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"UNE SOCIETE ÉQUILIBRÉE INTÈGRE NOTRE PART D'OMBRE"

Michel Maffesoli.

Entretien avec le sociologue le plus atypique de sa génération, bien qu'il soit depuis 15 ans le titulaire à la Sorbonne de la chaire "Emile Durkheim", fondateur de la sociologie.

Propos recueillis en 1997 (Nouvelles Clés n°18)

 

En.marge : Surtout connu pour vos écrits sur le "retour du dionysiaque" ou les "nouveaux nomades", vous avez aussi publié des ouvrages sur la violence. En quoi ces thèmes sont-ils reliés ?

Michel Maffesoli : La thématique du dionysiaque conduit à s'intéresser à ce que l'on pourrait appeler "le bon usage de la violence". Il existe toujours, dans l'homme comme dans la société, une charge d'agressivité et de violence. L'homo sapiens est aussi un homo demens et l'Histoire nous apprend que les sociétés équilibrées ont été celles qui savaient prendre en compte ce fait incontournable et arrivaient à faire conjoindre ces deux parts de l'individu et de la société, en trouvant des formes d'exutoire à la violence. Comment gérer la violence ? Dans la mythologie, Dionysos est celui qui en fait bon usage, de manière ritualisée et homéopathisée.

            Rappelons brièvement le mythe : la ville de Thèbes, prototype et archétype de toute société, est une cité bien gérée. Son fondateur Cadmos a deux petits fils : Penthée et Dionysos. Celui-ci est chassé, et Penthée hérite du pouvoir. C'est un sage gestionnaire, un technocrate, l'énarque du moment pourrait-on dire. Mais sous sa direction cette cité parfaitement rationalisée paye le fait de ne plus mourir de faim par celui de périr d'ennui. Elle est trop bien gérée. Ceci n'est pas anecdotique, car il y a là une véritable asepsie de la vie sociale qui est une forme institutionnelle de violence, très présente aujourd'hui bien qu'on en parle trop peu souvent. Il n'est pas inintéressant de noter aussi que ce sont des femmes, les Dionysies qui deviendront à Rome les Bacchanales et dont fait partie Agavé, la propre mère de Penthée, qui vont chercher l'exclus. Dionysos représente donc en quelque sorte le prototype du métèque absolu. Il est plus Oriental que Grec, puisqu'il vient de l'autre côté de la Mer Egée. Il est sexuellement ambigu, à la fois androgyne et grand gaillard barbu. Il n'appartient même pas aux vrais dieux grecs, qui sont surtout culturels alors que lui est un dieu à moitié naturel. D'où le nom qu'on lui donne de divinité "arbustive" ou "chtonienne", pour indiquer son enracinement tellurique. Il a trait à l'humus et à l'humain, mots dont on remarquera au passage la proximité sémantique. Son retour à Thèbes est suivi d'un moment d'effervescence qui conduit au meurtre de Penthée, et la cité est ré-animée, au sens propre du terme. Cette introduction de la violence, de la matière, du désordre, dans la mesure où elle est maîtrisée et ritualisée, redonne vie à la cité. C'est en ce sens que Dionysos symbolise l'équilibre dans une société.

                        Mai 68 est à mes yeux un évènement comparable. On y voit à la fois fleurir des idées, donc un côté très ouranien, céleste, apollinien pourrait-on dire, et une effervescence qui redonne vie à la société. N'oublions pas qu'il n'y eut que trois morts, ce qui est peu en comparaison des enjeux. Nombreux sont ceux que cette période a fait naître ou renaître, quel que soit leur parcours ultérieur. Elle représente en ce sens un moment culturel fort, et c'est à mon avis grâce à l'intégration de la violence brouillonne qui la caractérise.

En.marge.: Quel rôle joue maintenant la violence dans notre société ?

Michel Maffesoli: Contrairement aux idées répandues, je ne suis pas certain qu'il y ait aujourd'hui tellement plus de violence qu'autrefois. Le battage médiatique autour des banlieues fait vendre de l'info, il sert aussi certains intérêts politiques, voire extrémistes, mais de nombreux travaux très sérieux, comme ceux de Delumeaux sur la violence au Moyen Age, montrent bien qu'en termes d'échelle il n'y a pas plus de violence aujourd'hui que dans le passé. Il faut donc relativiser le battage fait autour de l'explosion des banlieues. Ce qui ne signifie bien sûr pas se désintéresser de leur situation.

            Tout ceci me conduit à dire qu'il est inutile et contre-productif d'essayer d'évacuer la violence. Si on ne lui trouve pas une expression normale, aussi bien chez soi que dans la vie sociale, elle devient véritablement perverse. Au sens étymologique du mot (per vire, tourner autour), elle prend des chemins détournés, et dès lors elle devient sanguinaire et immaîtrisable. Précisément parce qu'on n'a pas su trouver un moyen d'en faire bon usage. Ce qui est le cas des sociétés qui cherchent à évacuer cette part d'ombre qu'il y a dans l'individu et dans la société. Rappelons à cet égard l'analyse que fait Jung dans "Le Mythe de Wotan", où il montre bien comment le nazisme est né en partie d'un siècle de tentatives allemandes visant à éliminer cette effervescence brouillonne et démente de l'homme. Là est bien en effet le but de la philosophie des Lumières, de la pensée hégélienne ou marxienne et de la technocratie : évacuer la part d'ombre pour assurer le triomphe de la Raison. Ce que prouve l'Histoire, c'est que lorsqu'on se refuse à négocier avec cette part d'ombre, on est vite submergé par la cruauté et la barbarie. La mythologie nous rappelle aussi que la panique, c'est la vengeance du dieu Pan. Quand on refuse de donner une expression normale à Pan, qui est une autre manière de dire Dionysos, on est emporté par ce qu'il représente.

            L'excès de rationalisme aboutit donc à son contraire. J'appelle ici rationalisme le positivisme à tout crin, l'asepsie de la vie sociale, l'hygiénisme forcené, la rationalisation généralisée de l'existence, qui consistent à  soumettre la nature à la raison, à "l'arraisonner" comme un navire ennemi ou comme un juge qui demande ses raisons au criminel. Le rationalisme soumet à raison. Poussée jusqu'au bout, cette logique conduit au déni de l'homme.

Q : Tout comme le fait le rejet de la mort ?

Michel Maffesoli: Exactement ! Comme le montre l'éloignement progressif des cimetières loin du centre, on a évacué la mort et la violence pour les mêmes raisons, au nom de la notion finalement assez sotte de la perfectibilité de la nature humaine, grande idée du progressisme triomphant du XIXème siècle qui conduit aujourd'hui à ce que nos cités soient devenues mortifères parce qu'on a refusé et nié la mort.

            Quand on ne donne pas une place normale à un élément pourtant fondamentalement humain (la mort, l'agressivité), celui-ci se venge en revenant sous une forme extrême. L'utopie marxienne en offre un exemple terrible. L'idée de départ est belle, mais elle s'accompagne d'un optimisme béat selon lequel on arrivera un jour à la perfection sociale et humaine, et on aboutit à l'exact contraire. Il faut arriver à trouver une intégration de la mort, en "vivant sa mort chaque jour" comme le conseillent les Sages. Quant à la violence, j'insiste beaucoup sur cette idée du "bon usage de", qui me paraît somme toute plus sage, plus humaine, plus humble (encore deux mots bien proches !).

En.marge.: Hormis la Grèce antique avec ses rites dionysiaques, d'autres sociétés sont-elles parvenues à trouver cet équilibre ?

Michel Maffesoli: Quoique de seconde main, l'analyse que fit Durkheim des mœurs des Aborigènes d'Australie montre bien que l'équilibre ne dépend pas des conditions de vie. Les tribus aborigènes, réparties sur un territoire immense, éprouvent mystérieusement de temps en temps la nécessité de se rassembler (Durkheim dit "de se mettre en état de congrégation"). Lors de ces rassemblements festifs, on assiste à de grands moments d'effervescence. Effervescence sensuelle, avec promiscuité sexuelle de divers ordres, excès alimentaires, usage de drogues, etc. Effervescence de violence, avec des batailles et des combats. Puis, une telle situation n'étant pas tenable à long terme, les tribus se séparent de nouveau jusqu'au prochain "corroboree".

            Évidemment Durkheim, petit bourgeois socialiste, rationaliste et positiviste de la Belle Époque, réprouve ces agitations. Mais il a l'honnêteté de faire la distinction entre son jugement et son analyse. Il dit ainsi : "C'est dans ces moments d'effervescence que la communauté conforte le sentiment qu'elle a d'elle-même". Je trouve cette phrase très belle, car elle montre bien qu'une communauté se sent, s'éprouve et se vit comme telle précisément parce qu'elle arrive à intégrer le non-être, le contraire de ce qui est en principe moral socialement parlant.

            Il serait cependant trop simpliste de qualifier ces moments d'exutoires, car ils représentent une véritable expression de la vie sociale, au sens où, comme on exprime le jus d'une orange, s'exprime là une part de la nature humaine. Mai 68 représente pour moi un moment structurant parce qu'on y a "exprimé" cette effervescence, qui ne se satisfait pas plus maintenant qu'alors du productivisme et du positivisme de règle dans nos sociétés.

En.marge.: Pourquoi le mot exutoire ne vous convient-il pas ? N'est-ce pas finalement de cela qu'il s'agit ?

Michel Maffesoli: Je l'emploie moi aussi, mais il me paraît trop facile parce qu'il renvoie à quelque chose de secondaire, sans grande importance, dont il faudrait se débarrasser. Il fait penser à ces pulsions adolescentes dont on dit qu'il "faut bien que jeunesse se passe". J'aimerais rendre compte de quelque chose de beaucoup plus fondamental, constitutif de ce que nous sommes aussi bien en chacun de nous qu'en tant que société. Cette ombre dont parle Jung est un élément structurant. A trop vouloir mettre l'accent sur la lumière, on ampute l'homme de sa part d'ombre essentielle, qui constitue selon moi une véritable structure anthropologique. Je m'oppose en cela à certains penseurs chrétiens, pour qui le sacrifice du Christ forclôt le grand cycle de la violence. L'histoire a amplement démontré qu'il n'en est rien. Freud, lui, ne met pas cette limite et fait du meurtre du patriarche-tyran décrit dans "Totem et Tabou" la base du phénomène social. Mais il prend peur et finit par invalider son propre livre en disant qu'il ne constitue pas un véritable travail scientifique. Je dis au contraire que l'on ne peut pas faire l'économie de cette part d'ombre que Bataille nomme "la part maudite" et le philosophe marxiste Ernst Bloch "l'instant obscur".

En.marge.: Mais la bourgeoisie l'assimile à une invasion barbare ?

Michel Maffesoli: "Vive les Barbares" disaient les Situationnistes ! Ils apportent du sang neuf, ils viennent féconder, violenter l'établissement institutionnel de la pensée, mettre de l'effervescence et, comme Dionysos, ils réaniment la société.

            Je pense qu'il faut aussi prendre en compte une autre forme de violence, que j'ai appelé "violence totalitaire" dans un ouvrage qui porte ce titre. Il s'agit de la violence de l'État. On parle toujours des loubards, des délinquants, etc., mais les institutions, qu'elles soient familiales, sociales, politiques, éducatives, religieuses ou autres, comportent aussi leur part de violence intrinsèque. Au nom de cette utopie qui veut faire le bien d'autrui, on lui demande de se soumettre : "Je t'offre protection, et tu me donnes en échange ta soumission". Le monde moderne, sa technostructure de droite comme de gauche et en France l'autorité de nos énarques reposent sur la violence de celui qui sait le bien, qui connaît la direction que la société doit prendre. Elle est aussi mortifère que la violence des banlieues.

Q : Sur ce plan, on peut dire pourtant que ceux qui ont vécu mai 68 étaient prévenus, que ce soit par Vaneigem et son "Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations" ou par Debord dans "La société du spectacle". Cette soumission dont vous parlez n'a-t-elle pas été librement consentie ?

Michel Maffesoli: N'exagérons rien. Lisez les articles de l'époque, vous n'y trouvez pratiquement aucune référence à ces idées, pas plus qu'aux Situationnistes. On les cite aujourd'hui, c'est même devenu de bon ton, mais il fallait être, comme moi, étudiant à Strasbourg pour connaître Debord. Quant à Jung, qui parle beaucoup de cette part d'ombre que je mentionnais il y a un instant, tout le monde sait combien il est mal vu de l'intelligentsia française ! Malgré l'influence qu'il exerça sur mon maître Gilbert Durand et ma réputation d'universitaire sulfureux (car affilié à aucun conformisme de pensée), je ne l'ai vraiment lu que depuis quelques années. D'un point de vue sociologique, son oeuvre s'avère très pertinente pour comprendre l'évolution de la postmodernité dans laquelle nous vivons aujourd'hui, et ce qui s'en dégage : des conceptions plus globales, intégrant à la fois l'ombre et la lumière, ne séparant pas la nature et la culture, s'inscrivant dans un corporisme mystique qui accepte la synergie entre des éléments que la perspective occidentale avait totalement dichotomisés. Cela donne un discours foisonnant, buissonnant, très éloigné de nos habitudes cartésiennes qui aiment tant la pensée animée d'une idée directrice, comme celle de Freud. Jung, mais aussi Nietzsche, Heidegger ou Georg Simmel, encore plus inconnu, sont des auteurs non-contemporains quant à leur temps.

En.marge.: En quoi vous semblent-ils plus pertinents aujourd'hui ?

Michel Maffesoli: Même si les citer vous fait courir en France le risque d'être catalogué de "penseur infâme", ils nous aident à comprendre ce qui se passe aujourd'hui parce qu'ils ne se prêtent pas à la systématisation dogmatique. Cela gêne la pensée française, qui a besoin de catégories simples et aime appliquer des grilles d'analyse toutes faites, mais on peut prendre des éléments chez l'un ou l'autre sans pour autant appliquer un système. En cela ils se rapprochent bien de notre postmodernité, qui ne repose pas sur des distinctions précises et simples mais sur une complexité intégrant tout et son contraire, y compris ce paradoxe.

En.marge.: Peut-on imaginer une pensée post-moderne qui intégre ces éléments forts sans revenir sur le partage corps-âme‑esprit issu de la pensée occidentale classique ? Peut-on défendre des idées dionysiaques sans réclamer par exemple que les mathématiques soit enseignées aux enfants par le biais de la danse ?

Michel Maffesoli: Précisons d'abord l'idée de postmodernité, qui n'est pas pour moi un concept. Elle vient du postmodernisme architectural des années cinquante, qui voulait protester contre le modernisme. Celui-ci avait donné le Bauhaus et Le Corbusier, mais aboutissait aussi aux HLM de nos cités dortoirs. Pourquoi ? Parce que son esthétisme n'était QUE fonctionnel. Il fallait que tout serve, que tout rentre dans une forme d'utilité. Les architectes post-modernistes montrent que l'on peut intégrer à la fois la fonctionnalité et autre chose. Ils appellent cela "faire des citations diverses" : on prend des éléments romans, gothiques, baroques, etc. Cela donne par exemple la Piazza d'Italia à La Nouvelle Orléans, où l'on voit non seulement des édifices àcitations diverses, mais aussi des maisons tirées de lieux italiens différents. C'est intéressant parce cela montre que l'on peut avoir à la fois une organicité des choses, faite d'éléments disparates, et un enracinement dynamique. Alors que dans une perspective fonctionnelle il ne peut pas exister d'enracinement, puisque seuls comptent l'avenir et le progrès. La postmodernité ne fait que traduire au niveau de la pensée le postmodernisme architectural.

            Il s'agit de reconnaître que l'on retrouve dans nos sociétés et dans nos mégapoles une pluralité d'origines et de comportements. Le jacobinisme devient impossible, il y a trop de diversité, de coutumes, d'apports culturels et de valeurs venus d'horizons très divers. La société ne naît pas d'une réduction de ces diversités à un élément centralisateur unique, mais de la conjonction d'éléments disparates. Toute la question repose sur ceci : voulons-nous l'unité, qui est un rond fermé sur lui-même, ou l'unicité, qui est un rond en pointillé au sein duquel la cohérence existe tout en laissant des marges, des espaces de liberté, des "trous" par lesquels peuvent s'exprimer les différences et s'enrichir les apports ? La postmodernité, c'est de l'unicité, alors que la modernité revendique l'unité, la fermeture, l'enclos. Notre époque se caractérise par cette multiplicité des approches. J'aime dire, pour provoquer un peu, que nos cités sont peuplées de tribus. On ne parviendra plus à réduire toutes leurs différences dans le moule républicain. Je le dis d'autant mieux que je viens d'une famille d'origine italienne et que mes parents sont passés au travers de ce moule, qui ne concerne pas seulement la langue mais aussi les manières de se nourrir, de se vêtir, de se comporter. Il n'est ni bon ni mauvais, il ne marche tout simplement plus. Cette diversité est dans l'air du temps et selon moi tout le travail de la pensée consiste à montrer que, et comment, tout cela arrive cependant à tenir ensemble. Il ne sert à rien de raboter pour tout ramener à l'unité. Mieux vaut, comme je le disais àpropos du bon usage de la violence, faire avec ce qui est.

            La modernité a représenté une tentative d'occidentalisation forcenée du monde, avec les grandes valeurs de raison, de foi en l'avenir, de progrès. C'est l'ère Meiji au Japon (1868), ou le Brésil qui choisit en 1888 la devise "Ordre et Progrès" du positiviste Auguste Comte. Le mythe du progrès, des droits de l'homme, du "tout est pareil partout", envahit la planète.

            La postmodernité représente au contraire une sorte d'orientalisation du monde, au sens qu'entend Gilbert Durand lorsqu'il parle des "Orients mythiques". Il ne s'agit pas de tel ou tel Orient spécifique, mais du fait que la vie de nos cités repose sur un peu de Zen, de Candomblé, de valeurs africaines, etc, mis en pratique dans les façons de manger, de se vêtir, de faire la fête. N'ayons pas peur des mots, c'est un nouveau syncrétisme. Il peut exister une cohérence en patchwork, avec des valeurs diverses. Ce que montre votre revue, à bien des égards. Donc pour répondre à votre question, oui, danse ET mathématiques peuvent se conjoindre, sans que l'une prévale sur l'autre. Ce n'est plus une logique de dualité, "ou bien - ou bien", mais une logique de la conjonction.         Mais attention ! Cette perspective est avant tout vécue. Les "propriétaires" de la société, l'intelligentsia, de l'universitaire au politique en passant par le journalisme, bref tous ceux qui sont "au pouvoir de dire et de faire", restent massivement dominés par la pensée moderne. Voilà où se situe le véritable décalage entre la "pensée unique" des élites, qui reste moderne et très rationaliste, et le vécu de la société elle-même, beaucoup plus ouverte aux influences extérieures. Et dans ce cercle en pointillé, les espaces laissent une place à la part d'ombre dont je parlais plus tôt.

En.marge.: Ne laissent-ils pas aussi place pour l'ineffable, l'indicible, ce que certains scientifiques appellent aujourd'hui "l'incomplétude" ?

Michel Maffesoli: Les sciences humaines ont copié le modèle des sciences dures mais, alors que celles-ci ont évolué et arrivent à  intégrer cette incomplétude, cette incertitude, cette impossibilité de fermer un phénomène sur lui-même, paradoxalement les sciences humaines sont restées sur le modèle scientiste du XIXème siècle, bébête et étroit. La fascination pour le modèle "dur" est devenue sidération. Ce blocage amplifie le décalage entre la réalité postmoderne vécue par la société et les idées d'un autre âge défendues par l'intelligentsia. Le triomphe du discours de haine vient de là : les extrémistes, lepenistes ou autres, ne s'embarrassent pas de cette langue de bois qu'est devenu le discours des intellectuels, et s'engouffrent dans le ressenti. L'intelligentsia est, selon moi, le premier responsable de leur succès.

En.marge.: On pourrait dire que tout l'Occident s'est payé une gigantesque O.B.E., une sortie de corps collective, pour ne pas ressentir ce qu'il faisait subir aux Africains, aux Amérindiens, aux Asiatiques et à toute la nature ?

Michel Maffesoli: Lorsque Marx écrit dans "La question juive" que la politique est la forme profane de la religion, il veut dire qu'elle ne fait somme toute que reprendre la grande idée judéo-chrétienne de société parfaite. Toute notre tradition est basée sur cet idéal désincarné : au motif d'un avenir meilleur on oublie cette terre-ci, ce que l'on vit et dont il faut jouir tant bien que mal. Il faut évidemment nuancer, car le franciscanisme tente de restaurer le corps. Les Fraticelli, par exemple, poussent l'idée du don de soi jusqu'à des échanges tout à fait physiques - voire orgiaques - comme on le voit dans "L'oeuvre au noir" de Yourcenar. Mais le rejet du corps est revendiqué dès la Bible, dans laquelle les prophètes luttent contre les "hauts lieux", les icônes et les idoles non pas tant pour supprimer celles-ci que pour abolir la hiérodulie, pratique sexuelle de prostitution sacrée. Ces hauts lieux étaient avant tout des endroits festifs. On lutte contre les idoles parce qu'elles renvoient au corps, alors qu'il faut n'adorer Dieu qu'en "esprit et en vérité". "Tu ne feras pas d'image de Dieu à ta ressemblance". Pourquoi ? Parce que l'image débride les sens. Même si régulièrement on a des ponctuations hérétiques prônant l'incarnation, le judéo-christianisme est le moteur de cette vaste désincarnation qui caractérise l'Occident. La Pomme symbolise les fruits de la terre, dont il faut se priver de jouir si l'on veut accéder à l'avenir meilleur.

            Le vrai péché originel, pour moi, c'est ce refus du monde, que l'on ne retrouve absolument pas dans les religions orientales. On y insiste sur la souffrance, sur l'impermanence, mais pas sur le refus du corps. Alors que Saint Augustin écrit : "ce monde est naturellement en état d'aversion par rapport à Dieu".

En.marge.: On retrouve quand même cela dans le bouddhisme, pour qui se réincarner est un signe d'immaturité !

Michel Maffesoli: S'il considère effectivement cette terre comme un lieu de souffrance, il n'interdit pas de jouir de la vie, comme le montre le tantrisme. Mais j'hésite à parler du bouddhisme, que je commence seulement à étudier sérieusement. 

En.marge.: C'est un bon signe que de voir un professeur titulaire d'une chaire à la Sorbonne s'intéresser aux religions orientales !

Michel Maffesoli: Ce que je lis d'elles depuis deux ou trois ans me convainc qu'il y a là de quoi compléter notre vision unilatérale qui est somme toute, on revient toujours à cette idée, trop rationaliste. L'imagination, que Descartes ou Malebranche appellent la folle du logis, ne permet pas le bon fonctionnement de la déesse Raison. Il y a une homologie entre les prophètes luttant contre les icônes et la transcription philosophique qu'en fait le rationalisme : l'image, l'imagination, l'imaginaire sont dangereux. On retrouve cette tradition jusque dans Sartre, qui reprend à son compte toute l'idéologie du judéo-christianisme et du cartésianisme : l'imagination perturbe le bon fonctionnement du cerveau.

            La postmodernité me semble beaucoup plus incarnée. Elle fait appel à la raison sensible, qui ne fait pas plus abstraction de l'esprit que du corps. Il ne s'agit pas d'abolir la raison mais de l'enrichir. Ce que Fourrier appelait l'hyper-rationalisme qui consiste à intégrer dans la raison des paramètres humains tels que l'onirisme, le ludique, l'imaginaire. Il s'agit donc pour nous d'intégrer non pas l'irrationnel mais le non-rationnel, c'est-à-dire quelque chose qui ne s'inscrit pas dans le rationalisme occidental mais qui possède cependant sa raison propre, interne. Les pratiques des jeunes, par exemple, ne sont pas irrationnelles. Elles s'opposent au rationalisme de la morale "bourgeoisiste" (j'emploie ce mot pour montrer qu'elle est aussi celle du socialisme bon teint), mais elles ont leur raison interne. Il faut faire tenir ensemble tous les éléments que la tradition rationaliste a séparé : le corps et l'esprit, la nature et la culture, la pensée et les sens. C'est pourquoi je crois qu'il faut être beaucoup plus attentif que critique face au mouvement New Age, certes un peu juvénile et adolescent mais typiquement postmoderne. Le New Age, c'est aussi du dionysiaque. Dionysos est un dieu oriental. Son retour, auquel on assiste actuellement, s'inscrit dans un processus cyclique de retrouvailles avec ces qualités ludiques, sensibles, physiques et dé-bridées qu'on avait rejetées.

 

Brut de pomme (décryptage)

Extrait de décryptage Michel Maffesoli, sociologue chaire Durckheim àla Sorbonne

On parle toujours de la violence des loubards, holigans , etc, et qu'on oublie qu'il existe aussi une violence institutionnelle qui est la violence des institutions. qq soient ces institutions, que ce soit familiale, du travail social, de l'éducation, on a appelé ça une violence totalitaire, càd que au nm de cette utopie qui veut faire le bien de l'autre on lui demande soumission "je te donne protection tu me dois la soumission, qqch comme ça. Finalement tt le monde moderne, ce qu'on a appelé la technostructurre, gauche et droite confondues, repose là dessus, la viol de celui qui sait me bien. Cette viol insitutionnelle est parfois plus mortifère que la viol des banlieues.

Les Situs en 68, c'était trois fois rien. Une poignée de gens avaient lu La Société du Spectacle. Regarder les N° du Monde reproduit de l'époque. Il n'y a pas une ligne sur les Situs ds cette rétrospective. Alors bien sur maintenant c'est de bon ton, de citer Debord aujourd'hui

Il y a aussi une sagesse dionysiaque, démoniaque. Cette opposition entre ange et démon n'est pas aussi stricte qu'on veut le croire. .

 

L'oeuvre de Jung est d'un pt de vue sociologique très pertinente  pour comprendre l'évolution de la post-modernité, pour comprendre ce qui et en train de se dégager actuellement, une conception bcp + globale, intégrant à la fois l'ombre et la lumière, une dimension où il n(y a aps de séparation entre la nature et la culture, une dimension qui est corporiste, synergie entre des éléments que la grande perspective occidentale avait totalement dichotomisés. J'ai une réputation d'h sulfureux parce que je refuse de me dire de droite ou de gauche, mais cela me donne la liberté d'intégrer des h tels que Jung, qui s'avère pertinent, mm si cela ne correspond pas bien au mode de pensée cartésien qui est le notre, qui est aussi le mien, donc il y a tjrs des difficultés pour arriver à intégrer son apport, parce que c'est foisonnant, buissonnant, iya pas une ligne directrice comme on peut la trouver chez Freud, par ex, et donc il se livre en achant qu'on va trouver de la redondance, des répétitions multiples et diverses, des redites et tt ça, mais bon après tt moi je considère qu'on peut arriver à faire son beurre de ce travail buissonnant qui a bien des égars d'ailleurs correspond bien à cette postmodernité qui repose non pas elle sur des distinctions précises et simples, mais plutôt justement sur ce qui est complexe, qui intègre tt et son contraire, ce qui est paradoxal.

 

Nietszche "l'intemporel".

 

Le mot post modernité vient du post modernisme architectural des années Venturi par ex, archi italoaméricain, qui voulaient protester scontre le modernisme, contre le Bauhaus, Le Corbusier, en ce qui le modernisme a ue esthétique qui n'est que fonctionnelle. Il faut que tt serve, que tt entre ds une utilité. Eux montrerent qu'on peut faire une esthétique qui puisse intégrer à la fois la fonctionnalité et autre chose. Ce qu'ils appellent les citations diverses, barque, gothique, romane, comme la Piazza d'Italia à New Orleans, où il y a en plus  des citations diverses de styles régionaux italiens, montrant là en plus l'importance d'un enracinement, montrant combien l'enrac est qq ch d'important. L'enracinement dynamique. Alors que dans une perspective fonctionnelle, marxienne, hegelienne, il ne pouvait pas y avoir d'enrac, puisque seul l'avenir comptait , seul l'avenir était important. 2 thèmes : organicité avec des choses mm minuscules, qui ont leur place ds l'organicité globale, et en mm tps ce thème de l'enraci qui va rappeler d'où l'on vient, qu'on n'est pas de rien. C'est çàa le postmodernisme. Et moi je dis que la postmodernité, n'a fait somme tt que traduire théoriquement et au niveau des sciences humaines, de la pensée ,sociologie, philo, le postmodernisme architectural. Qu'est-ce que c'est que la postmodernité, c'est reconnaître tt simplement que ds nos grdes mégapoles, iya une pluralité de communautés, on ne va pas ê, le jacobinisme qui a triomphé à 1 moment donné n'est pas la seule chose , qu'il ya une diversité d'apports et de valeurs très diverses. Que ce n'est pas seulement les mathématiques, mais aussi la danse, le corps, qui sont des éléments de la postmodernité humaine.

Il n'y a pas société quand on arrive à réduire des disparités, mais quand on arrive à rejoindre des élément disparates. Unicité au lieu d'unité, rond en pointillé au lieu de rond fermé.

Les prophètes dès le début contre les "hauts lieux", alors bien sur on parle des icones et des idoles, mais les hauts lieux sont aussi les lieux où il y a de la hiérodulie, càd le sexe en commun, les prostitués hommes et femmes qui se donnent, pas pour de l'argent, qui est versé au temple. Ce sont des lieux festifs. On combat icônes et idoles parce qu'elles débrident les sens, renvoient au corps. "Ne dois adorer dieu qu'en esprit et en vérité."

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