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Réalités mexicaines

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Avis aux Européens désireux de connaître la culture indigène,
par Gustavo Esteva, Institut de la Nature et de la Société du Oaxaca, mai 2000

Ce que vous voudriez par-dessus tout, c'est rencontrer des "Indiens modernes". Ceci a constitué la source de nos inquiétudes et de notre inconfort croissant, bien que nous puissions le voir avec clarté seulement maintenant.
Il n'y a pas "d'Indiens modernes" au Mexique. Cette expression est une ineptie qui ne fonctionne même pas en tant que métaphore. S'ils sont "modernes", conformément à n'importe quelle définition de la modernité (à moins de la réduire à la notion d'actualité), ils ont cessé d'être des Indiens. Nous ne sommes pas en présence d'un simple jeu sur les mots. Il existe des Indiens contemporains en mouvement. Il existe des Indiens qui ont recours à la technologie et aux moyens contemporains, qui participent à la vie économique et politique contemporaine, qui prennent des initiatives culturelles et politiques en termes contemporains, des Indiens qui ont apporté des contributions de grande valeur à la société actuelle.
Mais il n'existe pas "d'Indiens modernes"... et il en reste bien peu de "traditionnels" : des personnes ou des groupes qui considèrent le passé comme un destin. Il faudrait s'éloigner de la "vision moderne traditionnelle" des Indiens, si vous me permettez l'expression : une vision qui les perçoit comme des êtres enracinés dans leur passé, dont les traits culturels sont présentés comme du folklore ou une vague réminiscence, avec plus ou moins des yeux d'archéologues.
Pour ce que je puis en voir, la majorité des Indiens du Mexique ne sont pas "modernes" : ils n'organisent pas leur vie autour de la déesse raison (ils ne partagent pas la rationalité occidentale); ils ne fonctionnent pas selon les critères de l'homo economicus, l'individu possessif né en Occident; ils ne sont pas construits socialement comme des individus (des atomes de catégories abstraites), mais comme des personnes, noeuds de relations concrètes; ils ne laissent pas accaparer par les idéaux et les valeurs occidentales qui définissent la modernité.
Nous avons le sentiment que vous nous demandez de fabriquer des "Indiens modernes". Par exemple, vous cherchez avec insistance des artistes indiens dont l'oeuvre, tout au moins pour l'art plastique, illustre ou représente les "Indiens en mouvement" du Mexique. Cette demande illustre bien le problème auquel nous sommes confrontés. Il s'agit d'une vision très moderne de l'artiste, en tant qu'individu créateur, qui ne permet pas de rencontrer les créateurs indiens. Le problème n'est pas que ceux-ci soient soumis à des influences déterminées (et, de nouveau, individuelles). Ce n'est pas une communauté ou certaines personnes précises qui influencent la création des artistes indiens : c'est leur oeuvre elle-même qui est une création communautaire, et c'est ainsi qu'elle doit être vue.
A mon sens, c'est cet élément décisif qui fait des Indiens du Mexique des "producteurs de sens". Entrer dans l'aventure de la modernité, en assumant ses risques, a cessé d'être pour les Indiens une façon de se dissoudre en elle et de se convertir en complètement autre chose (des "hommes modernes") : c'est maintenant une pratique qui défie la modernité en affirmant la pérennité d'une identité propre qui n'est déjà plus "traditionnelle" (en aucun de ses termes ou aspects), sans être pour autant moderne; c'est une posture, un mode de vie qui ne se laisse réduire à aucune des catégories que définit la modernité. De là vient en bonne partie sa richesse, son originalité, sa valeur, sa capacité à contribuer au dépassement des problèmes actuels de la société moderne. Nous devrions parler "d'Indiens postmodernes", si la pensée académique n'avait déjà fait perdre son sens à cette expression, avec son discours contradictoire, ennuyeux et chaque fois plus évidemment moderne; et si cette expression ne nous faisait pas tomber la mode new age qui recycle en version postmoderne les mythes du bon sauvage et du paradis perdu. J'ai employé plus haut le terme "Indiens contemporains" pour échapper à cette voie sans issue : ce sont des Indiens "actuels", qui ont souffert dans leur propre chair de l'expérience de la modernité (parfois de la pire manière imaginable), mais ils ne s'y sont pas enracinés pour s'échapper comme elle vers le futur, et ils n'ont pas non plus adopté l'impossible prétention de revenir au passé pour s'y réfugier, comme le voulait leur tradition de résistance. Profitant de la meilleure de leurs traditions, celle qui veut que l'on change de tradition de façon traditionnelle (ce qui apporte une continuité historique à la dynamique du changement), ils font aujourd'hui appel à la mémoire historique tout en s'enracinant dans le présent, ils s'installent dans leur contemporanéité, ils affrontent avec dignité ses défis et projettent dans leurs initiatives leur propre définition du monde, dans l'aventure de leur libération.

Gustavo Esteva, traduction En.marge

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