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Naissance du conseil populaire de Juchitan
par Carlos Monsiváis, écrivain, août 1983

"Maintenant va se lever tout le peuple de la terre"


I
Le sept août 1983 à Juchitán de Saragoza, Oaxaca.
Des groupes arrivent et se joignent à une foule qui se veut multitude, qui a conscience de former une force collective, qui se réjouit de se voir grossir, qui s'émeut au spectacle de son agrandissement. Les gens applaudissent les gens, les quartiers font fête aux quartiers, l'enthousiasme salue l'enthousiasme. Comme par effet de miroir, la conscience politique se reflète dans chacun des groupes, petits ou grands, s'exprime concrètement dans chaque consigne, chaque mouvement, dans les cris ("Polin ! Polin !") ou dans l'orgueilleux silence des porteurs de bannières peintes (manchas).
Aujourd'hui a lieu le référendum populaire convoqué par la Coalition Ouvrière-Paysanne-Etudiante de l'Isthme (COCEI) pour faire valider ses arguments devant la nation tout entière. Juchitán est une communauté unie autour d'un programme et, pour cette raison même, les habitants ne permettront pas que, venus d'ailleurs, d'autres (un Gouverneur, un système de caciques ou un réseau d'institutions pour lesquelles le pouvoir n'appartient jamais au peuple) continuent à diriger leur destin. Ils ont élu en mars 1981 Leopoldo de Gyves, qu'ils appellent Polin, président municipal et il n'appartient qu'à eux de le maintenir à son poste ou de le déposer. Pour contester l'irresponsable "disparition des pouvoirs" cuisinée à Oaxaca, ils mobilisent ce qu'ils possèdent : leurs corps et leurs volontés, évidemment, leur jubilation et leurs cris de colère, leur sentiment communautaire et des passions civiques longtemps refoulées
La place municipale de Juchitán est typique, et par ce mot, aujourd'hui tant galvaudé par le tourisme, on comprend qu'elle possède un palais municipal difficilement reconstruit, un marché, des bâtiments où l'architecture ornementale, tout comme la fonctionnelle, font défaut. L'aspect typique de cette place est démenti par la vivacité de ce que, en d'autres temps, nous aurions appelé des "femmes typiques", signes que le Mexique reste, en partie, pluriculturel ou pre-gringo, mais qui sont aujourd'hui, simplement, des femmes Coceistes, à la présence notoire et majoritaire dans la foule, des radicales entièrement étrangères à l'image du "sauvage civilisé" comme à celle du défilé de mode patronné par l'Office du Tourisme. Comment comprendre ce mélange de passé enraciné et de présent irrépressible, de traditions utiles et de traditions oppressives ? Peut-être en contemplant ces femmes n'être déjà plus "typiques" et exercer leur libre arbitre, ajoutant une dimension insolite à la réunion. Chez elles, aujourd'hui, l'atavisme traditionnel répond au désir communautaire et à la fidélité volontaire envers ce monde juchitèque enraciné dans l'histoire et la légende, qui a résisté, coulé puis resurgi à la surface. A les voir participer de cette manière si entière, on devine leur véritable pouvoir : c'est à elles, en marge de l'attribution légendaire au matriarcat, que la communauté a confié sa ténacité quotidienne, sa survie transmutée en persistance. De fait, elles semblent indifférentes aux injustices du temps, à la pauvreté, à l'absence de beaux habits, de somptueux ornements, de boucles d'oreille ou de colliers en or.
II
Le dimanche 31 juillet, jour de clôture de la campagne pour l'élection des députés locaux, la provocation PRIste a atteint son maximum lors d'un affrontement qui a fait deux morts. Les instances nationales et oaxacaniennes du PRI ont comptabilisé les incidents et lancé une alerte générale : "Juchitán est la proie de la sédition et de la manipulation provoquées par des agents étrangers." Accouru sur place, le Procureur de Justice de la région a conduit des auditions très sélectives, émis des phrases ronflantes sur la soif de justice et est rentré à Oaxaca pour rendre son rapport.
Tragi-comédie d'occasion. Mercredi 3 avril. Congrès local de l'Oaxaca. Surgit sur la scène le dirigeant PRIste de la Chambre, Raúl Bolaños Cacho, accompagné des petits et moyens caciques qui jouent le rôle de Représentants du Peuple. Débat rapide, lecture des rapports du gouverneur de l'état, Pedro Vásquez Colmenares, et du procureur, Miguel Angel Gúzman. Conclusion désastreuse : il ressort des événements du 31 juillet, de l'action armée du groupe commandé par Teodoro el Rojo Altamirano, des faits passés et présents, que la responsabilité des troubles repose sur la COCEI, dont les dirigeants municipaux ont "abusé de leur autorité et détruit l'ordre légal et la paix sociale... Ce sont de véritables délinquants, accusés de vol, de spoliation, de possession d'armes de gros calibre, de violation des droits individuels et des garanties constitutionnelles".
On convoque le procureur - je prends ces éléments dans un excellent reportage de l'hebdomadaire Hora Cero (l'heure zéro), phénomène insolite dans la presse de l'Oaxaca - pour qu'il ajoute une touche personnelle au contenu de son rapport. Le Haut Fonctionnaire affirme : "Nous avons émis des mandats d'arrêt et la police judiciaire mène son enquête. Nous apporterons la preuve que les autorités municipales elles-mêmes ont commis une série de délits."
Encore des interventions protocolaires. On agit avec une remarquable célérité. On se dispense des procédures. L'émissaire du stalinisme-pour-servir-Dieu-et-sa-grâce, le député du Parti Populaire Socialiste, Don Mario Vásquez est convainquant comme un adorateur : "Depuis de nombreuses années le PPS fait savoir que la COCEI est un organisme réactionnaire et antinational. L'ex-gouverneur Víctor Bravo Ahuja le pensait quand il amena Héctor Sánchez et López Nelio, qui furent placés dans des écoles de Juchitán et d'Ixtepec. Rapidement, ils recouvrirent la puissance politique de l'appui économique de ceux qui les avaient envoyés. Grâce à eux, les problèmes qu'ils avaient eux-mêmes fomentés se résolvaient facilement. Objectif : empêcher le PPS de progresser dans l'isthme de Tehuantepec."
L'histoire du Mexique : un piège pour éviter la statue de Vicente Lombardo Toledano sur la Plaza Mayor. Prise de parole du député Molina Sosa, ex-dirigeant d'un groupe prête-nom merveilleusement dénommé Fusion Civique d'Organisations Populaires. Le député mentionne la mauvaise gestion économique de la COCEI et du Conseil Populaire, énumère en détail leurs délits : assassinats, chantages, manque de garanties, non-respect des droits politiques, possession d'armes de gros calibre et leur envoi en Amérique centrale, agression d'une productrice de radio, émissions clandestines. Il conclut, tonnant aux oreilles des ses camarades de la Chambre : "Il nous faut donc instituer, pour sauver l'ordre et la paix, une disparition des pouvoirs."
Proposition mise au vote. Approuvée à la majorité. Ont triomphé - par ordre d'apparition dans le scénario - la Loi, l'Ordre Constitutionnel, L'Etat de Droit, le Respect de la Vie et la Tranquillité Publique. Les pouvoirs du Conseil de Juchitán sont proclamés disparus, l'Armée étant chargée de nommer une Junte d'Administration Civile. A la même période, le candidat PRIste el Rojo Altamirano est interviewé par Isaac Olmedo (El Diario Joven de Oaxaca, 8 août) :
- Quel serait votre premier geste si vous étiez élu président municipal ?
- Je chasserais les COCEIstes des postes publics ! Je les aurais déjà fait incarcérer pour tous les délits qu'ils ont commis, jeter hors du palais municipal et pendre comme des criminels !"
Généreusement, le journaliste ajoute : "Depuis le massacre du 31 juillet, les COCEIstes sont des sauvages aux yeux du peuple oaxacanien, des assassins, des bêtes et des malades mentaux assoiffés de sang."
III
Qu'est donc la COCEI ? Le fruit de la décision d'un groupe d'étudiants, de paysans et de professionnels juchitèques, qui se réunissent et s'organisent au début des années 70 pour créer un espace indépendant de pensée et d'action. Plusieurs facteurs concourent à sa naissance et à son premier développement :
- La force active de la tradition à Juchitán, le sentiment historique régional et local, si peu fréquent alors au Mexique, et les caractéristiques d'une population bilingue qui confie à la langue zapotèque ses expériences les plus intimes ("Aïe, zapotèque, zapotèque - écrivait Gabriel López Chiñas - langue qui me donne la vie / je sais que tu mourras / quand mourra le soleil").
- La présence d'un groupe, dans lequel interviennent de façon éminente le peintre Francisco Toledo et les écrivains Víctor de la Cruz et Macario Matus, engagé dans le sauvetage de l'héritage historique et culturel de Juchitán qui, en coïncidant avec le désir de rétablir la dignité politique, ouvre sur un double élargissement des perspectives.
- Le discrédit général, dans l'Oaxaca, du PRI et des fausses alternatives comme le PPS. De manière grandissante, le PRI fait abstraction du masque légaliste, perd des forces et se laisse envahir, dans l'isthme, par les caciques et leurs bandes.
- L'expérience de 68, qui vitalise une génération étudiante et divers jeunes qui, depuis la capitale, reviennent à leur lieu d'origine avec des idées politiques et historiques différentes.
- Les migrations continues des juchitèques vers les zones pétrolières, provoquent insensiblement un nouvel aménagement familial qui se traduit par une participation plus grande et très combative des femmes. Progressivement et bien qu'en se maintenant comme auréole du machisme permissif, le "matriarcat" de Juchitán est remplacé par l'intervention politique des femmes (il reste beaucoup à faire pour développer ce processus).
Depuis le début, on a répondu à la COCEI par l'agression, l'assassinat, l'inculpation des dirigeants pour homicide, la persécution économique. Entre 1974 et 1983, 22 membres de la COCEI sont assassinés. Mais les dirigeants résistent, attendent en exil à Mexico, se préparent. A leur retour à Juchitán à la fin des années 70, ils ont appris à s'organiser et à mobiliser une communauté tout entière. Un ancien étudiant en médecine ayant abandonné ses études pour se consacrer au travail politique est élu maire. Le 10 mars 1981, Leopoldo de Gyves, fils d'un vétéran des luttes radicales de Juchitán, prend possession de la Mairie.
IV
C'était trop demander. Le PRI local et de l'état n'acceptent pas leur déroute et cherchent à étouffer le Conseil Populaire. On lui fournit avec retard les fonds qui lui reviennent légalement, les procédures s'éternisent, les tracasseries bureaucratiques abondent. Ensuite arrivent les agressions physiques. Un rapport chronologique donne une parfaite idée de l'atmosphère de harcèlement, de lynchage verbal et d'agression physique régnant autour du premier mandat de la COCEI :
1981
9 octobre. Séquestration de Rodrigo Carrasco López, conseiller municipal suppléant. Il est retrouvé mort le lendemain, sur la route menant à Ciudad Ixtepec.
1982
16 janvier. Les PRIstes Víctor Jiménez (connu comme "Víctor Moro"), Ricardo Dorantes Morteo, Germán Matus Vera et Vidal Candelaria agressent un groupe d'enfants et blessent l'élève de secondaire Armando Nicolás Cruz à Cheguigo.
18 janvier. Les maisons du président municipal, Leopoldo de Gyves, et du syndic municipal, Desiderio de Gyves, sont mitraillées.
La commerçante María Torres Urbieta est tuée d'une balle de calibre 45 lors d'une attaque du palais municipal imputée à Víctor "Moro" Jiménez, Ricardo Dorantes Morteo et Germán Matus Vera.
11 mars. Dans un acte évident de provocation envers le Conseil, la police judiciaire tire des coups de feu sur le palais municipal.
10 juin. Hugo Balderas, PRIste, secrétaire du ministère public à Juchitán, dirige à Xadani l'attaque des locaux de la COCEI par un groupe de PRIstes. On compte plusieurs blessés, dont l'un par balle.
9 août. Le président municipal de Juchitán, Leopoldo de Gyves, s'apprête à inaugurer un centre de santé dans l'agence municipale de Chicapa de Castro, lorsqu'il est accueilli par des coups de feu. Bilan de l'agression : deux paysans tués et 7 blessés. On en attribue la responsabilité à Luis Sánchez López, Manuel Feria Orozco, Teodoro el Rojo Altamirano, Armando López, Vidal Candelaria et Juan Aquino, entre autres.
20 novembre. Les caciques PRIstes attaquent le palais municipal de San Miguel Chimalapa et le policier du Conseil démocratique Feliciano Guttiérez Morales est assassiné.
1983
18 janvier. On inaugure à Juchitán la station de radio EXAP Radio du Conseil Populaire. Elle est attaquée de façon constante, et ses émissions sont officiellement interdites. Immédiatement sa fréquence est brouillée par la SCT.
5 février. Le Conseil organise une marche en direction de Oaxaca pour protester contre les agressions et exiger le respect des droits conférés à tous les municipes. La police soumet la marche COCEIste à une pression constante, installant des dispositifs antiguerilla à Portillo de Nejapa, où le massacre est évité grâce à la mobilisation publique.
Février - mars. Le Comité Central de Lutte du Peuple Juchitèque, dirigé par Teodoro el Rojo Altamirano, lance une série d'attaques contre la Maison de la Culture de Juchitán, en prétextant d'une complicité entre son directeur et le Conseil Populaire.
7 mai. La police judiciaire de l'état expulse violemment 400 personnes qui avaient pris possession d'un terrain appartenant à l'IVO et originellement destiné aux membres PRIstes de la population. 23 personnes sont arrêtées.
13 mai. Les PRIstes de la CROC, CTM, CROM, CNOP, s'unissent à la grève patronale de la CANACO dans tout l'état contre le Conseil juchitèque. Ils dénoncent la présence à Juchitán de 3 000 guérilleros centraméricains et exigent du gouvernement fédéral et du gouvernement de l'état le rétablissement des garanties et de la liberté de travailler.
31 mai. Des intellectuels juchitèques occupent la Maison de la Culture pour protester contre la destitution de son directeur, Macario Matus, journaliste et poète. La pression des intellectuels et des artistes empêche la tentative de remise de cette institution culturelle au groupe PRIste.
21 juin. Le député PRIste Raúl Enríquez Palomar demande l'intervention de l'armée pour déloger le Conseil.
2 juillet. Ouvrant sa campagne comme candidat de la COCEI-PSUM aux élections législatives, Desiderio de Gyves est agressé par des PRIstes à San Francisco del Mar. Ils incendient une bétaillère appartenant au Conseil et une bagarre éclate.
17 juillet. Agression de membres de la COCEI à La Ventosa par un groupe de PRIstes conduits par Teodoro el Rojo Altamirano, Javier Fuentes, Porfirio Montero, Armando Castillejos " La Cotorra " (" la pie "). Le président municipal Leopoldo de Gyves, Alfredo Valdivieso et d'autres personnes sont blessés par balles. Le gouvernement nie que la police ait donné protection aux PRIstes. Les occupants d'une propriété de 280 hectares appartenant au cacique et propriétaire terrien Pedro Gutiérrez Roncaglia sont expulsés.
17 juillet. Le peintre Francisco Toledo, le photographe Rafael Doniz et l'écrivain Víctor de la Cruz sont agressés par un groupe de PRIste (à l'indifférence complète de la police), sur la route internationale près de La Ventosa.
2 août. Un mandat d'amener est lancé contre Leopoldo de Gyves, président municipal, pour être l'intellectuel à l'origine des actes reprochés par le PRI : agression, spoliation, action illégale, port d'arme, etc., et de toute la violence engendrée dans l'isthme de Tehuantepec.
3 août. Le Congrès de l'état déclare la "disparition des pouvoirs à Juchitán".
4 août. Le Haut Fonctionnaire César Augusto Carrasco Gómez entre en fonction au centre scolaire Juchitán. La police patrouille dans les rues de la ville, et plus de 2 000 militants de la COCEI manifestent pacifiquement en attendant l'évacuation du palais municipal. Le PRI annonce que le palais a été transformé en arsenal. L'envoyé de Excélsior dément et assure que le cabinet municipal rendra pacifiquement les installations municipales.
V
Toutes ces informations, lues par épisodes et de cette façon discontinue à laquelle nous habitue la presse nationale, ne préparent pas à cette vision fulgurante d'un peuple occupé à adhérer, à donner corps à ses devises, à ses refus et à ses acceptations. Le meeting commence. On fait l'appel des membres du présidium : l'écrivain Fernando Benítez, Madame Rosario Ibarra de Piedra, du Front National contre la Répression, le recteur de l'Université Autonome du Guerrero, Enrique González Ruiz, l'anthropologue Arturo Warman, les peintres Francisco Toledo et Felipe Ehrenberg, le poète Oscar Oliva. Pour la première fois depuis bien longtemps, on entend crier sur une place publique : "Vive les intellectuels ! Vive les artistes !" Il est proposé d'interrompre le meeting et d'entreprendre une marche à travers la ville.
Il y a des situations infalsifiables. Les "nouvelles" ourdies par le journalisme imprimé, radio ou télédiffusé, situent à Juchitán tout le désordre et l'anarchie nécessaires pour transformer la ville en une Sodome infestée de mitraillettes, où les citoyens pacifiques sont expropriés par une populace de malfaiteurs. Et de cette certitude se nourrit, sans doute, une partie de la population fatiguée de la COCEI, désireuse de revenir au giron protecteur du PRI ; ce sont les commerçants et les professionnels effrayés, les conservateurs par conviction ou par rage financière, les jeunes qui veulent "faire carrière", les ennemis idéologiques ou personnels de la COCEI, les seigneurs féodaux expulsés et les antisocialistes convaincus. Mais la marche prouve que, en tant que communauté, Juchitán se représente et s'incarne dans la COCEI. Ils n'ont rien de théâtral (bien que la marche possède de nombreuses possibilités scéniques),
ce sentiment d'une cause arborée qui se lit dans les regards, les bras soudés et les poings levés.
le sourire de cette vieille qui en criant se sait exister et guérie de son invisibilité,
le geste défiant des jeunes qui transforment leur adhésion politique en une modernisation à leur portée,
l'affection qui entoure la mère d'un jeune homme disparu aux mains des forces répressives, et dont la présence consiste à énoncer : " Mais ceci n'est pas tout / il manque Víctor Yodo ",
le slogan sans culte du chef ni caciquisme : "Polín, ami Polín, le peuple est avec toi !".
Chacun doit, bien sûr, sortir de son sentimentalisme et s'empêcher de colorier à la main un Paradis Retrouvé, avec les Juchitèques dans le rôle des êtres parfaitement édéniques. Il ne faut pas idéaliser la COCEI qui, comme toute organisation indépendante à ce moment de l'histoire du Mexique, est certainement responsable d'erreurs, de sectarisme et de précipitation. Mais le peuple, à Juchitán, et le témoignage de la marche est irréfutable, a confiance dans la COCEI et ses leaders, a vécu avec eux le long chemin des agressions et des succès, et sait à qui imputer en premier la responsabilité du climat de violence.
Juchitán est une ville classique par l'abandon, la négligence et le pillage commis par les présidents municipaux successifs du PRI, elle regorge de "cantinas" et semble enrégimentée dans le triste aspect caractéristique des lieux qui se situent entre la modernité technologique et la mélancolie ancestrale. Cependant la marche, et tout ce qu'elle exprime et contient, vivifient l'endroit et ses habitants, les placent dans une autre perspective, les convertissent (à ce moment-là tout au moins) en des êtres libérés du jeu entre Le Contemporain et l'Anachronique, ce jeu qui vieillit ceux qui le pratiquent. On défile avec la certitude que si la nation tout entière n'assiste pas, au moins, et c'est l'essentiel, les voisins, eux, regardent, marchent lentement pour faire profession de foi, s'amuser, se saluer, observer les tumultes des enfants à chaque coin de rue, rappeler à tous que les manipulations d'une législature locale ne dicteront pas sa voie à la ville de Juchitán.
VI
On revient sur la place. Rafael Doniz et Lourdes Grobet prennent des photos, oscillant entre la diversité des visages de l'auditoire et le manque d'expression imposé des membres du présidium. Doniz travaille depuis des mois pour un livre graphique sur Juchitán et la COCEI, il a accompli avec eux la marche de protestation civique sur Oaxaca, il a assisté aux meetings et aux grèves de la faim, enregistrant avec brio certains moments de cette geste populaire. Il photographie maintenant de Gyves en train de mentionner sa destitution : "Soixante minutes pour décider du sort de cent mille habitants... La Constitution est violée... Devant la fermeture des voies de la légalité, le peuple juchitèque a décidé mercredi dernier de prendre de nouveau le palais municipal".
- Un peuple conscient ne se rend ni ne se vend !
De Gyves rend compte de son action. Il a remodelé le palais du gouvernement, fondé des bibliothèques publiques, réparé les rues, installé des agences municipales, fondé une école secondaire et l'Ecole Normale Supérieure de l'Isthme. Des salles de classe et des maisons de santé ont été construites, on a acheté des voitures de patrouille, installé l'éclairage public dans les quartiers reculés, lancé Radio Conseil Populaire, la revue Guchachi' Reza. Il demande : "Et il faudrait abandonner tout ce que nous avons fait ?"
Longs applaudissements en faveur de de Gyves, Rosario Ibarra, Arnoldo Martínez Verdugo. Le discours de Rosario est tranchant et féministe. Ces femmes ici rassemblées représentent une nouvelle version du pouvoir populaire : "un camarade du présidium m'a dit qu'il était étonné parce que les femmes juchitèques ne portent ni bijoux ni colliers. Je lui ai dit qu'elles n'en avaient pas besoin. Que leurs bijoux, ce sont leurs enfants révolutionnaires..."
Les dizaines de photographes auscultent les groupes de femmes tehuanas. La chaleur ne diminue pas la joie débordante. Les femmes rient ouvertement, démentant par la dynamique de leurs visages les clichés touristiques sur l'immobilité faciale des Zapotèques (Ah, Méritoire !). Les jeunes activistes ont l'air fatigués. Ils sortent d'une semaine de garde permanente du palais municipal.
- COCEI, COCEI !
- Ça se voit, ça se sent, le PRI n'a personne dans ses rangs !
Les cloches viennent ajouter leur son. Les orateurs parlent indistinctement en espagnol et zapotèque. Des jeunes masqués et vêtus en femmes dansent allègrement pendant les intermèdes. Le député fédéral Héctor Sánchez prend la parole : "A 13h30 à Juchitán, réunie devant le palais municipal, la population convoquée pour décider la réponse à donner à la soi-disant 'méconnaissance des pouvoirs' du Conseil Populaire..."
Vient ensuite un interrogatoire intense et émouvant :
- Polo a-t-il mal agi ? Répondez oui ou non.
- NON ! (Rires).
- Ce conseil a-t-il travaillé en faveur du peuple juchitèque ?
- OUI !
- Ce conseil a-t-il volé le peuple ?
- NON !
- Le peuple de Juchitán est-il d'accord avec le gouvernement de Leopoldo de Gyves ?
- OUI !
- Le président municipal et sa police sont responsables des deux meurtres ?
- NON !
- Où sont les assassins, où sont les voleurs ?
- AU PRI !
- Etes-vous d'accord pour que Leopoldo de Gyves et son équipe continuent ?
- OUI !
Les questions sont répétées en zapotèque. Le référendum est un succès évident. Pour terminer le meeting, les juchitèques font la queue pour signer et collaborer financièrement. Ils sont d'accord pour défendre leur droit vote, pour continuer à l'exercer, pour annuler la suppression des pouvoirs.
Rafael Doniz continue à prendre des photos.

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