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VERS DE SERIEUSES RUPTURES, EN FRANCE PLUS QU’AILLEURS
Entretien avec Guy Hascoët

publié dans Nouvelles Clés (N°43, automne 2004)

Après avoir été conseiller régional (Verts) puis secrétaire d’état et à l’économie sociale et solidaire - et dans l’attente de nouvelles responsabilités politiques - Guy Hascoët est devenu l’animateur de l’Académie du développement durable et humain, qui se propose d’essaimer des solutions aux enjeux contemporains, par le biais d’un site et de formations via Internet. Une place de choix pour aborder l’avenir ?. 

EN.marge : Refusant tout retour au catastrophisme des années 1970, vous affirmez que, sur le plan culturel, l’écologie a réussi : en 30 ans, ses analyses et ses thèses de départ sont entrées dans la conscience de nos contemporains. La France ne paraît-elle pas très en retard ?
Guy Hascoët : Nous le devons à notre vieux modèle colbertiste centralisateur, à notre logique politique pyramidale, à des réseaux en étoile placés sous l’autorité souvent abusive d’organismes centraux croyant bien faire en faisant la même chose pour tous partout, et qui ont fini par devenir de véritables féodalités. Les dirigeants français, qui appartiennent pour la plupart à la génération des Trente Glorieuses et de la reconstruction, sont enfermés dans ce schéma mental, qui signifie toujours plus de béton mais leur garantit pouvoir et privilèges. Du coup, il se pose un sérieux problème de captation et d’intégration des innovations. En étant sévère, je dirais qu’un tiers de l’administration centrale et des établissements publics rame à contre-courant, fidèle à Versailles, passant son temps à casser les initiatives pour préserver une parcelle de pouvoir, une influence, un copinage. 
On construit l’EPR - un objet pour les années 2050 conçu dans les années 1950 ! - alors que dans le même temps, on voit apparaître des techniques qui condamnent la notion même de centrale électrique, puisqu’elles permettent différents types d’économies et d’autoproduction qui pourraient transformer demain tout point du réseau (bâtiment, ferme, usine, maison) à la fois en distributeur et en émetteur, en consommateur et en producteur - un peu comme sur internet où chacun reçoit et émet de l’information. Et pour les centrales encore nécessaires, on pourrait produire en éolien deux fois la puissance du parc nucléaire, sur les hauts-fonds au large de l’Aquitaine, sans gêner personne. 
Energie, transport, services publics, je pourrais multiplier les exemples montrant que des solutions existent mais qu’elles sont bloquées par l’appareil, au nom de règlements obsolètes (comme l’interdiction d’alimenter les toilettes en eau de pluie !) ou du sacro-saint principe de précaution. Ce n’était pas ce principe qu’il fallait instituer - il revient à donner le pouvoir d’appréciation démocratique au juge - mais celui de la subsidiarité : ramener toute décision au plus près du citoyen tant que c’est possible, ne remonter au niveau supérieur que s’il est le seul pertinent pour répondre à la question posée. L’Etat s’occupe de réguler et de rendre équitable tout ce qui mérite de l’être dans l’intérêt national, mais tant qu’une initiative n’aliène pas les droits d’autres individus ou collectivités, il la laisse se développer.
Si l’on appliquait ce principe, beaucoup de blocages se dénoueraient d’eux-mêmes, par appropriation, répartition et essaimage des solutions - qui aujourd’hui remontent toutes au même endroit, où un idiot fortement diplômé peut les bloquer à lui tout seul. La société sait que la question n’est plus : Que faire ? mais : Quand ? Elle attend un signal fort, clair, indiquant le parcours qu’il faut entreprendre, comment et dans quel ordre; car le problème semble tellement immense qu’elle ne sait pas par quel bout commencer. Mais ce signal ne vient pas ! Nous allons donc vers des ruptures.
En.marge : Quelles sont les lignes de fracture ?
Guy Hascoët : Tous les pays vont devoir "décarboner" leur économie et diviser leur bilan énergétique afin d'utiliser quatre fois moins d’énergie pour le même résultat - la Chine nous aura rattrapés dans 20 ans sur cette voie. La raréfaction annoncée du pétrole, dont les effets se feront sentir plus tôt qu’on ne le pense, va imposer une contrainte : ne transporter que l’indispensable. Il faudra relocaliser tout ce qui peut l’être, chaque site devenant multifonctionnel. Dans l’agriculture, nous avons 25 ans pour rendre chaque ferme autoproductrice de son énergie - on sait faire de l’ester de colza ou de tournesol par séparation mécanique, sur place, sans aucune intervention chimique, ou produire du gaz à partir de la biomasse. La chimie, quant à elle, devra disparaître pour renaître sous une autre forme, moins polluante et moins risquée. Le transport urbain devra cesser d’opposer les modes de transports - grâce par exemple au véhicule individuel partagé. Tous les secteurs d’activité seront concernés. 
Cela suppose un changement des modes de fonctionnement et des mentalités. Pour la France, un bouleversement des habitudes. Il faut être audacieux, pousser le changement institutionnel d’un coup sur toute la rampe : statut de l’élu, décentralisation, réforme de l’Etat et particulièrement du Sénat. Adoptons le principe de subsidiarité ! La ville de Fribourg, en Allemagne, s’est lancée dans un programme pour réduire son effet de serre de moitié en vingt-cinq ans, dans tous les secteurs (transports, habitat, énergie). Pourquoi serait-ce impossible ici ? Les solutions existent. 
Il faut conduire de vrais débats démocratiques permettant de faire émerger de grandes options, et que viendraient conclure le débat parlementaire. On entrerait ainsi dans un processus destiné à fabriquer des réponses, loin de la mise en scène des désaccords et des postures, des combines en famille et des petits arrangements de nuit au Sénat. Au contraire, une bonne théâtralisation de la construction des décisions politiques (énoncé de départ, conduite du débat, conclusion concrète) devrait permettre de déboucher sur des solutions. Je suis convaincu que les gens sont prêts. Le syndrome égotique “ not in my backyard ”, qui fait se lever certains contre les éventuelles nuisances (des éoliennes par exemple), ne tient pas longtemps face à la question de savoir quel monde nous laisserons aux générations futures.
En.marge : Quels dangers vous semblent les plus menaçants ?
Guy Hascoët : Difficile de connaître l’ampleur ou même la nature des ruptures technologiques à venir, et donc leurs impacts. Mais la génétique, comme le nucléaire, pose un grave problème de contrôle démocratique : les risques sont impensables et leur maîtrise est irréalisable à terme. Faut-il rappeler que le nucléaire ne fait pas partie du développement durable ? Un accident obligerait à abandonner toute une partie du territoire devenue invivable et des déchets s’accumulent, dont nous ne savons que faire : où est la durabilité ? Le nucléaire ne nous en est pas moins imposé. De même, qui empêchera un totalitaire fortuné de se fabriquer une armée d’êtres artificiels, quand la génétique le permettra ? Qui maîtrise la dissémination des gènes des plantes transgéniques ? Nous sommes dans un délire politico-scientifique qui s'estime hors de tout contrôle et croit pouvoir faire de l’homme un dieu créateur du monde et de sa propre immortalité.
Or ce projet n’est pas gratuit, il s’accompagne d’un volet social élitiste bien douteux : la sophistication absolue à des prix délirants, qui laisse sur le bas-côté toute une partie de l’humanité. Il y a là un projet mondial - à la brésilienne, quartiers huppés protégés et favellas. Partant de l’idée que la destinée humaine sera très sélective, ce projet pose d’autant plus un problème démocratique qu’il s’appuie sur une rhétorique de morbidité-consommation poussant à l’égotisme : à la télévision, il cultive notre peur de la mort (un cadavre de proximité, un cadavre lointain…), puis nous dit : "Ce n'est pas grave, ayez peur et consommez !" Plus encore, en distillant la culpabilité ("n'avez-vous pas honte d'exister dans un monde pareil ?", voire en invitant certains à s’humilier en public par cette sorte de tentation exhibitionniste mise en valeur par certaines émissions, cette rhétorique diffuse l'idée que nous ne sommes que des sous-êtres et accrédite la logique de ceux qui prônent aujourd'hui sur la scène internationale l’humiliation comme méthode d’action et de gouvernance. Face à ce projet aussi, il faudra poser la rupture. Conduire les gens à un processus qui ne soit pas égotiquement centré sur eux-mêmes, la morbidité ou la consommation, cela signifie, tout au contraire, remettre au goût du jour les valeurs qui font sens et proposer un horizon, de l'espoir et de l'imaginaire. Le ré-enchantement devient une rébellion, de nos jours.



"Adoptons un véritable statut de l'élu ! Une ville de 200 000 habitants ne peut-elle entretenir décemment (avec salaire et protection sociale) une vingtaine d’adjoints pour qu’ils se consacrent à leurs missions ? Le maire, seul à disposer d’un statut, y règnerait moins en petit seigneur local."


"Les solutions reposent toutes peu ou prou sur les économies et l’autoproduction d’énergie, et permettent de prévoir que l’économie “ à flux tendus ” va évoluer vers une économie de chaînes courtes. Déjà, une commune qui se donnerait les moyens d’exploiter toutes les filières de son environnement (cantines, repas à domicile, hôpital, etc.) pourrait relocaliser son agriculture en partie. Certaines collectivités pourraient accéder à l’autonomie énergétique. Mais comment faire, dans un pays où l’agglomération lilloise lutte depuis 15 ans contre le refus de GDF de louer ses tuyaux pour transporter le gaz qu’elle produit pour ses véhicules collectifs ?"

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