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Conditionnement quand tu nous tiens : soumission au groupe et à l'autorité


La psychologie comportementale n'a jamais rencontré beaucoup d'échos en France. Deux expériences provocantes, menées par cette école dans les années soixante, illustrent pourtant la difficulté d'être soi, mieux que de nombreux discours sur les différents aspects de la personnalité humaine.


            A en croire les plus acharnés des behaviorists, cette précieuse personnalité n'existe tout simplement pas en soi. Chacun cultive une fausse idée de lui-même en oubliant les conditionnements génétiques, familiaux ou sociaux qui l'encombrent. L'affaire remonterait à Pavlov, à des chiens qui salivent quand la lumière s'allume. L'honnête médecin russe n'avait pourtant aucun désir d'appliquer la découverte des réflexes conditionnés aux humains. Mais il étudia aussi les réactions de ses chiens à la douleur, et ce furent bientôt des décharges électriques que le son du diapason accompagna. Pavlov offrait là sans le vouloir, en même temps que de tristes outils, le modèle de la perte de l'individualité chez l'être humain. Vieille recette connue depuis toujours par les bourreaux, les êtres de pouvoir ou les éducateurs : tout, dans le conditionnement humain, repose sur le savant dosage de la récompense et de la punition. Ou encore sur l'alternance des "renforcements positifs et négatifs", comme le théorisa Skinner, psychologue à Harvard et chef de file du comportementalisme dans les années soixante. On lui sait gré d'avoir démontré l'efficacité des renforcements positifs. Mais aussi leurs limites : Skinner préconisait de remplacer la "petite prison" du lit à barreaux par une bulle de verre, exempte de microbes et climatisée, censée apporter plus de liberté et de sécurité à l’enfant ! Bien qu'il insistât sur l'importance de l'affection maternelle dès les premiers âges - son berceau newlook comportait une trappe - Skinner n'a guère convaincu les mamans. Reste son idée que les humains peuvent être programmés dès la naissance, et notamment pour devenir utiles à la société.
            "Donnez-moi un enfant jusqu'à sept ans et je vous donnerai l'homme", disait déjà une maxime jésuite du XVIIè siècle. Les révolutions rouges ou noires et la pensée unique de notre "société du spectacle" illustrent, mieux encore qu'alors, combien le conditionnement peut conduire un individu à se renier lui-même, victime d'un endoctrinement coercitif et violent ou d'un laisser-aller plus insidieux. C'est là que se situe le mérite des recherches comportementalistes, malgré leurs protocoles aux présupposés irritants. Le siècle a montré combien, elles montrent comment. Comment fonctionne l'influence ?

La soumission à l'autorité
            D'abord par la pression de ce que l'on considère comme l'autorité, répond la plus provocante étude menée par cette école, à Yale dans les années soixante. Il y a beaucoup d'ironie dans cette expérience célèbre, où l'on voit des sujets accepter sans rechigner d'administrer ce qu'ils croient être des décharges électriques à un "élève" lorsque celui-ci, isolé derrière une vitre, lié sur son siège et électrodes aux poignets, ne répond pas correctement aux questions de vocabulaire qu'il lui pose. Bien sûr, les électrodes sont fausses, l'élève n'est pas celui qu'on étudie mais un acteur entraîné à simuler les différents stades de l'électrocution : à 75 volts, il gémit; à 120, il crie; à 150, il exige qu'on le relâche, à 330 il sombre dans un silence inquiétant. Le véritable objet de l'étude est de tester - chez des hommes et femmes de tous âges et de toutes professions doués d'un sens moral normal - la capacité de résistance de leur libre arbitre face à l'autorité. Celle-ci est représentée par un expérimentateur qui prétend étudier "les effets du châtiment sur l'éducation" ! Pendant l'expérience, imperturbable malgré les protestations, l'homme en blouse blanche ordonne calmement au volontaire d'augmenter le voltage en cas d'erreur. Il assure prendre toute la responsabilité de l'expérience et confirme son ordre lorsque des sujets s'inquiètent des effets de leurs actes. 65% d'entre eux obéiront au minimum une fois, aucun ne refusera avant d'avoir fait crier l'élève. On ne saura jamais si le châtiment corporel a des vertus sur l'apprentissage du vocabulaire, mais la preuve est faite en revanche qu'une majorité de gens, pour peu qu'une autorité les cautionne, peuvent se transformer en bourreaux. Parmi ceux qui iront jusqu'à actionner le bouton indiquant "décharge violente - 450 volts", un assistant social d'une trentaine d'années dira rétrospectivement : "Ce qui m'atterra, c'est de voir que je pouvais à ce point obéir et me soumettre à un principe important, en l'occurrence une expérience sur la mémoire, même une fois qu'il devint clair que je continuais à donner mon adhésion à ce principe au prix de la violation d'un autre principe, à savoir : Ne fais pas de mal à quelqu'un qui ne peut pas se défendre et qui ne t'a rien fait. Comme l'a dit ma femme : Tu pourrais t'appeler Eichmann." L'étude, fort controversée, y gagna son surnom d'expérience Eichmann et son auteur, le psychologue Stanley Milgram, qui avait prévu des résultats bien plus optimistes, dut conclure : "Lorsqu'un individu plonge sa personne au sein d'une organisation structurée, une créature nouvelle prend la place de l'homme autonome, libérée de l'inhibition humaine, uniquement attentive à la sanction morale de l'autorité."

Le consentement au groupe
            Chacun se rassure à bon compte, estimant quant à lui qu'il n'y eût pas cédé. Les uns prétendront : "Trente-cinq pour cent de réfractaires font un nombre honorable - c'est le cas de le dire." "Il ferait bon tester des esprits plus gaulois" tenteront les autres. C'est alors que vient s'insinuer l'autre grande force de pression : l'insidieuse influence des égaux (peer-pressure). Salomon Ash, chercheur en psychologie clinique et américain lui aussi, la mit en évidence vers la même époque, au cours d'une autre expérience ingénieuse et célèbre. Il réunit des groupes de huit étudiants, dont sept étaient de connivence avec lui. Chacun des sujets disposait de deux cartes, et était censé juger par lui-même quelle ligne, dessinée sur une première carte qui en contenait trois, correspondait à la ligne unique dessinée sur la seconde carte. Il devait ensuite donner à haute voix son choix. Les autres exprimaient alors leur opinion, mais personne n'était autorisé à la discuter. Au début tout alla bien. Mais peu à peu, les sept compères commencèrent à se tromper. L'un d'eux identifiait une ligne manifestement trop longue ou trop courte comme égale à la ligne de la seconde carte, et les six autres cautionnaient son choix. Tour après tour, le sujet naïf se trouvait jouer le rôle du dissident isolé. Que croyez-vous qu'il advint ? Cette fois-ci, seulement un quart des sujets restèrent parfaitement réfractaires au poids du consensus. Soixante-quinze pour cent cédèrent au moins une fois. Certains se soumirent à la majorité tout au long du test, allant jusqu'à nier des différences de dix-huit centimètres !
            Evidemment, les travaux de Milgram et de Ash ont suscité de violentes critiques. Curieusement, elles portent plus sur les procédures expérimentales que sur le fond. De nombreuses autres études, mais aussi l'ouverture des archives d'officines plus secrètes, CIA ou KGB, sont venues confirmer la difficulté d'appréhender la personne humaine, et la fragilité de sa "nature". Et les partisans du conditionnement social ont beau jeu d'enfoncer le clou, en plaisantant sur le plus connu des tests destinés à définir la personnalité, le Rorschach. Ses principes sont honnêtes, puisque le sujet est libre de dire ce qu'il voit dans les fameuses taches d'encre, qui évoquent des textures, des formes naturelles ou fantastiques. Il n'y a pas de réponse standard, et l'examinateur accorde une grande importance au mode d'approche du sujet. Il vise donc à faire ressortir ce qu'il y a de plus profond en celui-ci. Mais sait-on que Hermann Rorschach, l'inventeur du test, était le fils d'un professeur de dessin amateur de croquis à l'encre, ce qui lui valait déjà au lycée le surnom de Klek, tache d'encre en suisse-allemand ? Conditionnement, quand tu nous tiens...