, au contraire de ce qui arrive
avec les intellectuels, est peu ou pas du tout présent ; leurs
auteurs tirent tout d’eux-mêmes (thèmes, choix des matériaux, modes
de transposition, rythmes, formes d’écriture, etc.), sans aucun des
clichés de l’art classique ou de la mode ” (19). Toledo a peut-être partagé les opinions énergiques
de Dubuffet quant à la valeur relative de l’art et du langage écrit.
Dubuffet, refusant l’idée selon laquelle un idéal de beauté basé
sur l’art grec devait être le principe fondamental de la création
artistique, argumentait que “ l’art s’adresse au cerveau, pas
aux yeux ”. Le convertir en un simple instrument de plaisir
visuel revient à distorde sa véritable fonction, qui est d’être “ un
instrument de connaissance, d’expression ”. Dubuffet n’a
cependant pas développé cet argument jusqu’à en arriver à une
pratique artistique purement conceptuelle, mais se dirigea dans une
autre direction, vers la conviction du pouvoir unique et particulier de
la peinture comme langage visuel : “ La peinture opère à l’aide de signes qui ne sont
pas abstraits ou immatériels comme les mots. Les signes peints sont
plus proches des objets eux-mêmes. De plus, le peintre manipule des matériaux
qui sont en eux-mêmes des substances vivantes… La peinture peut aussi, et cela est remarquable, évoquer les
choses plus ou moins à volonté. Je veux dire avec plus ou moins de présence.
Cela signifie qu’il existe différentes étapes entre être et ne pas
être. Finalement, la peinture peut conjuguer des choses sans les
isoler mais en les reliant à tout ce qui les entoure : un grand
nombre de choses simultanément ” (20). La position anti-logocentrique de Dubuffet est en rapport
avec la grande aventure entre l’avant-garde et le primitivisme.
Cependant, Dubuffet ne s’est pas dirigé vers l’exotisme de cultures
étrangères, mais vers le style d’expression visuelle employé par
des gens comme Wölffli, que l’on pourrait appeler des exilés intérieurs
du monde occidental et de ses normes de communication civilisée. Pour
Dubuffet, la peinture de style Art Brut pouvait être
l’expression de voix intérieures, d’autres états de pensée
distincts de ce qui peut être communiqué par les mots. Quant il parle
de ‘peinture’, il ne se limite pas à l’huile, à la gouache ou à
l’aquarelle, ni à l’application de peinture avec un pinceau ;
selon sa pratique les surfaces peuvent être frottées, raclées ou rayées
pour ressembler à des graffitis, et ses matériaux comprennent jusqu’à
des feuilles d’agave ou de tabac, des fougères, des feuilles de
vigne, des peaux de banane, des fruits. Dans Mort, 1960, expérience audacieuse de surface
plane et d’espace tridimensionnel, Toledo utilise une variété de
matières râpeuses, créant des marques qui définissent des frontières
et créent des dessins. Toledo a toujours combiné et incorporé des matériaux
divers dans ses peintures. A Paris, il travailla brièvement le collage,
comme dans Le Footballeur de 1964, d’une façon qui avait
beaucoup en commun avec l’art pop et le renouveau Dadaïste.
Cependant, la manipulation des matériaux existants, tels que les
journaux, ne répondait pas à ses besoins. Il est curieux que ce soit à Paris que Toledo ait rencontré
l’artiste le plus fréquemment rattaché à lui, et dont on le dit
successeur, son concitoyen zapotèque Rufino Tamayo. Avec une carte d’Antonio
Souza, propriétaire d’une galerie de Mexico qui l’avait incité à
peindre et exposé avec succès en 1959, Toledo se rendit chez Tamayo.
Il fut d’abord éconduit, mais lorsque Tamayo et sa femme Olga se
rendirent compte qu’il était aussi d’Oaxaca, “ ils me traitèrent
comme un compatriote, un fils et un frère ” (21). L’aide de
Tamayo fut autant pratique qu’esthétique (fig. 9) : il lui
trouva l’appui financier d’un collectionneur et lui laissa son matériel
en quittant Paris Vers 1965, peut-être juste après son retour de Paris, et à
cause d’une inscription au crayon en zapotèque, Toledo fit une série
de huit autoportraits déguisés, en utilisant de la gouache et du
papier d’aluminium, sur lesquels les traits étaient déformés et
dissimulés sous des formes purement abstraites. Les surfaces sont
fragmentées en compartiments séparés, de couleurs intenses et variées ;
comme sur certaines têtes de Paul Klee, par exemple Vieillesse ( ?
N.D.T.) (1922, Kunsmuseum, Bâle) (fig. 10), les traits individuels
peuvent être composés de formes géométriques ou par des signes sans
rapport avec la forme réelle des lèvres, du nez ou des yeux. Dans
plusieurs de ces autoportraits déguisés, une ressemblance animale se
superpose à l’humain, le visage devient félin (comme dans Tamayo
savonné [p. 116]), ou le profil se casse comme un perce-oreille ou
une carapace de scorpion. Klee aussi bien que Toledo ont étudié, comme l’avait déjà
fait Picasso, les conventions visuelles des masques africains ou océaniens
qui représentent les traits du visage avec des signes ou qui les
substituent par des objets de signification analogue (comme un simple
cercle ou des coquillages pour les yeux). Quand on demande à Toledo quelle a été l’influence de
Tamayo sur son œuvre, il répond : “ Je suppose que je vois
Tamayo dans mon œuvre, tout comme d’autres artistes plus lointains,
africains, australiens ou appartenant à l’art primitif. Tout l’art
est un héritage et Tamayo aussi a sa propre hérédité. Avec Tamayo,
cependant, je partage l’affinité d’être né au même endroit,
d’avoir les mêmes antécédents raciaux et culturels… ” (22) La présence de Tamayo à Paris fut déterminante pour la vie
intellectuelle et artistique du Mexique. Se sentant étranger au
nationalisme culturel et à la prédominance du style réaliste
socialiste du muralisme, il passa de nombreuses années loin du Mexique,
d’abord aux USA puis, après la guerre, à Paris, où il entretint de
proches relations avec les Surréalistes. Il se resta donc à l’écart
des dramatiques événements de la Rupture. Mexique L’Histoire n’est pas seulement au Mexique une référence
culturelle de base, c’est un élément dynamique, insidieux, actif et
polémique dans l’expression et la construction de l’identité
politique et culturelle. Le contrôle de l’histoire fait partie du
monopole des muralistes sur l’art mexicain depuis la décennie 1950,
quand la Rupture ouvrit de nouvelles voies aux artistes qui ne voulaient
plus participer à la rhétorique creuse de la Révolution. Toledo fait
partie de la génération post-Rupture qui ne s’intéressait pas à la
pratique artistique au service de l’identité nationale. Cela ne
signifie pas cependant un manque de pertinence de l’histoire.
Indiquer, comme c’est devenu un lieu commun dans les écrits sur son
œuvre, que son utilisation de l’histoire et des légendes zapotèques
et sa fascination pour les mythes précolombiens sont des moyens de
refuser la politisation de l’histoire du Mexique entreprise par les
Muralistes, est une généralisation exagérée. Dans la deuxième moitié de la décennie 1950 eut lieu une rébellion,
connue sous le nom de Rupture, contre le monopole de “ l’Ecole
Mexicaine ” dans la culture officielle. Bien qu’admiré par
cette génération de la Rupture, Tamayo fut aussi critiqué pour en être
resté à l’écart. Il y avait parmi les leaders de cette Rupture José
Luis Cuevas, qui publia en 1956 le manifeste Le rideau de nopal,
un récit fictif sur un jeune peintre dont les dons naturels sont dépréciés
et gâtés par l’adaptation au style officiel, symbole d’une
situation bloquée. “ Juan ”, d’origine modeste, “ naquit
avec une faculté qui, sans que l’on sache par quel rare héritage
antique, est fréquente dans la population de la République
mexicaine… la faculté de créer un monde qui n’est pas celui que
l’on connaît, de créer le monde de l’art ” (23). Juan suit
l’école d’art sans jamais rencontrer autre chose que l’art
mexicain. Un jour il tombe sur une revue d’art étrangère dans
laquelle il découvre avec étonnement qu’il existe d’autres
artistes, dans d’autres pays. Bien que la peinture abstraite lui
paraisse incompréhensible, elle le provoque ; il abandonne donc
les thèmes bien connus qu’on lui a enseignés, et ses peintures “ commencent
à prendre vie ”. Mais le fonctionnaire du Palais des Beaux-Arts
auquel il montre son travail réagit avec horreur devant ses
‘monstruosités’. Juan s’adapte alors au régime : il découvre
que les portraits de son épouse vêtue en femme de Tijuana se vendent
bien auprès des clients étrangers qui veulent un souvenir folklorique
du Mexique ; il fait des peintures murales représentant les vieux
thèmes révolutionnaires, et apprend à considérer Tamayo comme un traître
‘emparisiané’. Les débuts de Toledo comme étudiant dans la décennie
1950 sont parallèles à l’histoire de Juan, on lui demandait de faire
des gravures à thème politique : “ On nous expliquait que
les camarades chinois se préoccupaient de la paix, ou on nous
commandait des œuvres ayant à voir avec la bombe atomique ”
(24). Toledo en fit peu de cas et échappa au sort de Juan. “ Il est tombé l’abstractionisme, On va le fusiller, Pour trahison de la consigne De l’unité nationale ” (26). La rébellion contre les Pères en faveur d’un art où
s’ouvrent “ tous les chemins qui se présentent comme une
prolongation généreuse de la vie elle-même ” libéra une
effervescente activité artistique au Mexique : photographie,
peinture abstraite et figurative, installations. L’événement
arrivait au milieu de la jeunesse de Toledo, mais pour lui comme pour
Tamayo, la carte culturelle interne était déjà plus complète que ce
que tout ceci pouvait suggérer. Le Mexique ‘folklorique’ repoussé par Cuevas et
d’autres fut déformé par le stéréotype produit pour la
consommation interne aussi bien qu’extérieure. Cependant, le Mexique
a exercé avec une surprenante ténacité un contrôle sur les visions
utopiques européennes : D. H. Lawrence, André Breton et Sergeï
Eisenstein, par exemple, trouvèrent là différentes solutions aux
maladies du Vieux Monde, et au sein de ce pays fictif, Oaxaca joue un rôle
privilégié dans l’imagination artistique. Au début de la décennie
1930, Sergeï Eisenstein tourna certaines parties de Que viva Mexico
dans l’Isthme de Tehuantepec, là où Diego Riviera avant lui, récemment
revenu de Paris en 1921, était allé redécouvrir les racines indigènes
de son pays, envoyé par José Vasconcelos, le mécène de l’émergent
mouvement muraliste. Ainsi commençait la diffusion de l’idée d’une
culture indigène authentique, agrémentée de la puissante et spéciale
beauté des femmes de l’Isthme. Pour Eisenstein, le Tehuantepec filmé
dans les premières séquences de Que viva México – la société
matriarcale, un monde sans le temps où les visages sont identiques aux
portraits en pierre des ancêtres – représentait le paradis :
“ On reste avec l’idée tenace que l’Eden n’était pas
localisé quelque part entre le Tigre et l’Euphrate mais ici, quelque
part entre le Golfe du Mexique et Tehuantepec. ” (28) C’est la
source de toute l’imagerie vivante du Mexique indigène découvert par
la Révolution, les femmes rassemblant les lanternes orange pour décorer
les tombes familiales au Jour des Morts, les costumes exubérants adoptés
par Frida Kahlo pour s’identifier à l’idée de la femme de l’Isthme,
indépendante et forte. Elena Poniaowska a récemment célébré les
femmes de Juchitán : “ Juchitán ne ressemble à aucun
autre lieu. Il possède le destin de son savoir indigène. Tout est différent,
les femmes marchent enlacées… L’homme est un petit chat entre ses
jambes, un chien à qui il faut rappeler “ Reste ici ”…
Ce sont elles qui manifestent et se battent contre la police. ”
(29) Mais la réalité des femmes zapotèques ne cadre pas
avec ce mythe, comme l’écrivaine zapotèque Obdulia Ruiz Campbell le
dit : “ En raison du court moment où ils restent dans la région,
les étrangers – anthropologues, sociologues ou écrivains – voient
des choses et conservent l’impression que les femmes zapotèques sont
des Amazones, qu’elles vivent dans une société matriarcale, alors
que la réalité est bien différente. Les étrangers ne s’intéressent
qu’à ce qu’ils recherchent, avec lequel ils sympathisent, et à ce
qui leur paraît le plus attirant ou nouveau… ” (30) Malgré la
franchise dans l’expression physique du sentiment et les allusions érotiques,
elle soutient qu’en réalité certains mariages sont forcés et la vie
reste très dure. Juchitán André Pieyre de Mandiargues, dans son introduction à la
première exposition de Toledo à Paris en 1964, mentionne déjà la
variété notable de matériaux et de modes, “ l’abondance
d’aquarelles à côté de collages, les céramiques et les peintures
d’une brillance minérale… ”, et introduit les thèmes qui
vont dominer les écrits critiques sur Toledo : “ Un jeune
Indien zapotèque dont l’art est une sorte de transfiguration et
d’exaltation des mythes présents aujourd’hui parmi les peuples de
l’Isthme ” (31). Bien que fondamentalement exacte, l’identité
si clairement proclamée par de Mandiargues n’est en fait pas aussi
appropriée qu’elle paraît. Etre zapotèque et originaire de l’Isthme
sont des déclarations certainement basées sur des conversations avec
Toledo lui-même, mais d’une certaine façon elles reflètent en même
temps des faits et des aspirations, un désir de la part de Toledo de
consolider son lignage culturel, pour développer au maximum les
possibilités qu’il explorait déjà dans son travail. La famille de Toledo est originaire de Juchitán, ses
deux parents étaient bilingues et parlaient zapotèque à la maison.
Cependant, alors que Francisco était encore jeune, son père emmena la
famille à Veracruz où il connut un considérable succès commercial.
Francisco ne fut donc pas un enfant du peuple : “ la famille
était faite de paysans, de Zapotèques, de tueurs de cochons, et j’ai
vécu cela un peu quand j’étais enfant, mais je n’ai jamais vécu
la vie de paysan. Mon père était déjà sorti du peuple… ”
(32) Les avantages de la prospérité appréciés par Francisco sont de
taille : il peut acheter des livres, qui continuent aujourd’hui
à être une passion, et les enfants pouvaient choisir entre étudier à
Mexico ou à Oaxaca. Ceci lui donna une perspective sur sa propre
identité que l’expérience parisienne contribua à aggraver ; le
préjudice contre les Indiens subi à Veracruz fut alors transformé en
une identification positive. En tout cas, il revint de Paris fermement décidé
à rejoindre son héritage zapotèque. Il resta brièvement à Juchitán,
forma une famille parlant zapotèque – sa fille est une poétesse
bilingue. Alternant avec des séjours en Europe il vécut à Teotitlan
del Valle avant de s’installer à Oaxaca. Il a cependant conservé son
lien avec Juchitán, s’engageant dans le renouvellement de la culture
et l’autonomie politique zapotèque, et aidant à fonder la Maison de
la Culture sur place. Victor de la Cruz, écrivain zapotèque et
collaborateur de Toledo, se demande dans Le Conte du Lapin et du
Coyote (Didzaguca’sti’ Lexu ne Gueu) (pp. 126-127) : “ Qui
sommes-nous ? Comment nous appelons-nous ? ”. La réponse,
semble-t-il, n’est pas Zapotèque mais Za, “ descendant des
nuages ou des arbres ”. Les deux mythes, être originaire des
nuages ou des arbres, se réfèrent aux traditions préhispaniques de
l’Oaxaca. Conservée dans la riche tradition orale de l’Isthme, le
mythe de l’arbre de naissance est très ancien. En effet, dans l’une
des Annales connues sous le nom du lieu de leur conservation après la
Conquête, le Codex de Vienne, les ancêtres des Mixtèques paraissent
sortir d’un arbre (fig. 11). Ce furent les Mixtèques qui, en
envahissant les hautes terres puis le Bassin d’Oaxaca, repoussèrent
les Zapotèques vers le sud. Etant donné l’histoire des Zapotèques
de l’Isthme, le mécanisme par lequel a perduré jusqu’à
aujourd’hui ce mythe d’origine des Mixtèques, qui dominèrent la région
vers l’an 1000, paraît moins surprenant. Le plus probable est qu’il
s’agit d’un mythe zapotèque adopté par les Mixtèques, une métaphore
dont la signification pouvait apporter pouvoir et légitimité à une
dynastie. Il symbolisait peut-être les origines d’une élite, car les
êtres issus de l’arbre sont opposés, dans les codex, aux
‘personnes nées de la terre ou de la pierre’. Les Mixtèques étaient
aussi connus comme le ‘Peuple des Nuages’. Comment le pouvoir zapotèque s’est-il déplacé à
Juchitán dans l’isthme de Tehuantepec, où gouverne le COCEI (Coalición
Obrera y Campesina Estudiantil del Istmo), dans quel district
(Ayuntamiento) parle-t-on zapotèque ? Au centre, le Bassin de
Oaxaca sert de cœur aux traditions politiques et culturelles zapotèques
depuis deux millénaires, avec Monte Albán comme grand centre politique
et cérémoniel. Vers l’an 900 de notre ère, Monte Albán cessa de
dominer la région, laissant place à une longue période d’instabilité
marquée de guerres entre cités-états. En 1300, les Zapotèques de
Zaachila commencèrent à coloniser le littoral de Tehuantepec, exigeant
le payement d’un tribut en sel, coton et autres produits auprès des
populations de Zoque et Huave. Quand, au XVè siècle, les Mixtèques
vainquirent les Zapotèques dans le Bassin de Oaxaca, le pouvoir zapotèque
se déplaça vers les implantations coloniales de l’Isthme, et
notamment vers la plus importante forteresse, située au sommet d’une
colline près de ce qui est aujourd’hui Tehuantepec, et vers des
villages plus petits, tel Juchitán. C’est de là qu’ils résistèrent
à l’expansion Mexique venue du Bassin de Mexico, “ faisant
preuve de leur capacité à utiliser une subtile combinaison de résistance
armée et de négociation diplomatique pour empêcher l’effondrement
qu’aurait signifié la simple subordination à l’empire aztèque ”
(34). Cette tactique leur servit aussi pendant les invasions espagnoles
et la longue période coloniale, et continue dans leur relation avec le
pouvoir central depuis l’Indépendance, face à ses tentatives de
contrôler la vie politique et économique locale. A la fin de la période
coloniale, pendant la lente récupération qui suivit les siècles
d’exploitation et de dépeuplement désastreux, Juchitán surgit comme
le centre du pouvoir zapotèque. Dans la conscience populaire, trois rebellions se détachent :
celle de 1660, la décennie 1840, et 1911. La famille paternelle de
Toledo a été impliquée de très près, et pendant de nombreuses années,
à la lutte de Juchitán pour son autonomie. L’un des héros locaux
les plus récents est le grand-oncle paternel de Toledo, le célèbre révolutionnaire
Licenciado ‘Che’ Gómez, assassiné par les troupes mexicaines dans
les premières années de la Révolution,
après avoir dirigé une révolte séparatiste en 1911. Les
troupes gouvernementales n’étaient rien de moins que sous le
commandement de Benito Mata Juárez, fils du légendaire Benito Juárez. Les Editions Toledo, fondées par Toledo lui-même, ont
publié de nombreux documents historiques sur les mémorables événements
de cette longue histoire de résistance : comme, par exemple, un témoignage
direct de la rébellion de 1660-1661 blâmée par l’évêque de
Oaxaca. “ En revenant à Juchitán j’ai travaillé à la Maison
de la Culture et commencé à chercher ce qu’on pouvait récupérer,
et j’ai de nouveau croisé l’histoire du Che Gómez. Il y avait
encore des personnes âgées qui, enfants, l’avaient connu de près.
Nous les avons enregistrés, avons cherché des photos. L’un des
membres de la famille avait conservé une collection de lettres et de télégrammes,
et j’ai commencé à vouloir les publier. ” (35) Ainsi a
commencé l’intérêt actif de Toledo pour l’histoire vivante de
Juchitán, qui s’est développé dans de multiples directions et a
inspiré l’un des plus riches thèmes de son œuvre. Ce ne sont pas
seulement les mythes, mais aussi les histoires de l’Isthme, toujours
vivantes politiquement au Mexique aujourd’hui, qui ont été
transfigurées, pour reprendre le terme de de Mandiargues, sans perdre
leur pertinence contemporaine, et souvent avec un esprit satirique qui
se distingue de l’intemporalité présumée du mythe. En termes généraux, la tradition de la tête de mort
est une référence pour la peinture/collage Juárez traverse le
fleuve des têtes de mort errantes, de 1996 (p. 93), de la série
des ‘Benito Juárez’, à laquelle Toledo ajoute de temps en temps
une nouvelle œuvre. Il s’agit d’une minuscule gravure de la tête
de Juárez, prise sur un timbre commémoratif, avec l’image de
trois-quarts devenue une icône consacrée par la répétition au
Mexique, mais montée sur un corps à une échelle plus grande, élégamment
vêtu de blanc et noir et d’un noeud-papillon. Juárez nous fait face
dans une pose arrogante, à moitié agenouillé, une main posée avec désinvolture
sur la hanche, enfonçant la pointe de son bâton dans la mâchoire
d’un squelette. Juárez est à moitié agenouillé dans un fleuve de têtes
de morts, surmonté d’un squelette complet dont le bras se tourne avec
élégance pour toucher son épaule. Les côtes, la tête de mort et les
vertèbres, sur le côté, suggèrent que toutes les lignes denses,
blanches et parallèles qui couvrent le sol marron verdâtre sont des
os. Pour les contours des os, Toledo revient à la technique de
reproduction pointilliste, accumulant de courtes lignes parallèles pour
générer un réseau dense. Juárez est un héros légendaire de la post-indépendance
mexicaine, mais pour la ville natale de Toledo, Juchitán, il représente
plutôt la figure de l’oppresseur. Un Indien zapotèque qui devient
Gouverneur de l’Etat de Oaxaca, puis Président du Mexique. Qui
supervise la reconstruction nationale après la déroute française de
1866, et dont l’obsession principale est la nécessité absolue d’un
pouvoir central fort pour contrôler politiquement et économiquement
les régions. Juárez “ remplit son rôle de représentant des
ennemis des Indiens… A mesure qu’il consolidait son pouvoir sur le
gouvernement, il prenait des initiatives pour récupérer le contrôle
sur le département de Tehuantepec, pour achever la dépossession des
terres et des salines indiennes, et réprimer les Zapotèques de Juchitán
et les leaders qui menaient le mouvement en faveur de la distribution
des terres communales. ” (37) Comme Gouverneur de l’Etat d’Oaxaca, Juárez
intervint en diverses occasions dans les disputes territoriales acharnées
qui, à la fin de la décennie 1840, entraînèrent l’autonomie de
fait de Juchitán sous la direction du chef de la résistance
juchitèque, Meléndez. Finalement, en 1851, Juárez envoya l’armée depuis la
capitale de l’état, Oaxaca, mettant apparemment fin à la résistance
et rétablissant le pouvoir des autorités de l’état. Cependant, “ cette
décennie de conflit renouvela et renforça aussi la tradition de résistance
zapotèque, ravivée dans l’Isthme, une tradition qui continue ”
(38). Les Juchitèques cultivent l’opinion selon laquelle Juárez
tenait d’eux, et s’assurent qu’elle sera publiée dans les études
contemporaines du peuple et de l’histoire zapotèque : “ Il
faudrait beaucoup de temps pour décrire l’état d’immoralité et de
désordre dans lequel vit le peuple de Juchitán depuis les temps les
plus reculés. Ses excès sont connus. Ses dépravations pendant le régime
colonial aussi, de même que ses attaques des agents du gouvernement
espagnol. Pendant le régime centralisé, il se moquait des forces armées
que le pouvoir central envoyait pour réprimer ses crimes, les mettant
en déroute ou leur causant beaucoup de dégâts, raillant leurs chefs
et dépréciant les autorités locales…” (39) Ridiculiser Juárez constitue donc, pour Toledo, un thème
complexe : démystification d’un héros national mais aussi
moquerie d’un démon local. La disproportion entre la tête et le
corps rappelle l’un des moyens les plus réussis par lequel John
Heartfield s’attaqua à l’icône de l’Hitler démagogue : une
tête puissante déclamant sur de frêles épaules. Plus qu’un stratagème
humanisant, cela sert à saper la rhétorique et, dans le cas de Juárez,
à saper l’icône du sacrifice obsessif en faveur du bien public en
laquelle il a été converti. Bien que dans cet exemple Juárez soit à
la merci de la mort – ou qu’il lui résiste vaillamment -, dans de
nombreuses autres œuvres de la série il en arrive presque à devenir
le substitut de la tête de mort elle-même, posant avec ridicule dans
différents contextes totalement hors de propos. Toledo paraphrase ainsi
deux traditions iconographiques mexicaines bien précises, la tête de
mort et le héros libéral. Mais au fond est aussi présente l’idée
de Juárez en tant que Zapotèque ayant surmonté le préjudice racial
pour accéder au pouvoir suprême. Une statue bronze située aux
environs de Oaxaca représente le héros portant des pantalons trop
larges, peut-être une intention subtile de dénigrer les succès de “ l’Indien ”
depuis une perspective différente, mexicaine. Toledo était assez déçu
par la réaction du public à son exposition de la série Juárez au
MACO en 1996 : “ La seule chose triste est que
l’exposition n’a pas eu pour résultat une controverse ou des
discussions, je regrette que le public de Oaxaca ait manqué d’un peu
de feu pour rire ou protester, mais il n’y a eu aucune protestation. ”
(40) Robert Valerio suggère que le projet de démystifier Juárez
s’est heurté à un autre mythe : la réputation de Toledo lui-même.
Le vernis de l’art savant exige une distance esthétique avec toute référence
locale ou politique. Les ‘cartes’ et les ‘titres de propriété’’,
tels le Plan de Juchitán, 1990 (p.98) et Titres primordiaux
(pp. 94 et 96), adaptent avec brio la représentation contemporaine au
vieux langage des cartes indigènes (fig. 12). Toledo raconte un
incident de l’histoire de Juchitán qui concerne ces œuvres :
une communauté locale perdit la carte qui constituait le titre légal
sur ses terres, ce qui lui faisait courir le risque de les perdre au
profit d’étrangers ou d’immigrants. Les communautés voisines
collaborèrent à la reconstitution du titre perdu en redéfinissant les
frontières du territoire en question. Ces cartes étaient vitales pour
la défense des terres indigènes ; bien qu’elles aient été
dessinées pendant l’époque coloniale en réponse aux expropriations
espagnoles, elles permettaient de conserver les signes picturaux des écritures
indigènes et un concept plus large de la fonction d’une carte, considérée
autant comme témoignage géographique que comme legs historique et généalogique.
Dans Titres primordiaux, des bandes de papier sur un fond piqueté
de coquilles de pistache créent des chemins qui serpentent et se
croisent. A leurs côtés se trouvent des formes rectangulaires, qui
sont le signe de maisons ou de temples dans les livres antérieurs à la
conquête, signe commun à tout le monde préhispanique multilingue et
compréhensible à tout lecteur, qu’il soit zapotèque, mixtèque,
toltèque ou aztèque. Les petites différences dans les couleurs de
terre suggèrent différents usages des terrains, les bleus symbolisant
peut-être les lacs. Dans Titres de Juchitán à l’arrivée des
Espagnols, réalisé sur papier d’amate selon la tradition indigène,
Toledo rappelle un autre aspect des premières cartes coloniales, qui
combinaient plans et vues. La forme des collines ressemble aux
conventions employées pour signifier les lieux ou les toponymes (fig.
12). Les toponymes et les zones de superficie déterminée sont entourés
de taches noires en forme de haricots, disposées en formation régulière,
pressantes et envahissantes. Il existe des légendes téhuantépèques
à propos de l’écroulement cataclysmique du monde indigène à
l’arrivée des Espagnols : les oiseaux cessèrent de chanter, les
animaux se cachèrent, la richesse et la prospérité disparurent.
Cultiver la nostalgie d’un monde antérieur de richesse est, en soi-même,
une vieille tradition d’avant la conquête, le souvenir d’un Age
d’Or est commun à de nombreuses communautés, réponse autant à la
perte catastrophique qu’à un idéal toujours lointain. Dans Titres
de Juchitán, le terrain décoré suggère aussi une gigantesque
silhouette humaine horizontale, la forme circulaire à gauche représentant
la tête, avec des formes phalliques et osseuses, des champs-utérus, un
corps abattu et fragmenté, envahi par des vers semblables à des
haricots. Les coquilles de pistache présentes sur certaines des cartes
ont peut-être, entre autres choses, une fonction métaphorique. Cette
interprétation s’appuie sur la synonymie verbale et sur le parallélisme
visuel entre la coquille lisse, concave et ovale de la pistache et celle
de la tortue. L’idée selon laquelle le monde était l’épaule
d’une gigantesque tortue marine faisait partie des croyances
cosmogoniques du Mexique indigène : un mythe qui, comme
d’autres, trouve son origine dans une métaphore expressive. La
‘coquille’ pourrait, de cette façon, représenter la terre de manière
adéquate. Bestiaires et entomologie : forme et représentation Les représentations d’animaux et d’insectes réalisées
par Toledo sont ses œuvres les plus reconnaissables, à tel point
qu’elles fonctionnent presque comme une signature. Paradoxalement,
cependant, elles diffèrent extrêmement quant à l’iconographie, le
langage formel et l’approche du thème. Dans certains cas, l’humain
et l’animal sont explicitement reliés, mais de façons différentes.
Ces représentations peuvent occuper l’espace imaginaire des légendes
ou des superstitions, comme dans le cas de la croyance dans le nagual
– un animal identifié à l’homme -, reliant les destinées de
l’un et de l’autre. Sur certaines œuvres la forme se détache avec
force, ou la texture, ou le mouvement de l’animal ou de l’insecte, témoignant
d’une fine observation, tandis que sur d’autres, les créatures
paraissent surgir de taches et de dessins presque abstraits. Dans Onagre
(p.69), la présence humaine est suggérée mais n’est pas rendue
explicite. Les formes de l’âne et des iguanes entourant un puits se
superposent à, ou se confondent avec, une surface préexistante tracée
de lignes courbes formant un vaste dessin de segments irréguliers.
Comme du verre brisé, le dessin semble s’étendre de façon aléatoire.
Son point de départ semble pouvoir être aussi bien une toile
d’araignée qu’une vue microscopique d’une aile d’insecte. Une
lame de couteau est dessinée au centre supérieur du tableau, suspendu
au-dessus du corps de l’âne qui brait de peur. Une mort violente,
peut-être un sacrifice, guette ici. Les iguanes peuvent constituer un
élément autoreprésentatif ; bien qu’il n’ait pas été élevé
dans une atmosphère de croyance superstitieuse dans le nagual, Toledo
connaît bien sa survivance dans l’Isthme et son père employait
l’expression ‘roi-iguane’ pour l’appeler avec tendresse.
L’humain craint et en même temps envie la condition animale, et reste
obsédé par les possibilités d’échanges et de métamorphoses.
Toutes les cultures possèdent des légendes pour expliquer les caractéristiques
spécifiques des différentes espèces, depuis les mythes de création
jusqu’aux mythes les plus naïfs, dont la fonction normale est de
confirmer la supériorité de l’homme. Dans la ‘bible’ maya, le Popol
Vuh, les singes sont les grands frères humiliés des personnages
jumeaux. Comme dans les fables d’Aesope, un autre type de contes
octroie aux animaux des caractéristiques humaines, l’astuce, la
force, la témérité. Le Conte du Lapin et du Coyote en est un
bon exemple, le lapin trompe sans pitié le coyote pour lui voler son
repas. Le chamanisme s’intéresse à la transformation
magique de l’homme en animal : l’initié adopte les caractéristiques
de l’animal – vol, ou vision nocturne pour mieux chasser -, dont le
but fondamental était de se mouvoir librement entre monde des esprits
et monde humain, d’entreprendre un voyage dans l’inframonde et de
revenir. La transformation chamanique classique au Mexique est celle de
l’homme-jaguar, mais Toledo l’ignore en faveur d’un bestiaire
personnel très spécifique : iguane, caïman, crabe, chauve-souris,
lapin, scorpion, crapaud, parfois âne domestique et vache, et insectes. On explique généralement la faune de Toledo à partir
des mythes et légendes ; parmi les sources mentionnées on cite le
Popol Vuh, les “ fables indigènes fantastiques sur les
sauterelles, les poissons et les scorpions ” (41) de Sahagún,
les contes zapotèques (tel le Conte du Lapin et du Coyote)
recueillis par Andrés Henestrosa et d’autres écrivains zapotèques,
ou rassemblés à partir de la culture orale de son enfance et illustrés
par lui (42). Cependant, trop se concentrer sur le récit des mythes et
des légendes conduit à laisser de côté la subtilité des
transformations formelles et iconographiques des images. Le monde visible immédiat a toujours été complété
de créatures imaginaires, d’être mythologiques composés, comme l’homme-taureau,
le Minotaure, ou Quetzalcoatl, le serpent à plumes, ou les anges, des
êtres pouvant donner corps aux idées cosmologiques ou cosmogoniques et
aux croyances chamaniques, ou provenant des contes de voyageurs comme
dans le cas des sirènes. Mais les créatures fantastiques ne vivent pas
seulement dans les contes mais aussi dans l’histoire naturelle, ou du
moins en fut-il ainsi jusqu’à ce que le Siècle des Lumières
commence à observer, disséquer et classifier la faune et la flore. Les
autres méthodes de classification de cultures anciennes ou étrangères
paraissent fantastiques à notre époque rationnelle. Le Manuel de
zoologie fantastique, de Jorge Luis Borges, intitulé ensuite Le
livre des êtres imaginaires, n’inclut pas seulement des
superstitions légendaires et des êtres mythologiques comme le sphinx,
le centaure, l’hypo-griffon ou ‘les animaux rêvés’ par C. S.
Lewis ou par Kafka, mais aussi d’autres cosmogonies : “ Le
dragon chinois (les Dix Mille Etres) : La cosmogonie chinoise
enseigne que les Dix Mille Etres (le monde) naissent du jeu rythmique de
deux principes complémentaires et éternels, le yin et le yang… Les
symboles du Yin sont la femme, la terre, l’orangé, les vallées, le
lit des rivières et le tigre ; ceux du yang sont l’homme, le
ciel, le bleu, les montagnes, les piliers, le dragon… (43). Toledo a
illustré le Manuel de Borges (p.128) avec certains de ses êtres
les plus imaginaires, les images des ‘Dix Mille Etres’ annoncent déjà
les êtres flottants des bestiaires d’insectes. L’approche de Toledo est à l’opposé de la manie
classificatrice et accumulatrice de nos livres d’histoire naturelle
dont l’objectivité scientifique proclamée est régulièrement démentie
par l’apparition de nouveaux systèmes de classification. Son intérêt
pour l’histoire naturelle est proche de celui de Borges ou des Surréalistes
qui la comprenait comme un exercice d’imagination qui permet de
rencontrer dans le monde des animaux et des insectes, concrètement, un
trésor fabuleux de formes et de comportements extraordinaires. Toledo a représenté de nombreuses formes de rencontre
et d’union entre l’humain et l’animal, soumettant généralement
la dignité humaine à épreuve, et inclut l’érotique et le ludique
aussi bien que les sinistres et tragiques relations entre l’homme et
l’animal. Dans les sauterelles, par exemple,
Toledo incorpore une morphologie hautement suggestive : le
corps incliné et les jambes relevées, effilées et proéminentes,
elles ressemblent à un couple humain en train de copuler, une
exploration visuelle qu’il explore dans différents dessins, et à
laquelle il fait allusion dans ses sculptures ‘Cañón’, où il élabore
une vaste métaphore entre la sauterelle, le canon d’artillerie et le
phallus. De façon similaire, la ressemblance morphologique entre
poisson, serpent et pénis est utilisée pour différents tableaux,
comme Benda Ique Mbolo, 1974 (p.55), ou Femme attaquée par
des poissons (p.70). Sur
un dessin du milieu des années 70, Toledo emploie cette métaphore pour
orchestrer une image double dans laquelle les bouts des doigts sont
accrochés aux mâchoires d’un serpent qui peut aussi être vu comme
un phallus. Les doubles significations sont fréquentes dans
l’imaginaire précolombien où, par exemple, deux profils de serpent
peuvent se voir comme une seule tête vue de face, comme dans le Coatlicue. Interrogé sur l’importance de ses souvenirs
d’enfance dans son imaginaire animal, Toledo répond : “ En
réalité tout, animaux, plantes et humains, peuvent être transformés
en motif pictural. C’est pourquoi je n’aime pas dire que c’est
simplement parce que j’ai vu des animaux pendant mon enfance que
j’aime les peindre. En réalité, c’est parce qu’ils sont esthétiquement
beaux. ” (44) Pourtant, Toledo ne peint pas ce que l’on entend
conventionnellement par beau ou décoratif, de brillantes ailes et
plumes. Il n’entoure pas non plus ses créatures de la végétation
‘appropriée’, fleurs et herbes délicates, ni ne les encadre de la
neutre page blanche habituelle aux études d’objets naturels.
L’imagination de Toledo entre facilement dans une connaissance
intuitive du monde étranger. Il emploie des teintes et des textures très
subtiles dont le moindre effet provient d’analogies entre le textile
et différentes sortes de cuir ou de peau, ce qui engendre parfois une
sinistre confusion entre animé et inanimé. Les bordures délicates et
les traits parallèles évoquent autant des coutures que le dessin de la
peau ou d’une carapace d’animal ou d’insecte. Les riches et
lumineuses couleurs des huiles ou des gouaches antérieures ont été
progressivement remplacées par des matériaux aux tons de terre et de
sable. Les surfaces représentent parfois des murs sur
lesquels la créature s’inscrit, comme dans Sauterelle (p.57)
du Musée Rufino Tamayo, où apparaissent les fragments d’autres
formes dessinées au hasard comme s’il s’agissait de graffitis. La
surface se distingue pourtant clairement comme telle, sans créer
l’illusion d’un espace pictural. Les taches semblables aux graffitis
introduisent un nouveau registre de représentation ; ils
rappellent les photos de Brassaï, les graffitis sur les murs parisiens,
traces primitives d’un processus en transformation constante. La
surface devient un palimpseste, évoquant une œuvre collective. Au
cours du temps les images changent ou s’accumulent, comme les couches
d’une mémoire anonyme. Dans Serpents sous l’averse (p.56),
le procédé d’association aléatoire typique du graffiti transforme
constamment les lignes ; les serpents dans le puits et les
scorpions tout autour se changent en masques, en chemins, en corps.
Au-delà de l’idée de couches temporelles, on sent un certain type
d’automatisme, un processus d’invention libre, dont l’effet
souligne ici une tendance constante dans l’œuvre de Toledo : une
tension entre les tendances opposées vers l’ordre et le chaos, le
contrôle et le hasard. L’éclairage juste et le dessin régulier des
serpents autour du puits contrastent avec les fonds griffonnés de
graffitis, contraste que l’on retrouve dans d’autres contextes. Dans
Crabes (p.72), la sensation d’une invasion, d’une
confrontation entre les crabes, qui grossissent à mesure qu’ils se
rejoignent, et les zones centrales informes et marquées de graffitis,
nous rappellent le poème de Ted Hugues, dans lequel l’espace et la
vie humaine sont effacés par des créatures d’un autre ordre : “ … Ces crabes possèdent ce monde De nuit, autour de nous ou à travers nous, Ils se pourchassent, s’attachent les uns aux autres, Ils se chevauchent, ils se mettent en pièces, S’exténuant les uns les autres. Ils sont les puissances de ce monde. Nous sommes leurs bactéries, Mourant leurs vies et vivant leurs morts. A l’aube, il rentrent en marchant de biais sous le bord de
la mer… ” (45) A la différence des dessins d’histoire naturelle qui
immobilisent l’animal par la classification et la dissection, les Insectaires
ou bestiaires d’insectes (pp.99-100) de Toledo agissent de deux façons
distinctes : ils ne réunissent pas uniquement avec liberté
l’humain et les formes d’insecte, êtres métaphoriques qui
copulent, luttent et se disputent, mais ils créent aussi leur propre
espace, ne respectant pas la géométrie et la gravité du monde des
hommes. “ En raison de leur légèreté, la gravité les affecte
peu, ils vivent dans un espace sans haut et sans bas, sans points
cardinaux ni coordonnées cartésiennes. Leur géométrie est différente. ”
46) Dans ses livres de dessins d’insectes, tel que le ‘dépliable’
présenté dans cette exposition, Toledo exagère et grossit, comme des
veines, les lignes des pattes des insectes et des ailes vrombissantes,
zigzaguant parfois au crayon un pentagramme de cinq lignes pour imiter
le battement et la pulsation de leurs mouvements, de leurs battements
d’aile et de leurs vibrations. On peut presque les entendre, bruits
inhumains que les dictionnaires étymologiques ne peuvent décrire qu’à
l’aide de métaphores mécaniques : bicyclettes à pignon libre,
machines à coudre ou à rémouler, horloges, alarmes, scooter
s’approchant ou allumette s’enflammant ? (47) La concentration de Toledo sur la texture, le dessin,
la forme et le mouvement des différentes créatures qu’il représente
se traduit dans le choix des couleurs, des surfaces et des lignes. A
l’opposé de l’impressionnant trésor de formes offert par le monde
des insectes, on trouve Tamazul (Crapaud), une créature de terre
et d’argile, messager dans la légende maya. Dans le Popol Vuh,
le crapaud porte un message des seigneurs de Xibalba, de l’inframonde,
mais il est dévoré par un serpent, lui-même dévoré par un faucon ;
pour remettre le message le processus est inversé.(48) Dans La
marcheuse, 1989 (p.89), Toledo joue avec l’idée du messager en
plaçant un gros crapaud en paquet sur le dos d’une tête de mort
portant autour de son front le traditionnel bandeau. Dans Tamazul
cependant (p.64), Toledo ignore le mythe au profit de l’histoire
naturelle ; le crapaud n’est pas là un objet passif, mais il se
dresse vers le spectateur, ses grosses pattes collantes tendues. Les
zones collantes servent au crapaud à se fixer à la femelle quand il
copule, et la surface du tableau est épaisse et rugueuse comme sa peau.
Toledo évoque le son impressionnant des crapauds s’accouplant à la
lueur de la lune pendant la saison des pluies et parvenant simultanément
à un crescendo, en même temps qu’il rappelle une cure contre la
folie dans laquelle on conduisait la patiente au bord de l’eau pour
lui couvrir et lui envelopper la tête de crapauds. Les substances
toxiques de la peau de crapaud engendraient un choc et favorisaient la
cure. Les méthodes employées par Toledo pour construire une
image sont extraordinairement variées. Les lignes vont des simples
contours noirs remplis de couleur, jusqu’à des esquisses brisées de
formes irrégulières qui rappellent certaines coutures réalisées avec
une méticuleuse répétition. Dans ce contexte, ses représentations de
machines à coudre prennent un sens aussi personnel que pictural :
il se souvient, enfant, qu’il s’asseyait à côté de la machine à
coudre de sa mère et que celle-ci l’avertissait contre le danger de
la roue et de l’aiguille en mouvement. Dans Machine à coudre,
1975 (p.61), la machine avec un chat dessous est dessinée depuis le
point de vue d’un enfant, et vibre miraculeusement de fragments effilés
semblables à des poignards et à des griffes de chat. Dans son
souvenir, la scène domestique de son enfance est devenue sinistre,
violente et terrifiante, et évoque en même temps la phrase de Lautréamont :
“ Belle comme la rencontre aléatoire d’une machine à coudre
et d’un parapluie sur une table de dissection ”, qui fut adoptée
par les Surréalistes comme un symbole de rencontre sexuelle. Ces différents
registres d’associations, l’enfance au Mexique et les expériences
en Europe, le sexuel et le mécanique, l’animal et l’humain, éros
et mort, cimentés, en même temps, dans le milieu physique, marquent le
caractère complexe de l’œuvre de Toledo. Dawn Ades, traduction En.marge |
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