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"Impossible d'oublier Dionysos ! C'est la thèse que défend Michel Maffesoli, sociologue et professeur titulaire depuis 17 ans de la chaire "Emile Durkheim" à la Sorbonne. Le sauvage dieu grec n'est-il pas "deux fois né" ? N'est-il pas, Bacchus pour les Romains, sorti de la cuisse de Jupiter lui-même ! Serait-ce pour mieux montrer combien comptent, dans la vie des humains, la fête, le délire et l'ivresse symbolisés par ces dieux antiques et les orgies de leur culte ?

Q: Pourquoi la fête vous intéresse-t-elle ? 
Michel Maffesoli: La fête constitue l'un des phénomènes par lesquels la fameuse "société civile" résiste et s'oppose à toutes les entreprises visant à la transformer en une société parfaite, régulée par la raison. Là est bien en effet le but commun de la pensée judéo-chrétienne, de la philosophie des Lumières, de Hegel et de Marx ou des technocrates actuels : pour établir la cité parfaite, il faut assurer le triomphe de la raison et donc éliminer cette énergie agressive, effervescente et brouillonne que Jung appelait la "part d'ombre" de l'homme. Or l'homo sapiens est aussi homo demens. L'histoire de l'humanité prouve que l'on est vite submergé par la cruauté et la barbarie si l'on se refuse ànégocier avec cette part d'ombre. 
Q: Et c'est là qu'intervient Dionysos ?
M.M.: Rappelons brièvement une partie du mythe : la ville de Thèbes, prototype et archétype de toute société, est une cité bien gérée. Son fondateur Cadmos a deux petits fils : Penthée et Dionysos. Celui-ci est chassé et Penthée hérite du pouvoir. C'est un sage gestionnaire, l'énarque du moment pourrait-on dire. Mais sous sa direction cette cité parfaitement rationalisée paye le fait de ne plus mourir de faim par celui de périr d'ennui. Elle est trop bien gérée. Ceci n'est pas anecdotique, car il y a là une véritable asepsie de la vie sociale qui est une forme institutionnelle de violence, très présente aujourd'hui bien qu'on en parle trop peu souvent. 
Il n'est pas inintéressant de noter aussi que ce sont des femmes, et parmi elles Agavé la propre mère de Penthée, qui vont chercher l'exclus. Dionysos représente en quelque sorte le prototype du métèque absolu. Il est plus Oriental que Grec, puisqu'il vient de l'autre côté de la Mer Egée. Il est sexuellement ambigu, à la fois androgyne et grand gaillard barbu. Il n'appartient même pas aux vrais dieux grecs, qui sont surtout culturels alors que lui est un dieu àmoitié naturel. D'où son nom de divinité "arbustive" ou "chtonnienne", pour indiquer son enracinement tellurique. Il a trait à l'humus, dont on remarquera au passage la proximité sémantique avec humain, et humilité. 
Q: Mais son retour à Thèbes est suivi d'un moment d'effervescence et de folles débauches qui conduit Agavé à tuer Penthée !
M.M.: Seul Penthée meurt, comme dans certains duels on s'arrêtait "au premier sang". En quelque sorte la fête, c'est le conflit des passions vécu d'une manière homéopathique. Il faut accepter que la violence, le sexe, la peur de l'autre et de la mort sont intrinsèques à l'homme et àla société. Il y a une sagesse de l'excès dionysiaque. La fête comme moment cristallisateur de la puissance sociétale contient en son sein une forte charge d'excès, de mort, mais, ce faisant, elle la gère, s'en accomode, au besoin ruse avec elle. L'orgiasme est ainsi une des formes festives qui, intégrant la mort, participe au vaste processus de la fécondité. 
Q: Nous assistons selon vous à un nouveau retour de Dionysos?
M.M.: Sans vouloir jouer au prophète, le sociologue peut souligner de nombreux indices qui semblent aller en ce sens : un nouveau rapport au corps qui devient objet de jouissance, des danses modernes qui ne sont pas sans rappeler les innombrables danses phalliques, la résurrection de fêtes à forte composante orgiaque. Je crois aussi qu'il faut être beaucoup plus attentif que critique face au mouvement New Age, certes un peu juvénile et adolescent mais typiquement postmoderne et dionysiaque. Dionysos est un dieu oriental. Son retour s'inscrit dans le processus cyclique des retrouvailles avec des valeurs qu'on avait rejetées. Il renvoie bien à un phénomène "confusionnel", mais au-delà de ce qu'il peut avoir de choquant pour nos esprits éclairés, ce dernier a une longue tradition et a pu impulser des attitudes sociales qui ne manquaient pas d'attraits. 

A lire : L'Ombre de Dionysos, M. Maffesoli, Livre de Poche. (Biblio complète page *16*)

"Mon unique ambition, en présentant ce paradigme dionysiaque, est de permettre la compréhension du dépassement de l'individualisme, du passage de l'économie à "l'écologie" généralisée, de la centralité souterraine, du sexe vagabond, du nomadisme qui s'annoncent dans nos mégapoles modernes." M.M.

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