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Entretien avec Jean-Pierre Vernant
Extraits sur l'hospitalité, sur la mort

 Né en 1915 à Provins, étudiant antifasciste, agrégé de philosophie, haut responsable dans la Résistance, "compagnon de route" puis critique du communisme, professeur (aujourd'hui honoraire) au Collège de France, Jean-Pierre Vernant est un spécialiste des mythes grecs, qu'il a soumis à une triple démarche : l'étude des sources, l'analyse structurale et la psychologie historique. Conteur autant que savant, il est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels le célèbre L'univers, les dieux, les hommes (éd. du Seuil, 1999).

Entretien publié dans Nouvelles Clés (n°44, hiver 2004-2005)

En.marge :  Accueillir chaleureusement l'étranger semble une tradition du bassin méditerranéen. Peut-on parler d'une anthropologie de l'hospitalité ?

J.-P. Vernant : L'hospitalité est à la fois une conduite, une valeur, une obligation, une façon de vivre et de s'ouvrir sur l'extérieur que l'on trouve dans beaucoup de pays méditerranéens ou proche-orientaux. Mais la sociologie est de moins en moins portée à parler d'une "culture méditerranéenne" et insiste aujourd'hui sur les différences autant que sur les points communs. L'hospitalité se retrouve ailleurs et ses dimensions sont multiples.

Il y a d'abord le fait qu'à la campagne, l'étranger est un voyageur. A pied ou à cheval, il arrive après avoir marché, il est en attente d'un secours ou d'un contact humain; tandis qu'en ville, ce contact est surabondant. Il y a également le fait que dans ces civilisations rurales et paysannes, le voisinage, ça compte ! Avec des sentiments parfois ambigus, mais on a besoin d'entraide, d'une famille, de voisins. Alors, dit Hésiode le poète grec du VIIè siècle avant notre ère, il faut s'arranger pour être bien avec ses voisins : ils pourront donner un coup de main en retour. En ville, on ne sait même pas qui habite en face ! Autre type de relations ? Pas seulement : qu'est-ce donc que la maison, cet espace habité, organisé, pensé, très souvent fonctionnel, avec un endroit pour manger, pour dormir, pour les femmes, les hommes, les jeunes ? Là encore, on trouve des constantes mais aussi des différences très grandes, comme la place accordée aux femmes, parfois complètement à part.

Enfin, il y a le statut de l'étranger : comment est-il pensé ? Dans certaines sociétés, c'est l'ennemi. En Svanétie, une région de hauts plateaux en Géorgie où les Svanes chrétiens vivent à proximité des Ingouches et des Tchétchènes musulmans, les maisons comportent une tour accessible seulement de l'intérieur, par une échelle donnant dans la salle principale. Les Svanes racontent que cela remonte aux raids de leurs adversaires ethniques et religieux. Quand ceux-ci arrivaient et enfonçaient la porte, on grimpait dans la tour (où l'on gardait des provisions), on relevait l'échelle, et il devenait plus facile de les repousser. En grec, "xénos" signifie "étranger" mais aussi "hôte". Le mot est ambigu, il implique à la fois l'étrangeté, l'éloignement mais aussi le contact, le rapprochement, et tout le statut de l'étranger est là.

 

En.marge : Comme dans le paradoxe du mot "hôte", qui désigne celui qui est reçu comme celui qui reçoit ?

J.-P. Vernant : Quand vous accueillez quelqu'un, votre hôte devient votre xénos, c'est-à-dire qu'à son tour il vous rendra le même service, à vous ou à quelqu'un se réclamant de vous. De la même façon, le don implique un contre-don : donner est en même temps une façon de recevoir. Le présent engage celui qui reçoit, il faudra à un moment qu'il donne et qu'il donne plus. Si vous restez en deçà de ce que vous avez reçu, vous êtes sous la dépendance de celui dont la générosité vous a submergé. Les relations de réciprocité sont la base même d'un échange de ce type, qui n'est pas monétaire : l'argent n'a pas d'odeur, ne suppose pas un retour à l'envoyeur, tandis que le cadeau que donne le Grec reste d'une certaine façon lié au donateur.

C'est la raison profonde de la colère d'Achille, pendant la Guerre de Troie. Quel outrage Agamemnon lui a-t-il fait ? Quand l'armée grecque ramasse du butin, on le met au centre, les soldats font cercle autour et on procède à la distribution. A chaque homme ira une part égale. Mais en dehors de ce butin commun, il existe une "part d'honneur" - le mot grec est géras, prononcé guérasse - à laquelle ont droit les guerriers au comportement le plus héroïque. Or Agamemnon a pris à Achille sa part de géras, la captive Briséis, la "part d'honneur" qui signifie pour Achille qu'il est aristos Achaios, le "meilleur des Achéens". En confisquant Briséis, Agamemnon ne prend pas seulement une personne à laquelle Achille tient : il remet en cause le symbole de sa valeur exemplaire. C'est ça l'important ! Pour se réconcilier avec Achille, Agamemnon envoie une délégation lui annoncer qu'il reconnaît ses torts, qu'il lui rend Briséis telle qu'il l'a reçue, intacte, sans avoir abusé d'elle; l'accompagnant de trépieds, d'or et autres bien précieux - une des meilleures terres dans son royaume du Péloponnèse, des vignobles et une fille qu'il épousera sans payer de dot. Mais Achille répond qu'il ne veut rien, parce que tout ça n'est que de la crotte de bique et ne peut pas être considéré comme l'équivalent de ce qui lui a été pris, sa timè, son honneur, le témoignage visible qu'il est un homme exceptionnel. D'autant que ces cadeaux, Agamemnon les possédait, et en les donnant il établit entre lui et Achille une relation d'inégalité : les accepter apporterait le témoignage d'une vassalité par rapport à Agamemnon. Achille n'en veut pas.

Aussi, plus tard, quand il initie la tradition de la remise d'un prix au vainqueur des Jeux, que fait-il ? Puisque c'est lui qui organise les Jeux, est-ce lui qui va le donner ? Non. Le prix est déposé, disent les Grecs, "au centre", dans un espace public, sous les yeux et le contrôle de la collectivité. Pour parler le langage du droit romain, il devient "res nullus", une chose n'appartenant à personne. Le vainqueur va poser la main sur ce prix et s'en emparera sans l'avoir reçu en cadeau de quiconque : il n'est le vassal de personne. Ce cadeau ne le lie en aucune façon. Il est rendu comparable à ce que pourrait être un objet évalué en monnaie, où en effet, par le fait de la monnaie et de son abstraction, l'objet une fois acheté n'appartient plus du tout à celui qui l'a vendu. Il n'y a pas de monnaie encore, mais ce contrôle de la collectivité fait que l'objet se détache des valeurs symboliques qui lui donnaient un sens quand il appartenait à quelqu'un, pour devenir simplement un objet de valeur qui n'est plus à personne et que le possesseur prend et s'approprie.

 

En.marge : Avec Achille nous voici dans le mythe. Que penser des phrases de Camus ou de Simone Weil disant : "Il faut absolument s'arracher au mythe" ?

J.-P. Vernant : Tout dépend de ce qu'on appelle mythe, une notion difficile à circonscrire car là aussi les dimensions sont multiples. Prenons le mot grec, "muthos", qui veut dire récit, discours, parole. A l'origine et jusqu'au Vè siècle, muthos et logos ne sont pas différenciés, tous deux désignent la parole. Au fur et à mesure que vont se développer des formes d'écriture et de réflexion (la philosophie avec Platon et Aristote, l'histoire avec Hérodote et Thucydide, la médecine et d'autres traités de ce genre), muthos va se séparer de logos, parce que les auteurs vont utiliser le premier terme pour désigner ce que racontaient leurs devanciers et auquel ils ne croient plus. Effectuant une coupure, ils vont expliquer que muthos, c'est quand les gens racontaient n'importe quoi, répétaient de vieilles légendes invérifiables. Tandis que, dira Hérodote (et Thucydide encore plus), quand j'écris quelque chose, c'est toujours que j'ai vu ou entendu des gens qui ont participé aux événements, car moi, le muthos, pas question !

Alors, que sont ces histoires légendaires ? La façon dont les Grecs se représentaient leur lointain passé, l'origine du monde, la cosmogonie, les dieux, les héros. Mais le mythe, normalement, c'est oral, ça se transmet de bouche à oreille, et ce que les Grecs se transmettaient ainsi, il nous en reste uniquement ce qu'en ont fait des gens qui écrivaient : la poésie épique ou lyrique, la tragédie, la philosophie, l'histoire. Dès le VIIè siècle, beaucoup d'historiens commencent leurs récits par les dieux et les héros, qui sont pour nous légende et mythe. Pour la fondation d'Athènes, ils vont raconter comment Athéna, poursuivie par Héphaïstos, se refuse à lui. La semence d'Héphaïstos tombe sur sa cuisse, elle l'essuie avec un bout de laine qu'elle jette, et il va en naître Cécrops, mi-homme mi-serpent, fondateur d'Athènes. Et ils racontent cela comme ils vont raconter ensuite la vie de Solon ou d'autres, qui deviennent pour nous des personnages de légende alors qu'ils sont réels.

Quels étaient donc les principes mentaux qui présidaient aux mythes ? Et pourquoi est-ce intéressant ? Notez bien que je parle des mythes grecs, et non du mythe en général. Bien au contraire, je mets en garde contre l'idée qu’il existerait une fonction mythique, que le mythe serait une forme de pensée. Je crois que comme les Grecs, il faut savoir remettre à leur place ces histoires légendaires. Quand Aristote ou Platon disent que ce sont des contes de nourrice, ils essaient de promouvoir d'autres formes de récit et de réflexion. Et le mot mythe sert maintenant à désigner toute croyance largement répandue, populaire, se diffusant très vite parce qu’elle correspond à un besoin d'explication à la fois simple et merveilleuse, et que les gens se révèlent prêts à croire n'importe quoi. C'est pourquoi il faut se garder des mythes sur l'islam, le progrès ou la science – qui sont des mythes aussi – et leur opposer une réflexion et une analyse basées sur une étude précise et objective des faits.

Le mythe grec traduit une certaine vision de ce que sont le monde, l'homme, la vie, la mort, notre rapport au monde, au divin, à l'autre et à nous-mêmes. Il le traduit à travers une narration, sans conclusion. C’est dans le cours même du récit qu'on est amené à s'imprégner d'une certaine façon d'être au monde. Et l'être au monde des Grecs est modeste : on ne croit pas que tout est possible, que l'homme est maître de la nature et peut tout faire. Sentiment des limites, mais sentiment qu'à l'intérieur de ces limites l'homme est responsable de ce qu’il fait. Pas de vérité imposée, pas de dogme. Hésiode raconte l’histoire de l'origine du monde avec Chaos, Gaïa, Eros; mais d'autres théories placent Okéanos et Thétys en premier, et les récits orphiques parlent d’un œuf cosmique où tout est confondu. Différentes façons d'expliquer un monde où chaque chose a un aspect défini, se distingue du reste, avec à la fois le jour et la nuit, le bien et le mal, le bonheur et le malheur, les contradictions de l'existence humaine. Pourquoi l'homme est-il mortel, malheureux, pourquoi doit-il travailler ? Hésiode, avec le mythe de Pandora, le raconte d'une façon incroyablement inventive et précise. Mais il existe d'autres versions où Prométhée fabrique le premier homme et la première femme – ce qui n’est pas du tout la version d'Hésiode – ou encore ils sont créés par des personnages héroïques qui échappent au déluge et jettent des pierres qui deviennent les hommes. Multiples versions, mais pas de vérité qui s'impose, ni culpabilité ! Si on compare la Genèse et le mythe de Pandora, on voit que contrairement à Eve qui a donné la pomme, Pandora n'a aucune responsabilité, aucune désobéissance, elle obéit strictement aux ordres de Zeus. Les hommes ne sont responsables en rien de leur destin, mais ils ont un destin : il faut naître, grandir puis mourir alors qu’au départ on était mêlé aux dieux, il n’y avait ni naissance, ni mort, ni parents, ni femme. Si tout le malheur s’ensuit, ce n'est pas la faute de la femme, c’est comme ça : acceptation d'une condition qui est faite de contradictions.

 En.marge : Ne vivons-nous pas la réémergence de certains mythes, concernant l'origine du monde (avec le Big Bang) ou l’après-vie (avec les histoires rapportées par les NDE) ?

J.-P. Vernant : Le Big Bang, ce n'est pas très différent d'Hésiode. Quant à l’après-vie, les Grecs connaissaient cela très bien. Il y a toute une collection de personnages, comme Barris (*??) ou Hermotime, dont on nous dit que le cadavre a disparu. Ils se promènent dans l'univers, reviennent dix ou quinze ans après, se remettent dans leur cadavre et réapparaissent. Empédocle explique qu’il n'est pas seulement le philosophe que les gens voient, avec son insigne et ses sandales d'or; mais qu’il a été autrefois une petite jeune fille, un oiseau, une plante, et qu’il a gardé le souvenir de ses vies antérieures. A mon avis tout ceci est lié. Si l’on regarde ce qu’il y a en commun avec d'autres traditions, qu’est-ce que cela veut dire ? Que les Grecs connaissaient des techniques de concentration de l'âme. L'âme est répandue dans tout le corps. Je bouge le doigt de pied, si je le veux, parce qu’un morceau de mon âme est en contact avec mon doigt de pied. Mais si je peux arriver à rassembler mon âme, à l'isoler en quelque sorte du corps et à la concentrer en elle-même; grâce à des exercices de concentration et de contrôle respiratoire… pouf ! cette âme fiche le camp et va se promener dans le monde stellaire, et elle peut revenir à auparavant. Empédocle parle d'une concentration du diaphragme qui permet de se remémorer ses vies antérieures. Et alors, on échappe au cycle des nécessaires réincarnations et on rejoint l'étoile à laquelle on appartient. Empédocle est convaincu qu’il est immortel. Et l'on raconte que pour finir, il monta à l'Etna, laissa ses sandales d'or pour que tout le monde comprenne, et se jeta dans le volcan, devenant dieu de cette façon. Les expériences rapportées aujourd'hui sous un habillement scientifique ou pseudo-scientifique correspondent à des choses qui existaient, marginalement, chez les Grecs, qui pensaient en gros que lorsqu’on était mort, on était mort, on quittait le monde de la lumière, on cessait d'avoir un visage et on devenait invisible, une ombre brumeuse dans le pays d'Hadès. Mais un certain nombre pensaient que non !

 En.marge : Il n'existe donc pas d'humanité sans mythe ?

J.-P. Vernant : L'homo sapiens est un homo religiosus, pour des raisons diverses. Qu’est-ce qui caractérise l'espèce humaine ? L'outillage, le langage, la sexualité, la pensée, la science, l'art,  les institutions sociales, tout cela se caractérise par ce qu’on peut appeler la fonction symbolique : la capacité pour l'homme – plus même, la nécessité – d'établir entre lui et le monde, dont il est un animal et où il s'enracine, un monde intermédiaire, créé par lui, symbolique. Un outil est aussi symbolique qu’un mot, une institution est aussi une façon de se comporter, etc. Entre l'homme et les objets, le réel, la nature, le monde, il y a donc comme un énorme écran de constructions symboliques qui se modifient. Le peintre veut exprimer sa vision de la nature, mais il lui faut des pinceaux, la peinture, la toile. Quand je dis le mot chien, vous comprenez parce que vous parlez français, mais le mot chien n’est pas le chien, s’il l’était on ne dirait pas dog en anglais : il y a là un intermédiaire, à la fois un écran et le moyen de passer. Si tout a été médiatisé, c'est que l'homme expérimente à tout moment que, derrière tout ce qui constitue la civilisation, il y a ce que cela lui permet d'atteindre et qui est autre, au-delà du symbole, mais ne peut pas être saisi sans le symbole. Ce qu’on appelle la religion, c’est tout simplement l'expression de l’idée selon laquelle ce que les hommes voient là, dans leur caverne, ce n'est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est ce qui est derrière, invisible, inaudible et qu’on va appeler le divin, la surnature ou autre. Le religieux représente en quelque sorte l'extrême pointe de la logique de la médiation par le symbolisme. Quand on abolit dieu et le reste, c'est généralement pour donner à tout cet appareil de médiation une orientation différente. Mais on vise toujours cet invisible qui donne sens à tout.

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EXTRAITS

L'HOSPITALITE  

"Mon premier contact avec la Grèce date de 1935. Ce fut la découverte d'une civilisation paysanne traditionnelle qui m'est allée droit au cœur. Quand nous montions le chemin pour atteindre les villages parfois situés dans les hauteurs, les villageois sonnaient les cloches, ils nous voyaient à l'avance et ils sonnaient les cloches, tout le village était réuni ! On était trois jeunes garçons, j'avais 20 ans, en petite culotte, sac au dos. Les vieilles pierres ne m'intéressaient pas : ce que je voulais voir c'était le peuple grec. Il vivait alors sous la dictature de Metaxas, et c'est ça qui me bouleversait. Et les gens nous accueillaient ! C'est une leçon que je n'ai jamais oubliée, la démonstration encore bien vivante aujourd'hui chez moi, que quand un étranger arrive dans un village, les gens du village considèrent que cet étranger leur fait honneur, qu'il leur apporte quelque chose; c'était la dispute sur la place pour savoir qui nous prendrait chez lui ! Et pas question de refuser, il fallait accepter le lit du monsieur ! Cette hospitalité, cette ouverture, c'est le sentiment que dans une société même très fermée, l'étranger apporte un rayon de lumière différent…"

Extrait de La volonté de comprendre, Jean-Pierre Vernant, éd. de l'Aube, 1999

 

LA MORT                                          retour haut de page

"Ephémère, le corps humain. Cela ne signifie pas seulement qu'il est voué par avance, si beau, si fort, si parfait qu'il paraisse, à la décrépitude et à la mort; mais de façon plus essentielle, que, rien en lui n'étant immuable, les énergies vivantes qu'il déploie, les forces physiques et psychiques qu'il met en œuvre ne peuvent demeurer qu'un bref moment dans leur état de plénitude. Elles s'épuisent dès lors qu'elles s'exercent. (…)

En ce sens, dans la vie des hommes, la mort ne se profile pas seulement comme le terme qui sans rémission borne l'horizon de leur existence. Chaque jour, à tout moment, elle est là, tapie dans la vie même comme la face cachée d'une condition d'existence où se retrouvent associés en un mélange inséparable les deux pôles opposés du positif et du négatif, de l'être et de sa privation : point de naissance sans trépas.(…) Que Thánatos, Trépas, emprunte le masque de son frère jumeau, Húpnos, Sommeil, qu'il revête l'aspect de quelque autre de ses sinistres comparses : Pónos, Limós, Géras, qui incarnent les malheurs humains de la fatigue, de la faim, du vieil âge (par leur mère Núx, Nuit la ténébreuse, ils sont tous enfants de Kháos, la Béance originelle, le sombre Abîme primordial, quand rien n'existait encore qui ait forme, consistance et assise) – c'est bien la mort, en personne ou par délégation, qui siège installée dans l'intimité du corps humain, comme le témoin de sa précarité."

Jean-Pierre Vernant, L'individu, la mort, l'amour, éditions Gallimard, 1989, p 15-16

 

"Sur la mort, cette muette qui tout achève, aucun discours humain n'a jamais fini de parler. J'entends la mort au sens propre et qu'il faut ici distinguer des morts, plus faciles à acclimater sur le territoire de l'idéologie.

Pour prendre l'exemple des Grecs, on trouve, dans l'épopée, au sein même du chant glorifiant les beaux morts héroïques, les présentant comme le modèle de l'homme accompli, des passages qui mettent directement en cause l'imagerie du trépas impliquée dans les institutions funéraires. Dans l'édifice, si cohérent et si compact, de célébration des morts, cette dénégation ouvre tout à coup une béance où la mort se profile comme l'autre de tout ce qui peut en être dit. A l'Achille de l'Iliade, au héros qui a choisi la vie brève pour gagner la gloire impérissable dans la mémoire des hommes, répond en contrepoint l'Achille de l'Odyssée qui, aux Enfers, livre à Ulysse cet ultime message : la dernière des vies à la lumière du soleil vaut mieux que cette existence qu'il mène désormais, honoré de tous, au royaume des ombres.(…)

S'il est donné à l'homme vivant d'entendre par avance le chant qui dira sa gloire et sa mémoire, ce qu'il découvre, ce n'est pas la belle mort, la gloire immortelle, mais l'horreur du cadavre en décomposition : l'affreuse mort. La mort est un seuil. Parler des morts, les mémoriser, les chanter, les évoquer dans les discours et les célébrations, c'est affaire de vivants. Au-delà du seuil, de l'autre côté, une face de terreur : l'indicible."

Jean-Pierre Vernant, L'individu, la mort, l'amour, éditions Gallimard, 1989, p114-115  

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