Les femmes indigènes dans les communautés migrantes extra-territoriales
par Cristina Oehminchen (Institut de Recherches Anthropologiques de l'UNAM)
Introduction
L'exode rural des femmes indigènes est un phénomène peu étudié jusqu'à présent. Leur présence dans les villes a pourtant été constante tout au long de l'histoire, comme le montre l'étude menée par Mary Goldsmith (1990) sur la situation des femmes de la campagne qui viennent en ville travailler comme domestiques.
La présence des femmes dans les villes mexicaines est aussi un fait massif si l'on prend en considération les données socio-économiques obtenues lors du onzième recensement général de 1990. Ce recensement montre, entre autres choses, qu'il y a plus de femmes que d'hommes parlant une langue indigène dans les villes. Dans le seul District Fédéral, le recensement dénombrait 111 552 personnes de langue indigène (PLI)1, dont 49 064 hommes et 62 488 femmes, soit 1,27 femme pour chaque homme. Cette disparité s'accentue chez les 15-19 ans, parmi lesquels on compte 10 380 femmes PLI pour seulement 4 484 hommes (soit 2,3 femmes pour 1 homme). Ces données peuvent représenter l'expression de diverses situations : l'une d'elles étant que les femmes indigènes, du fait de leur sexe, sont considérées comme étant plus capables de trouver du travail en ville, dans la mesure où elles ont été habituées très jeunes aux tâches ménagères et peuvent ainsi facilement trouver des emplois domestiques.
Le recensement montre aussi des différences dans la distribution géographique du rapport hommes-femmes en fonction des groupes ethnolinguistiques. Ce rapport était en 1990 de 1,2 femme pour 1 homme parmi les gens de langue
otomie, et de 1,4 pour 1 chez les personnes de langue mazahua. Les femmes otomies étaient concentrées dans les arrondissements majoritairement peuplés de membres des classes sociales moyennes et supérieures, tels
Coyoacan, avec 848 femmes et 397 hommes, et Alvaro Obregon, avec 858 femmes et 539 hommes parlant cette langue. Les femmes de langue mazahua habitaient en majorité
Coyoacan, Miguel Hidalgo et Benito Juarez. Pour les unes comme pour les autres, la majeure partie avait entre 15 et 29 ans
(Bazua, 1994).
La plupart des personnes immigrant dans le District Fédéral (DF) venaient des états du centre du pays, ceux-là même qui enregistrent la plus forte émigration féminine. De plus, on constate que la migration la plus récente (celle enregistrée entre 1985 et 1990) correspond fondamentalement à une recrudescence des migrations féminines. En seulement cinq ans (85-90), le nombre de PLI résidents du DF a augmenté de 26,7%. Sur le nombre total des immigrants nouvellement intégrés comme résidents du
DF, 64,89% étaient des femmes, et seulement 35,1% des hommes. C'est une proportion supérieure à celle qui existait avant 1985, qui était de 53,68% de femmes pour 46,3% d'hommes. Ce fait peut indiquer que les foyers indigènes recourent de plus en plus au travail des femmes au loin comme stratégie de survie, et/ou que les flux migratoires masculins se sont dirigés vers d'autres centres d'attraction sur le territoire national ou à l'étranger.
La répartition des emplois occupés par la population indigène du DF diffère de celle des campagnes, car tandis que la Population Economiquement Active parmi les PLI enregistre au niveau national des taux de 75,58% pour les hommes et de 11,7% pour les femmes, ces taux sont de 83,8% et de 45,56% pour ceux et celles habitant le
DF. Ceci signifie qu'un nombre croissant de femmes qui intègrent le DF intègrent aussi un emploi. Si l'on analyse la population non-active économiquement, on observe que les rôles attribués aux femmes n'ont pas beaucoup changé. Selon le recensement de 1990, 87% des femmes PLI inactives se consacraient aux tâches ménagères, 7,7% seulement étant étudiantes (contre 36,5% des hommes inactifs). Ceci indique que même si les femmes indigènes sont plus actives économiquement en milieu urbain, il n'en reste pas moins que la migration tend à reproduire les différences traditionnelles entre les sexes, qui veulent que la scolarisation des garçons soit privilégiée par rapport à celle des filles.
Bien que la présence des femmes indigènes dans des emplois loin du foyer ait augmenté, seulement 1,6% d'entre les inactives reçoivent une retraite ou une pension. Ce pourcentage monte à 23% chez les hommes. Sur un total de 15 537 indigènes analphabètes recensés dans le
DF, on comptait 3 136 hommes (soit 20,1%) et 12 401 femmes (79,8%).
Etant donné l'ampleur de l'exode rural féminin, nous analyserons dans cet article, d'une part, la façon dont le sexe auquel les femmes appartiennent joue sur la formation de leurs migrations. D'autre part, nous montrerons la façon dont les immigrantes indigènes s'intègrent comme membres actifs de la construction culturelle des communautés de leur lieu de destination.
Les femmes dans la communauté extra-territoriale
L'arrêt du développement urbain, auquel a conduit la réforme
néolibérale, a laissé des milliers de paysans et d'indigènes sans autre alternative que l'émigration. L'exode indigène a modifié la géographie culturelle du pays, augmenté l'hétérogénéité culturelle des grandes cités comme des villes plus petites. Il suffit de mentionner le fait que, selon le recensement de 1990, toutes les villes du pays ont enregistré des personnes de langue indigène, et que 52 langues différentes sont parlées à Mexico.
Cet exode n'implique pas l'assimilation des immigrants par les populations d'accueil, surtout quand elles font partie de collectivités culturelles différentes. Diverses enquêtes ont montré que les immigrants indigènes tendent à reproduire dans leur nouveau lieu de résidence un ensemble de pratiques et de relations communautaires qui leur permettent de rénover leurs appartenances sociales tout en maintenant les liens qui les unissent à leur lieu d'origine
(Mendez et Mercado, 1984; Bartolome et Barabas, 1986; Besserer, 1998;
Perez, 1993 et 1995; Sanchez, 1995, etc.). On a observé, de plus, que les émigrants participent au fonctionnement et à l'amélioration des services de leur localité d'origine, ainsi qu'à la vie rituelle et aux cérémonies. Dans leur lieu de destination, ils tendent à maintenir des réseaux de communication et d'échange, allant parfois jusqu'à fonder des associations ou des groupes militants pour affronter leurs problèmes communs.
Ce qui précède nous conduit à définir le concept culturel de " communauté ". Il est convenu de considérer que les individus qui intègrent une communauté partagent, au moins en partie, le coeur des représentations sociales qui lui sont propres. Dans le cas des communautés ethniques, on en appelle à une réelle ou supposée origine ancestrale commune, à une histoire partagée, à un territoire d'origine, comme références essentielles de l'identité. Pour cette raison, la communauté indigène ne peut pas être définie comme l'ensemble des résidents d'un lieu, ni comme un simple agrégat de population.
On entendra plutôt par communauté une collectivité culturelle, fondée sur un ensemble de relations sociales primaires significatives, qui permet à un individu de rester membre de sa communauté tout en résidant loin de sa localité, de sa région ou de son pays d'origine. Ainsi, la communauté constitue une forme d'intégration sociale primaire, qui génère des liens possédant ce caractère de primordialité face aux autres adhésions ou appartenances sociales. (Thompson, R, 1989; Ramirez 1992)
Arrivés sur leur lieu de destination, les émigrants peuvent aussi bien reconstruire et redonner du sens à ces liens et sentiments primordiaux, que les abandonner dans l'acculturation et l'anomie. Ceux qui parviennent à reconstituer leurs liens primordiaux et à redonner sens à leur paradigme traditionnel dans le nouveau contexte, forment alors une extension de la communauté hors de son territoire, ils appartiennent à la communauté extra-territoriale. De cette façon, la communauté indigène cesse d'être considérée comme une unité territoriale et juridique, pour se convertir, fondamentalement, en une unité d'appartenances et de loyautés qui implique des critères d'appartenance.
Hommes et femmes font partie de la communauté et y participent de façons diverses, en accord avec la distribution des rôles attribués aux deux sexes, c'est-à-dire en accord avec les conceptions, représentations et usages que cette société juge adéquats pour chacun d'eux.
A partir des différences objectives entre les sexes, toute société forge des constructions culturelles de cette différence. La distinction faite entre les sexes est définie par la culture, à l'aide de règles pleines de sens, incarnées sous forme symbolique et transmises dans des contextes historiquement spécifiques et socialement structurés (Thompson,
JB, 1996, 202-209). Comme tout phénomène culturel, les catégories sexuelles sont des constructions signifiantes qui s'insèrent dans les relations de pouvoir et dans les conflits, et qui sont toujours produites ou actualisées lors de circonstances socio-historiques possédant divers niveaux de pouvoir et d'autorité (Thompson
JB, 1996). Ce sont finalement des productions culturelles dans lesquelles entre une dimension rhétorique qui permet de reproduire et de masquer les relations de pouvoir.
En plus d'être un produit culturel, il est certain que les catégories sexuelles s'appuient sur les différences physiologiques et anatomiques entre les corps masculins et féminins. Celles-ci donnent un fondement matériel à la distinction entre les sexes dans le processus de signification sociale. Ainsi, les différences physiques, particulièrement celles des organes reproductifs, sont interprétées culturellement à travers un large travail de socialisation du biologique et de biologisation du social, qui fait paraître la domination masculine, fait éminemment social et culturel, comme un fait naturel (Bourdieu, 1998).
Les catégories sexuelles opèrent au sein de la culture comme un principe ordonnateur établissant la hiérarchie entre hommes et femmes, et agissant sur les comportements, l'échelle de valeurs et les interprétations des sujets sociaux. Elles instituent des processus qui poussent à la conformité l'identité masculine ou féminine des individus, par la sélection des éléments culturels socialement considérés comme appropriés à chaque sexe
(Aguilar, 1998:26). Ces éléments se manifestent dans la division sexuelle du travail, tout comme dans celle du travail sexuel, de même que dans la distribution différenciée des moyens économiques, culturels et symboliques. Cela dépasse le cadre de la famille et du foyer, pour envahir toutes les sphères de la vie sociale. Les catégories sexuelles sont donc présentes dans le monde du travail, dans la production et la reproduction, et conditionnent les mouvements migratoires des hommes comme des femmes, de même que leurs pratiques sur leurs lieux de destination.
Pour montrer la façon dont les catégories sexuelles nuancent ou conditionnent l'exode rural, nous prendrons comme exemple deux communautés mazahuas : San Antonio Pueblo
Nuevo, située sur la commune de San Felipe del Progreso, Etat de Mexico. L'autre est Cresciencio Morales, de la commune de
Zitacuaro, Etat du Michoacan. Dans le premier cas, l'origine de l'exode rural remonte à la destruction des structures des grandes propriétés terriennes, qui conduisit à de violents affrontements dans les années 30 à 50, troubles qui firent de nombreuses veuves, contraintes d'émigrer vers Mexico
(Arizpe, 1975; voir aussi le Registre Agraire National). La seconde communauté commença sa migration dans les années 40, et l'intensifia à la fin des années 70 quand se conjuguèrent divers facteurs, parmi lesquels : l'appauvrissement des terres cultivables, l'accroissement démographique, la destruction accélérée de la forêt par une poignée d'entreprises d'exploitation du bois, la fermeture de mines de la région. L'émigration représentait l'une des seules possibilités de survie pour les familles appauvries. Les hommes furent les premiers à partir, suivis par les autres membres de la famille une fois leur situation en ville établie.
Les deux communautés comptent aujourd'hui de nombreuses familles à Mexico. San Antonio compte environ 600 familles, vivant principalement dans le centre historique de Mexico et les banlieues nord et ouest de la métropole. Cresciencio Morales compte environ 200 familles, localisées en divers points de la delegacion Iztapalapa et dans les communes de la banlieue ouest.
Les deux communautés ont diversifié leurs lieux de destination et comptent aussi des familles à la frontière nord du pays et aux
Etats-Unis. Certains y ont acquis le statut de citoyens tandis que d'autres ont franchi la frontière sans papiers. La distance n'a pas rompu les liens sociaux reliant les émigrants et leurs communautés d'origine. Ils reviennent au village assez fréquemment, en général, participent à la vie rituelle et aux cérémonies, et se marient souvent avec un membre de la communauté n'ayant pas encore émigré. Ils interviennent aussi sur leurs maisons et sur leurs terrains (quand ils en possèdent), et le paysage rural commence à ressembler à des villages de la
Mixteca, où les toits des maisons en matériaux naturels sont surplombés d'énormes antennes paraboliques, signe distinctif de l'émigration internationale. Les émigrants établissent des réseaux de communication rapide avec les membres de leur famille situées dans différents endroits. Il s'agit dans les deux cas de communautés multicentriques
(Besserer, 1998), séparées dans l'espace en une multitude de lieux. Malgré cet aspect
multicentré, le lieu d'origine et le territoire auquel il appartient servent de références fondamentales de l'identité collective. Le territoire constitue l'une des références symboliques définitives pour la détermination de l'appartenance sociale de l'émigrant et de ses descendants, y compris de ceux nés au loin. La dé-territorialisation physique qu'engendre l'émigration ne signifie pas nécessairement ou automatiquement une dé-territorialisation en termes symboliques et affectifs
(Gimenez, 1998).
Sexe et migration
Jusqu'à une époque récente, les études sur les migrations ont eu pour dénominateur commun l'invisibilité des femmes, qu'il s'agisse de leur conversion en sujets du processus ou de leur souffrance face à l'absence des hommes. Une migration représente pourtant plus qu'un simple déplacement géographique, elle génère des tensions et des adaptations au sein des familles, en raison du départ de l'un ou de plusieurs de ses membres. L'émigration oblige à redéfinir les rôles, les loyautés, à établir de nouvelles formes d'organisation familiale et à adapter les rôles de chacun en fonction de son âge et de son sexe. Certaines études pionnières portant sur ce thème montrent que lorsque les hommes émigrent, les femmes restent en charge des tâches ménagères tout en se chargeant de celles autrefois assumées par les hommes. Dans certains cas, elles en viennent à former des groupes de travail et à gérer collectivement l'acquisition de biens ou l'obtention de crédits, elles participent efficacement à la défense de la propriété, à l'emploi des terres et aux mouvements politiques. Cependant, toutes ces nouvelles tâches assumées par les femmes ne leur confèrent pas un nouveau statut, et ne tendent pas à renforcer leur pouvoir de décision dans le cadre familial ou communautaire. En général, les femmes jeunes restent soumises à l'autorité de leurs aînées, pour qui le rôle des belles-mères est d'administrer le foyer de leurs belles-filles, tout en surveillant leur honorabilité, pendant l'absence des hommes
(Guidi, 1994; Gendreau et Gimenez, 1998; Zarate, 1998). Les femmes restées au village agissent comme les représentantes de l'époux, qui malgré la distance continue à prendre les décisions importantes. Dans certains cas, le travail agricole est reconverti en activité féminine. Des études menées en Amérique latine et en Afrique montrent qu'à mesure que l'agriculture de subsistance se féminise, elle tend à être dévalorisée socialement
(Guidi, 1994; Moore, 1990). Ce fait contribue à faire des sommes en provenant du travail salarié des hommes absents la source principale de revenu.
Il en va autrement quand ce sont des femmes qui entreprennent d'émigrer, et la compréhension du phénomène se révèle plus ardue, en raison de plusieurs facteurs. L'absence d'études sur le sujet et la façon de classer les données font que sont classées sous la rubrique " tâches ménagères " toutes sortes d'activités économiques accomplies par les femmes tant en milieu rural qu'en ville. A la campagne, les activités agricoles de subsistance, l'élevage de basse-cour, la cueillette de plantes comestibles et médicinales, la fabrication de textiles, de poteries, d'objets d'usage quotidien et d'autres produits artisanaux destinés aux touristes relèvent des " activités artisanales ", de même que le commerce à petite échelle, et sont considérés, y compris par les femmes elles-mêmes, comme faisant partie des tâches ménagères et, en tant que telles, ne sont pas mises en valeur comme un " travail ", mais comme une " aide ". Les occupations des femmes émigrantes dans leur lieu de destination partagent ces caractéristiques. Nombre de leurs activités économiques sont invisibles, tout comme le travail des femmes pauvres non indigènes, elles n'apparaissent pas dans les chiffres de la population économiquement active. Le fait que, dans les villes, beaucoup de ces activités concernent le secteur informel contribue à cette " invisibilité ". Le lavage et le repassage du linge d'autrui, le travail à domicile, la préparation et la vente de nourriture, le commerce ambulant et l'énorme quantité de travail investi dans la vente de produits industriels (et accompli par des milliers de femmes organisées en réseaux hiérarchisés de vente de produits sur catalogue), s'insèrent dans un continuum de relations entre travail formel et informel et ne relèvent donc pas du " travail ", mais d'une " aide à l'économie familiale ". Toutes ces tâches contribuent à " l'invisibilité du travail féminin ". Pour apporter quelques éléments permettant de comprendre les mouvements migratoires féminins, un travail ethnographique sera donc nécessaire.
Les facteurs de répulsion et d'attraction dans l'émigration féminine
Pour les hommes comme pour les femmes, la principale raison de l'exode rural des indigènes est la pauvreté ou l'extrême pauvreté des conditions de vie dans leur lieu d'origine. Cette pauvreté s'est aggravée sous l'effet du modèle économique néolibéral qui a paralysé le développement par les voies paysannes et converti les communautés en fournisseurs de main d'oeuvre bon marché destiné à un marché du travail flexible. Si ces conditions ont bien affecté les deux sexes, qui partagent la même pauvreté, d'autres éléments se sont ajoutés qui permettent d'expliquer les modalités de la migration à l'aide du sexe comme facteur déterminant de l'analyse.
Les femmes qui quittent leur lieu d'origine et se dirigent vers les villes le font évidemment souvent pour accompagner leurs parents ou leur conjoints. Il arrive aussi qu'une décision familiale entraîne l'envoi des filles chez un membre de la famille ou chez une relation, pour travailler comme employées de maison, un acte considéré comme un premier pas vers un emploi stable en ville, étant entendu qu'elles sont estimées aptes à ces tâches en raison de l'apprentissage précoce qu'elles ont subi à la maison, et d'un talent " naturel " qui leur est reconnu par tous. Mais ces situations, bien que fréquentes, ne sont pas les seules, comme il apparaît de manière implicite dans de nombreuses études portant sur l'exode rural. Il existe de plus d'autres facteurs qui obligent les femmes à émigrer, distincts de ceux qui motivent les hommes, et qui sont conditionnés par l'appartenance sexuelle de l'individu.
Certaines études ont montré que la migration entreprise par une femme est généralement plus conditionnée par son parcours de vie, sa position dans le foyer, son état civil, la présence d'enfants ou d'un conjoint, et par la structure de sa famille. Le rôle assigné aux femmes dans la reproduction donne plus d'importance au contexte familial dans l'émigration féminine que dans la masculine (Szasz, 1995; Ramirez A., 1998).
La rupture ou l'absence de liaison avec un homme figure parmi les causes poussant les femmes à quitter leur communauté, en cas de veuvage, d'abandon par le conjoint, de polygynie2 ou de célibat (Oehmichen, 1999). Pour les femmes indigènes et les paysannes pauvres, l'émigration représente l'un des seuls moyens de survivre et, d'une certaine façon, d'assurer la survie de leurs enfants. Cela a été le cas de façon récurrente pour les femmes
mazahuas.
Le veuvage est un événement qui affecte différemment les femmes et les hommes, surtout quand leurs familles d'origine et/ou leurs proches ne peuvent leur fournir l'aide réclamée par la présence des enfants. C'est aussi le cas quand la femme n'a pas de fils assez grand pour suppléer à l'absence du père dans les travaux agricoles, ni pour fournir la force de travail et les ressources, sous forme de salaire régulier ou occasionnel, permettant l'acquisition de moyens de production ou la location de terres cultivables. Le veuvage peut être provoqué par des conflits violents, comme ce fut le cas pour la communauté de San Antonio Pueblo
Nuevo, qui eut à subir à partir des années trente la lutte intense de factions soutenues par les anciens grands propriétaires terriens, lutte qui donna naissance au système des caciques. D'autres veuvages proviennent des graves accidents du travail dont sont victimes les hommes employés sur les chantiers de construction, ou des ravages provoqués par l'abus d'alcool et par les maladies qui en découlent. De tels cas ont été relevés dans les deux communautés étudiées.
La deuxième cause d'émigration féminine est la rupture du couple, surtout si le conjoint a abandonné la femme en lui laissant toute la responsabilité de la survie des enfants et que la famille ou les proches ne peuvent leur venir en aide. Cette situation peut avoir différents motifs, parmi lesquels on relève l'émigration de l'homme, son union avec une autre femme sur son lieu de destination, ou sa simple décision de ne plus envoyer d'argent. L'émigration est alors, pour la femme, la seule alternative.
Reliés à ce phénomène, on trouve des cas de polygymie, comprise comme l'union d'un homme avec deux ou plusieurs femmes. Cette pratique est courante dans différentes communautés rurales et indigènes, bien qu'elle diffère selon les régions et es communautés. Dans le cas des
Mazahuas, la polygynie est fréquente, la deuxième femme étant généralement plus jeune que la première. Cette pratique n'est cependant pas admise par toutes les communautés.
L'Eglise prêche en faveur de la monogamie, et le système traditionnel d'octroi des postes ne reconnaît comme éligibles que les hommes vivant avec leur première femme. Cependant, l'ascension dans ce système n'est pas ouverte à tous, car le prestige qui en ressort dépend grandement de la capacité à en assumer le coût. Ainsi, et bien que la polygynie ne soit pas un facteur favorable, elle reste une pratique fréquente et tolérée. On dit par exemple que les hommes sont toujours prêts à conquérir les femmes, mais qu'ils " reviennent toujours à la maison ". Un homme marié peut avoir une union avec une autre femme et procréer, il semblera que cela lui est arrivé " par nature ". La responsabilité d'accepter une relation avec un homme marié retombe ainsi automatiquement sur les femmes, dont on supposent que, puisqu'elles avaient la capacité de repousser l'homme et qu'elles ne l'ont pas fait, c'était parce qu'elles le voulaient, ou par qu'elles sont très bêtes.
La polygynie n'est pourtant pas acceptée passivement par les femmes, surtout si les ressources du mari doivent être partagées avec un autre foyer. D'après ce que j'ai pu percevoir, les conflits conjugaux n'interviennent pas dans ces cas car les femmes font attention. On rencontre des couples stables depuis des années, dans lesquels l'homme possède simultanément un autre foyer, alternant ses séjours en fonction des jours de la semaine. Il est même arrivé que des femmes interviennent auprès des autorités pour demande une aide sociale pour les familles de l'autre foyer de leur mari. L'anthropologue Rafaela Flores m'a raconté qu'elle avait pu converser avec les deux femmes d'un même homme, qui vivaient dans le même quartier, avec leurs enfants respectifs. Les deux femmes s'entendaient parfaitement et se partageaient les tâches entre leur foyer et leur commerce.
La tolérance des femmes vis à vis de la polygamie s'exprime de différentes façons :
" ça m'est égal qu'il ait une autre femme, sauf quand il s'énerve là-bas et se dispute avec quelqu'un. Il arrive alors en colère, et il me bat, moi et mes filles. Je lui dis : écoute, c'est très bien que tu aies une autre femme, mais ne te venge pas sur moi quand ça s'est mal passé pour toi là-bas "
(Maricruz, 24 ans).
Une autre femme plus âgée annonce que son mari a une autre femme, mais qu'elle ne craint pas qu'il l'abandonne parce que
" s'il s'en va, ce sera lui le perdant parce que je resterai avec nos fils "
(Dona Rosa, 47 ans).
La polygynie devient donc un facteur d'émigration surtout lorsque le soutien économique fait défaut de la part du conjoint ou de la famille d'origine de la femme. Comme il arrive dans diverses communautés où la polygynie est fréquente, les premières épouses sont les seules, chez les
Mazahuas, à pouvoir disposer de l'appui et de la protection de la famille du conjoint. Ce sont elles qui ont le plus de chances - et le droit - de recevoir de cette famille une aide en cas de besoin, et qui obtiendront d'elle les terres du mari en héritage, en cas de veuvage. Les secondes épouses ont un autre statut marital, où manquent les droits dont jouissent les premières. Notamment privées de l'aide de la famille du conjoint, elles doivent émigrer lorsque leurs conditions de vie deviennent trop précaires. Leur cas est alors similaire à celui des mères célibataires qui doivent assumer seule les frais de subsistance de leurs enfants.
Un autre facteur associé à l'émigration est l'abus de l'alcool. Dans ce cas, l'homme n'abandonne pas sa femme et ses enfants, ce n'est pas un homme absent, mais sa fonction de pourvoyeur de ressources disparaît puisqu'il n'en n'assume plus la charge. " Cet homme-là ne sert à rien ", disent les femmes. L'alcoolisme est présenté comme une fuite où disparaît toutes les ressources économiques, et à laquelle se rattache toute une série de violences intrafamiliales qui finit par obliger les femmes à partir.
Citons pour finir les cas de femmes célibataires, dont il existe deux types. Le premier est celui des femmes pouvant difficilement se marier parce qu'elles ont déjà des enfants. Le second concerne celles qui ont dépassé l'âge socialement établi pour le mariage et à qui la communauté ne peut offrir ni perspective d'emploi, ni statut marital adéquat, ni position sociale acceptable.
Nous pouvons conclure que, au moins chez les Mazahuas, l'émigration féminine diffère de celle des hommes en ce qu'elle est particulièrement déterminée par l'absence de relations avec un homme. Le veuvage, l'abandon ou le célibat entrent dans cette catégorie. L'alcoolisme est aussi une forme d'" absence " de l'homme, dans la mesure où celui-ci ne remplit plus son rôle d'époux et de père. Il apparaît donc que les causes de l'émigration féminine obéissent à des raisons profondes qui s'intègrent aux catégories sexuelles, et que celles-ci sont profondément ancrées dans l' habitus (Bourdieu, 1992)3. Il s'agit ici du rôle de mère, et chaque fois la mère est seule responsable de l'alimentation et des soins aux enfants jusqu'à leur majorité. Selon leurs propres paroles, " je suis venue par ici pour que mes enfant trouvent quelque chose à manger ".
Ainsi, alors que l'émigration masculine peut être analysée à travers les paramètres d'âge, il n'en est pas de même pour l'émigration féminine dans laquelle, en plus de l'âge, il semble que le statut marital, la présence ou l'absence de conjoint et d'enfant soient des force motrices importantes.
Le passage à la vie citadine
Le passage vers la ville prend des caractéristiques spécifiques pour les femmes dans la mesure où, à la différence des hommes, elles ne peuvent pas partir pour résider seules ou chez des étrangers (Szasz, 1995). La femme qui vit seule dans des lieux éloignés sera facilement stigmatisée dans sa communauté, et court le risque de se voir considérée comme " perdue ", laissant libre cours aux spéculations sur son avenir, généralement promis au " naufrage ". Son départ est donc conditionné par sa capacité à disposer d'un point de chute sur son lieu de destination, tel qu'en fournissent les réseaux recommandés par les parents ou par les relations, ou, mieux encore, par sa connaissance d'une famille pouvant l'employer comme domestique, garantissant ainsi que sa réputation ne sera pas mise en question.
En 1975, Louise Arizpe estimait que les femmes mazahuas de San Antonio jouaient un rôle " passif " dans l'émigration, car " c'est l'époux, le père ou le frère qui prend la décision d'émigrer et qui consent à ce qu'une femme exerce telle ou telle activité. Cela s'applique même aux veuves et aux célibataires, étant entendu qu'elles vivent toujours dans un groupe familial où l'homme prend toutes les décisions "
(Arizpe, 1975:9). Je considère cependant, à la lumière d'une plus ample documentation ethnographique dans laquelle l'apport des femmes a été déterminant, et suivant une perspective théorique qui adopte la différence de sexe comme stratégie d'analyse, que l'on peut interpréter cette affirmation de façon différente. Rien n'indique que les femmes aient été des sujets passifs de l'émigration, il semble plutôt qu'elles aient agi en acteurs sociaux aux motivations variées, compte tenu des attributs octroyés aux femmes par leur groupe d'appartenance, à partir des catégories sexuelles.
Ces femmes ne sont pas arrivées dans un lieu " neutre ", elles, leurs conjoints et parents n'ont pas trouvé en ville un vaste choix d'occupations laborieuses, mais un milieu urbain au sein duquel les emplois disponibles pour les personnes venant de la campagne étaient déjà bien déterminés. Leur point de chute initial était en général La Merced et sa zone d'influence, lieu qui depuis le XIXè siècle a servi de lieu de ravitaillement pour la cité et de principal terminal unissant la ville et la campagne. Les hommes mazahuas y trouvaient du travail, comme les autres immigrants ruraux, en tant que porteurs, manutientionnaires ou hommes à tout faire4, tandis que les femmes suivaient la tradition des anciennes en vendant de la nourriture près du marché, au coin des rues et sous les porches des immeubles (Valencia, 1965).
Les immigrants de la première génération, hommes ou femmes, vivaient dans une situation de marginalité, c'est-à-dire pleine de risque et d'incertitude face à un milieu culturellement différent et hostile. La force de cohésion du groupe et de ses agents permit aux Mazahuas d'affronter le passage à la vie urbaine tout en évitant la désagrégation de leurs structures communautaires et la chute dans l'anomie. Ils y parvinrent précisément grâce à leur culture, vaste trame de signifiants à laquelle les catégories sexuelles sont intimement liées.
Les conditions du passage en ville ont beaucoup changé, pour les hommes comme pour les femmes. Ce ne sont plus celles que rencontrèrent les premières immigrantes des années 1940, ni même celles
qu'Arizpe étudia au milieu des années 70. L'exode rural fait aujourd'hui partie intrinsèque de la vie de la communauté. Les villages d'origine dispose de représentations socialement construites et compartimentées à propos de l'émigration. Ces représentations comportent tout un univers de significations, au sein duquel le futur se construit par l'anticipation des activités qui devront être assumées par ceux qui ne sont pas partis. En 1998, j'ai pu discuter avec des filles qui n'attendaient que la fin de leurs études primaires pour pouvoir aller en ville. Certaines spéculaient sur leurs chances de réussir un mariage plus avantageux que celui qu'elles pouvaient espérer en restant au village. Certaines femmes adultes confessaient que pendant leur adolescence, elles avaient tout fait pour émigrer afin d'éviter qu'un garçon ne les enlève, une pratique servant de prélude à beaucoup d'unions conjugales non désirées par les femmes.
Les possibilités pour les filles de quitter le village se sont accrues, dans la mesure où l'émigration est devenue un style de vie interprété et intégré à celui de la communauté. A ceci contribue le fait que les Mazahuas des deux communautés peuvent compter sur un étroit réseau de liens avec les familles habitant la ville, ce qui élimine les risques de remise en question de l'honorabilité des émigrantes. Certaines sont embauchées comme gardes d'enfants ou " pilmamas " (nounous), et aident d'autres femmes mazahuas bien qu'elles ne soient pas leurs parentes, d'autres viennent aider au commerce ambulant en échange d'un petit salaire ou d'une commission. Beaucoup ont émigré dès l'enfance, servant de garde d'enfant ou d'employées domestiques à d'autres femmes
mazahuas. Après quelques mois ou années, elles ont aussi appris à vendre sur la voie publique (avec tous les risques que cela implique) et ont obtenu dans la ville un emplacement leur permettant de pratiquer leur commerce de manière plus indépendante, mais toujours avec l'appui de membres de la communauté et de ses organisations de commerçants. Elles sont aujourd'hui mères de famille, consacrent tout leur temps au commerce et, parfois, sollicitent l'aide d'une fille de la communauté qui, à son tour, leur sert de garde d'enfant, de domestique ou d'assistante dans leur commerce, comme elles le firent jadis.
Les femmes indigènes dans la ville
L'appartenance sexuelle opère comme un principe classificateur qui établit à son tour un système de dispositions fondé sur la sélection des éléments culturels considérés comme socialement adaptés à chaque sexe. Ces dispositions, qui influent sur tous les aspects de la vie du sujet, servent de modèle à un apprentissage sélectif qui dresse les hommes et les femmes aux tâches attribuées à leur sexe, réparties en tâches masculines et féminines. Ce processus couvre tous les domaines, traverse toute la structure sociale, et existe aussi bien en ville qu'à la campagne.
Autour des années 1940, les émigrants mazahuas de la première vague s'orientèrent vers les lieux et les emplois qui, dans Mexico, n'offraient ni le prestige ni la situation économique et sociale codifiés ou enviés par les citadins. Dans un marché du travail divisé en classes, ethnies et sexes, les mazahuas des deux communautés aboutissaient au même endroit que les nombreux autres immigrants ruraux pauvres venus vendre leur force de travail : le quartier de La
Merced, où se trouvaient les Halles de la ville et le terminus des grandes lignes d'autocars. A leur arrivée, les hommes trouvaient un emploi dans l'un des secteurs d'activité considérés par la société d'accueil comme typiquement masculins. Le travail le plus rude leur était proposé, celui demandant le plus de force physique, tel l'emploi de porteur, de manoeuvre ou d'arrimeur. Il ne s'agissait pas seulement d'activités définies comme masculines en raison de leur demande en force physique, mais aussi de travaux socialement dévalorisés, en fonction des classifications sociales qui placent le travail manuel en dessous du travail intellectuel, de la même façon que le milieu rural est placé en dessous de l'urbain. Les travaux lourds avaient été imposés aux " Indiens " par les colonisateurs, de telle sorte que l'identité indigène s'est retrouvée, au cours de la lutte symbolique, mise en conformité avec les classifications sociales qui firent de ces travaux l'attribut des indigènes. Pour ces " Indiens ", les travaux lourds n'étaient pas une nouveauté, ils en avaient acquis l'expérience pendant les années au cours desquelles ils avaient été exploités par les propriétaires terriens, comme tâcherons embauchés chaque matin et ouvriers agricoles.
Les femmes et les enfants furent aussi, et pleinement, intégrés aux forces laborieuses, avec le but de maximiser la force de travail familiale. Les femmes vendaient des fruits autour du marché, avec leurs enfants. Cette activité commerciale ne leur était pas non plus inconnue : environ 35% des familles de San Antonio Pueblo Nuevo se consacraient au commerce en 1929, comme le constate le deuxième recensement général post-révolutionnaire. Les conjoints tenaient ensemble des commerces de fruits, de légumes, de tissus et de produits artisanaux, allant de village en village, couvrant une vaste région sans tenir compte des frontières entre communes ou états. Hommes, femmes et enfants étaient impliqués. Une fois rendus à Mexico, par contre, le commerce devint une activité réservée aux femmes, et particulièrement aux veuves. Cette féminisation du commerce lors du passage du commerce ambulant au commerce de rue s'explique en partie par le fait que cette activité n'empêche pas de prendre soin des enfants, mais permet au contraire de disposer de leur aide.
Au milieu des années 1970, il y avait déjà un bon nombre de femmes de San Antonio tenant commerce à la ville. Selon les observations de Enrique Valencia (1965) dans les rues du quartier de La
Merced, on comptait " un nombre sensible de vendeuses indigènes, exclusivement des femmes et, selon nos observations, uniquement
Mazahuas... Parmi les migrants ruraux, les indigènes comme les Mazahuas sont ceux qui vivent dans les pires conditions. En plus de la pauvreté, des modèles culturels divergents contribuent à rendre plus précaires encore leurs conditions de vie dans la cité " (Valencia, 1965:217). De la même façon, je considère que la féminisation du commerce ambulant de fruits représente un phénomène nettement urbain pour cette communauté.
La communauté de Cresciencio Morales a aussi enregistré un fort taux d'émigration, avant tout des hommes, auxquels s'ajoutèrent les femmes, soit parce qu'elles habitaient avec eux dans les caves insalubres du quartier de La
Merced, soit parce qu'elles avaient trouvé un emploi de domestique chez des particuliers. A la différence des femmes de San Antonio, c'est le travail domestique et non le commerce qui constitue l'activité prépondérante des femmes de Cresciencio Morales. Ceci s'explique par l'histoire de cette communauté, et par le fait qu'elle s'articule différemment avec la société métisse. Il s'agit d'une communauté montagnarde, plutôt semblable à une " région de refuge ", selon Aguirre Beltran (1967), ou à une " communauté corporative fermée " selon Eric Wolf (1967), au sein de laquelle le principal moyen d'existence est constitué par l'agriculture d'autosubsistance, et non par le commerce ou le travail agricole salarié.
Au milieu des années 1970, Lourdes Arizpe (1975) souleva l'attention en signalant la présence des vendeuses de fruits mazahuas dans les rues, indiquant que la plupart " parlent à peine l'espagnol ". On peut dire aujourd'hui que les nouvelles générations parlent à peine le
mazahua, bien qu'elles le comprennent.
Au cours des vingt dernières années, la situation des femmes mazahuas dans la ville a subi à la fois des changements et des continuités. Le commerce sur la voie publique est avant tout réservé aux femmes de San Antonio, mais quelques femmes originaires d'autres communautés
mazahuas, parmi lesquelles Cresciencio Morales, ont réussi à s'y intégrer. Ces deux communautés, autrefois séparées par la géographie régionale, les frontières entre communes et entre états, ont trouvé dans la ville un lieu de rencontre permettant un processus d'identification, dans des contextes déterminés, à un groupe unique fondé sur une langue commune.
Le commerce ambulant requiert certaines capacités, et des conditions propices. Devenir commerçante ambulante est une tâche difficile. Ce travail rigoureux ne demande pas seulement de connaître les produits ou les goûts de la clientèle, mais aussi de savoir comment entrer en compétition pour occuper des lieux précis de la ville. Il faut savoir, par exemple, qu'à tel coin de rue on vend bien, tandis que vingt mètres plus loin personne ne s'arrête, ne serait-ce que pour regarder. Certaines stations de métro font de bons points de vente, dans d'autres on ne vend jamais rien. Certains tronçons du réseau de transport urbain sont moins surveillés, d'autres moins soumis à la compétition avec d'autres vendeurs. Il faut aussi connaître les horaires et les routines des contrôleurs, de la police et des rondes de " paniers à salade ", pour essayer de leur échapper. Cela requiert de savoir identifier les alliés possibles, autres vendeurs ou gosses de la rue qui donnent un " petit coup de main " pour s'échapper sans perdre ses marchandises. Il m'est arrivé de penser que les Mazahuas avaient développé un sixième sens pour percevoir le danger, car en diverses occasions j'ai vu surgir au milieu du calme la tension, puis la nervosité, les sifflements et les cris. L'atmosphère se chargeait d'électricité et quelques secondes plus tard, on voyait passer la police ou un groupe de nervis à la solde d'une association de commerçants officiels.
Les femmes mazahuas ont aussi appris qu'en ville, il était possible de " s'arranger " avec les contrôleurs, la police ou les leaders des organisations de commerçants ambulants, grâce à une contribution économique. Ces pratiques, difficiles à éradiquer, ont drainé une quantité de ressources chez les commerçants ambulants, qui ont enrichi les leaders corporatistes du
PRI, les chefs de la police et d'autres fonctionnaires gouvernementaux.5
Les femmes mazahuas défendent leur lieu de travail sur la voie publique contre les autres commerçants ou les autorités. Ces emplacements sont transmis de mère à fille, celle-ci aidant ensuite ses soeurs et ses cousines à obtenir le leur. Les femmes se prêtent mutuellement des marchandises en cas de besoin, aidant ainsi les autres immigrantes à s'intégrer dans le commerce.
Pour mener à bien leurs activités commerciales, les femmes mazahuas de San Antonio ont formé des organisations de commerçantes qui reposent sur les relations communautaires, mais qui n'échappent pas aux logiques corporatistes et au clientélisme politique, ce qui a déclenché le malaise entre membres, dont certains désirent que cesse le " leaderisme ". Les femmes ont aussi frappé à la porte des institutions gouvernementales, des associations civiles et religieuses, pour obtenir quelques soutiens. Cette lutte quotidienne pour la survie a favorisé l'émergence de nombreux chefs de file féminins, des femmes qui savent parler et argumenter en faveur de leurs droits. Certaines, aujourd'hui, citent de mémoire l'article constitutionnel 4o. ou la Convention 169 du Bureau International du Travail. Toutes appartiennent à San Antonio, les dirigeants de la communauté de Cresciencio Morales étant encore tous, à ce jour, des hommes.
Pour se faire entendre, les femmes mazahuas sélectionnent dans leur culture les éléments susceptibles, par contraste, de servir comme emblèmes de leur spécificité. Leurs dirigeantes s'expriment généralement en langue
mazahua, avec facilité, et se chargent de se faire comprendre de leurs interlocuteurs métis. Celles qui semblent destinées à devenir dirigeantes mais qui ne parlent pas la langue s'efforcent de l'apprendre et veulent que leurs enfants en fassent autant. L'une des personnes que j'ai interviewées, qui possède une formation universitaire et travaillait à l'époque comme assistante d'une dirigeante, m'a confié être en train d'apprendre le mazahua pour pouvoir communiquer avec toutes les femmes.
De même que la langue, la tenue vestimentaire traditionnelle a été abandonnée par les femmes mazahuas de seconde et troisième génération. Elles ont suivi les ordres de leurs parents, disent elles, " pour passer inaperçues " et se confondre avec la population métisse pauvre de la ville, évitant ainsi les insultes et agressions de la part des citadins. Cependant, dans les contextes où il devient nécessaire d'agir en tant que groupe et de se confronter à d'autres groupes identitaires, elles recourent au costume mazahua comme signe distinctif. C'est le cas, généralement, quand elles se rendent à des meetings ou à des manifestations, quand elles doivent plaider la cause de leur groupe ou de l'un de ses membres auprès des fonctionnaires gouvernementaux, des agents du ministère public, des associations civiles ou des groupes religieux. L'emploi du costume mazahua sert aussi de symbole par lequel elles ratifient et actualisent leur adhésion, que ce soit quand elles se rendent à des réunions communautaires importantes, qui leur permettent d'inventer de nouvelles traditions comme les pèlerinages exclusivement urbains, ou bien, plus simplement, quand elles retournent au village. Langue et costume acquièrent ainsi une nouvelle fonction dans la ville. Leur emploi est indispensable pour que les dirigeantes soient reconnus comme les représentantes de leur groupe, c'est-à-dire comme membres " légitimes " de la communauté. Dans le milieu urbain changeant, ils servent à se distinguer des délinquants, à l'heure où les quartiers dans lesquels les Mazahuas vivent et exercent leurs activités connaissent une augmentation de la criminalité.
Réseaux féminins dans la ville
Comme beaucoup d'autres communautés indigènes, les communautés mazahuas se caractérisent par un mode de résidence
paterno-local. Les communautés d'origine sont généralement structurées par quartiers. Chaque quartier constitue une unité socio-territoriale fixée par des relations de parenté. Quand une femme épouse un homme elle devient membre du village ou du quartier de celui-ci, ce qui signifie qu'elle change d'appartenance socio-territoriale et d'identité, qui lui sera conférée par les liens avec son mari et avec sa famille. C'est ainsi que les femmes, quand on leur demande à quel quartier elles appartiennent, donnent le nom de celui de leur mari, tandis que si la question porte sur leur quartier avant le mariage, elles citeront celui de leur père.
En ville, les modes de logement sont plus souples, sans que cela signifie l'abandon du modèle
paterno-local, pratique fermement ancrée dans l' habitus puisqu'elle persiste même chez les familles monoparentales. Il existe ainsi de nombreuses familles dont la mère agit comme chef, en l'absence de mari. Leur demeure est identifiée par les fils comme étant celle de leur mère. Quand ils se marieront, ils y amèneront leurs épouses, et il reviendra aux filles d'aller vivre chez leur belle-mère.
S'il y a donc bien un ensemble de facteurs persistants, certains changements sont apparus. En ville, les réseaux bilatéraux de parenté acquièrent une importance nouvelle. Les relations entre mère et fille et entre soeurs sont plus fréquentes, quotidiennes et nécessaires en milieu urbain. Si, dans les communautés, ces rapports sont distants en raison de la différence d'appartenance socio-territoriale acquise en tant qu'épouse, ils tendent à devenir plus proches en milieu urbain. La nécessité de compter sur le soutien familial, et particulièrement sur l'appui des autres femmes pour les soins aux enfants ou aux malades, fait que les liens entre femmes deviennent plus étroits. Ce phénomène existe pour les deux communautés, particulièrement pour celle de San Antonio dont les femmes vivent principalement du commerce et ont fondé des associations corporatives.
D'autre part, les relations deviennent plus fréquentes et importantes entre les enfants et leur mère qu'avec leur père. Il semble parfois que les maris et les pères n'ont pas seulement disparu de la conversation, mais aussi de toutes les activités accomplies par le groupe. Par une série de modèles et de traits culturels, les Mazahuas se rapprochent ainsi de ce que Oscar Lewis caractérisait de " culture de la pauvreté ", marquée par " la fréquence relativement élevée des abandons de famille, la tendance à centrer la famille sur la femme ou sur la mère, ce qui entraîne une meilleure connaissance de la parenté du côté maternel " (Lewis, 1986:113). Lewis attribue la présence de ces caractéristiques au chômage et à la frustration des hommes, mais il ne nous explique pas pourquoi, partageant la même pauvreté, ce ne sont pas les femmes qui ont quitté mari et enfants.
C'est précisément à partir du concept de catégorie sexuelle que cette situation peut trouver une explication. Le fait que les femmes soient en charge de l'éducation des enfants et de la reproduction des familles fait d'elles leur principal support. Les relations symboliques entre maternité et soin des enfants entraînent des pratiques qui insèrent ces derniers dans leur lignée maternelle. En ville, la famille de la mère a plus de responsabilité envers les enfants que la famille paternelle. Comme j'ai pu le constater, il se maintient entre les Mazahuas une structure qui tend à faire reposer sur la famille maternelle une série de responsabilités liées à la reproduction familiale. Dans trois cas au moins, à la mort de la mère la parenté maternelle s'est chargé des orphelins. Les soeurs de la mère ont pris soin des enfants, tandis que les frères intervenaient dans les situations plus complexes, tels que la lutte contre la toxicomanie des jeunes ou pour éviter aux enfants de devenir des " gosses de la rue ". Dans les trois cas, le père des orphelins finit par former de nouvelles unités familiales avec une autre femme et ses enfants, les prenant en charge, comme époux et comme père, comme ses enfants adoptifs.
Tout ce qui précède nous indique que les réseaux centrés sur la mère et sur les relations familiales du côté maternel acquièrent en ville une importance nouvelle, aussi bien dans les communautés indigènes que chez les métis, importance qui mériterait des études approfondies pour rendre compte des structures complexes de parenté.
Il semble que ces réseaux centrés sur la mère soit un phénomène urbain relativement étendu. Yamagisako (1977) a observé une asymétrie semblable entre parentés bilatérales chez les immigrants japonais aux
Etats-Unis, de même que dans la classe ouvrière londonienne et dans les classes moyennes de Londres, New York et l'Europe de l'Est, et chez les juifs et les classes pauvres et moyennes de l'ouest de
Etats-Unis. Les voies féminines de sociabilité se manifestaient, selon cette
auteure, par des formules de co-résidence, de résidence proche et d'aide mutuelle, au travers desquelles les femmes paraissaient entretenir des relations beaucoup plus proches que celles entretenues par les hommes. Les unités domestiques mazahuas paraissent aussi similaires à celles d'autres secteurs urbains populaires, mais elles s'en distinguent par leur culture, et particulièrement par l'univers symbolique qu'elles partagent et par l'adhésion qu'elles professent envers leur communauté culturelle.
Les mères sont le support le plus constant des relations entre les enfants et interviennent comme intermédiaires dans les disputes. Elles agissent comme agents des liens avec les autres membres de la parenté, au sein d'un vaste réseau puisqu'il s'étend latéralement sur quatre niveaux, ce qui signifie une multiplicité des cousinages jusqu'au quatrième degré de parenté par ancêtres communs. Cette reconnaissance leur permet d'identifier une infinité de personnes comme membres de leur communauté culturelle, avec lesquelles elles partagent des liens de sang et des ancêtres communs, ce qui oblige peu ou prou à une certaine solidarité.
Mais avec tout ceci, qu'en est-il des hommes ? Le chômage et le sous-emploi dont ils souffrent agissent à l'encontre de l'accomplissement des obligations et des responsabilités " légitimement " attribuées à la masculinité. Ils ne parviennent pas à remplir le rôle de protecteur et de pourvoyeur de ressources que la culture et la société leur assignent. Ils ont dû accepter que leurs femmes travaillent pour leur propre compte tout en assumant que la maintenance du foyer repose en grande partie sur elles. On assiste dans quelques cas à une inversion des rôles attribués à chaque sexe. J'ai ainsi rencontré une famille où, en raison de l'absence de soeur ou de belle-fille, les garçons devenus hommes étaient resté dans la communauté d'origine. Ils préparaient le nixcometl
(nixtamal), les tortillas et s'occupaient de leurs frères cadets. Dans d'autres cas, les époux citadins s'occupaient de la maison, nourrissaient les enfants, les accompagnaient à l'école, tandis que les mères sortaient pour travailler ou pour se consacrer aux activités politiques liées au bien-être du groupe. Ceci ne signifie cependant pas que les images de ce que doivent faire et être un homme et une femme aient changé. L'un des jeunes hommes sachant faire les tortillas espère se marier avec une femme qui " ne soit pas une " paressseuse " et qui sache prendre soin de son foyer comme il se doit. La mère est d'accord avec lui et espère que ses fils lui apporteront rapidement des brus. Une veuve affirmait que " si j'avais un mari je serais à la maison ". Les femmes de San Antonio se plaignent des conjoints qui ne remplissent pas les rôles attribués aux hommes. Cependant, cela n'entraîne pas de changement dans les éléments culturels qui définissent la normalité de la distinction des sexes.
Dans la majorité des cas, l'inversion ne s'étend pas à la division sexuelle du travail. Il est fréquent, de plus, que le travail des femmes hors du foyer crée une tension dans les relations familiales en raison des croyances selon lesquelles les femmes qui " sortent dans la rue " peuvent profiter de ces sorties pour entre en relation intime avec d'autres hommes. Il arrive donc que les femmes soient attaquées verbalement par des phrases comme : " si tu as réussi à trouver de l'argent c'est qu'un homme te l'a donné ". Les femmes sont aussi fréquemment agressées physiquement, car les choses étant ce qu'elle sont, il faut bien que l'homme montre qui commande dans la maison.
La violence physique et verbale peut donc être considérée comme un moyen alternatif permettant aux hommes de construire une masculinité alors que les voies de protecteur et de pourvoyeur de ressources leur ont été fermées par une société qui les marginalise et les exclut. Ils recherchent ailleurs les moyens de l'affirmer. Quand un homme ne dispose pas des moyens d'accomplir le rôle attribué par la société, il en cherche d'autres : il entretient la tendance à la polygynie et/ou transforme ses tensions en agressivité contre les femmes. Il s'introduit dans des cercles fermés interdits aux femmes, souvent consacrés à la consommation d'alcool. L'alcoolisme, et aujourd'hui la toxicomanie, sont beaucoup plus fréquents chez les hommes que chez les femmes.
Dans le cas de Cresciencio Morales, les relations entre les sexes sont restées plus " traditionnelles ". Beaucoup de femmes se consacrent à l'entretien du foyer et ne parviennent à obtenir des revenus personnels qu'en travaillant comme domestiques. Elles ne disposent pas de l'expérience acquise dans le commerce, comme le font les femmes de San Antonio. Aucune, jusqu'à présent, n'est parvenue à devenir dirigeante d'une organisation (de commerçants ou de locataires). Certaines d'entre elles ont cependant intégré le circuit du commerce ambulant de la ville, et en sont venues, grâce à la langue, à connaître celles de San Antonio, avec qui elles ont partagé la lutte pour obtenir des emplacements.
Conclusions
Les Mazahuas forment un vaste secteur de paysans-prolétaires appauvris dont le départ provoque sur leur communauté une série de changements accompagnés d'une certaine continuité culturelle. Leur adhésion à la communauté ne s'exprime pas seulement par leurs allers-retours au pays, ou par l'aide qu'ils apportent à l'occasion des fêtes patronales, conformément au panthéon local et à
l'Eglise, ou par le soutien apporté aux proches n'ayant pas émigré. Les relations communautaires se maintiennent au travers des liens de parenté, et se reproduisent grâce au mariage
endogamique, celui-là même que D'Aubeterre (1998) a identifié comme le " ciment " maintenant l'unité de la communauté de San Miguel
Acuexcomac.
La ville n'est pas un endroit neutre dépourvu de signification, mais le territoire de compétences et d'intérêts antagonistes dans lequel la lutte symbolique établissant les classes sociales rejette les indigènes dans la marginalité et la misère économique. En ville, les Mazahuas ont subi la pression de l'acculturation exercée par
l'Etat national et ses institutions, aussi bien que par les citadins de la métropole eux-mêmes. Cela les a conduit à divers changement adaptatifs qui n'impliquent pas, cependant, la perte de leur identité distincte. Dans ce processus de changement/continuité, la parenté matrilinéaire a acquis une nouvelle fonctionnalité.
Les éléments de la culture, y compris certains signes et attributs de l'identité, peuvent changer sans que cela implique des changements profonds de cette identité. Les femmes établissent, grâce à leur langue, à leur costume et à leur sociabilité, divers éléments
d'auto-identification et de contraste qu'elles utilisent dans certaines circonstances pour renforcer l'image que la société urbaine et la société métisse se font de " l'Indien ", notamment dans le but d'obtenir certains droits et un soutien à leurs requêtes. Les Mazahuas vivant en ville ont réussi à transformer certains éléments de leur culture sans perdre leur identité. Ce qui signifie qu'ils ont démontré leur capacité à changer tout en restant les mêmes. On peut dire qu'il en est de même des catégories établies entre les sexes, car si les femmes se sont bien lancées dans de nouvelles activités et ont pris en charge de nouvelles fonctions, il s'agit de changements à l'intérieur du même système et non d'une transformation de celui-ci.
Finalement, il convient de signaler que nous ne pouvons en aucune manière généraliser ces cas pris dans une ou deux communautés à toutes les autres. Les Mazahuas partagent avec les autres indigènes du pays un certain nombre de caractéristiques, dont celle de subir un vaste processus
d'ethnicisation (Gimenez, 1998; Oommen, 1997) au sein duquel ils sont vécus comme des collectivités culturelles marginales et misérables. Face à la pression, à la désagrégation et à l'acculturation qu'exercent
l'Etat et la société urbaine, les groupes communautaires réagissent de différentes façons, en fonction d'une part de la force et de la solidité de leur culture, et d'autre part de la capacité de la société urbaine à les assimiler. Ainsi, de même que nous ne pouvons comparer des cultures différentes à partir de leurs caractéristiques communes isolées, comme l'indiquent les anthropologues nord-américains depuis les années 1920, nous ne pouvons pas non plus interpréter les modèles de signification isolés de leur contexte culturel et de la communication qu'ils produisent et transmettent. Il ressort de ceci que les changements de mode de vie qui se produisent avec l'émigration sont interprétés par les acteurs sociaux qui les vivent de différentes manières, de façon idiosyncrétique et toujours à l'aide des outils symboliques dont disposent leur culture.
Cristina Oehminchen, traduction En.marge
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