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Des bancs de l'école coloniale au Comité exécutif de l'Unesco, il a défendu la même thèse, qui parcourt également toute son œuvre littéraire : avec sa tradition orale, l'Afrique a quelque chose à dire. Mais avons-nous compris de quoi il s'agissait ?

Osons le dire, Amadou Hampâté Bâ épate ! Pour nombre de lecteurs tardifs, il fut longtemps Amkullel l'enfant peul, du nom de ses Mémoires publiées l'année même de sa mort, en 1991, à quatre-vingt dix ans. Retraçant l'histoire tumultueuse de sa famille et les vingt et une premières années de sa propre vie, il y dénoue les boucles du temps comme il se doit en Afrique. Premier ou dernier coup de maître ? Ce testament est une introduction : il n'incite pas seulement à en lire plus, il donne envie de comprendre mieux. C'est qu'Amadou Hampâté Bâ n'est pas n'importe qui et ne vient pas de n'importe où, même s'il naît sous le joug d'une colonisation qui se veut seule porteuse de civilisation ! Son père, mort très tôt, appartenait à l'aristocratie de l'Empire peul du Macina (dont il écrira l'histoire), il descend par sa mère d'un maître d'initiation, compagnon fidèle du conquérant toucouleur musulman El Hadj Omar, fondateur d'un empire allant de Guinée au Mali. Enfin, il est bientôt adopté par son beau-père, lui-même chef traditionnel toucouleur, ce qui lui vaut de connaître avec lui l'exil jusqu'en 1908. Aussi est-il trop tard lorsqu'il est réquisitionné, à l'âge de douze ans, pour la très officielle "Ecole des Otages" où l'administration coloniale envoie les fils de chefs pour former ses futurs auxiliaires, tout en s'assurant d'un moyen de pression sur les familles. Formé, Amadou l'est déjà, et les véritables initiations sont venues d'ailleurs : "Je suis un diplômé de la Grande Université de la Parole enseignée à l'ombre des baobabs", dira-t-il plus tard à Hélène Heckmann, sa collaboratrice pendant vingt ans. Il y a appris l'histoire de ses ancêtres, les grands mythes peuls et toucouleurs, la religion.

Cela ne fait pas encore de lui un sage, mais qui se dira jamais tel ! Nulle violence dans sa révolte contre la colonisation, en tout cas, même s'il montre la plus mauvaise volonté face à l'assimilation proposée : il s'enfuit pour rejoindre sa famille au lendemain de son certificat d'études – on l'obligera à le repasser –, il refuse d'intégrer l'Ecole Normale de Gorée, au Sénégal, dont il a réussi le concours – il sera affecté à un poste précaire tout aussi lointain et pour s'y rendre, forcé de parcourir 900 km à pied escorté d'un garde à cheval. La suite est à l'avenant : il passe plus de temps à accumuler les informations sur les traditions locales qu'à aider l'administration française; profite d'un long congé, en 1933, pour suivre un enseignement spirituel intensif auprès de son maître Tierno Bokar; et devient membre de la confrérie soufi Tidjaniya, dont le grand maître est considéré à tort comme un dangereux perturbateur par les autorités. Il est sauvé de la répression par Théodore Monod, qui l'intègre à l'Institut Français d'Afrique Noire nouvellement fondé à Dakar.

Il a 42 ans, sa carrière officielle peut enfin commencer. Parcourant tout ce qui est devenu l'Afrique Occidentale Française, il recueille contes, poèmes, chansons, histoires et mythes pendant dix ans, vérifiant et recoupant les données de la tradition orale bien mieux que pourrait le faire le meilleur ethnologue, puisqu'il connaît les us, les coutumes, les langues, et qu'il a partout les passeports pour entrer. Il en ressort une véritable Histoire, transmise par la mémoire vivante d'une civilisation. Suivent quelques séjours en France, des conférences à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, les premières publications savantes, et avant même l'Indépendance en 1960, la fondation à Bamako de l'Institut des sciences humaines, puis le poste d'ambassadeur du Mali en Côte d'Ivoire et enfin, huit années au Conseil exécutif de l'Unesco. Quand il se retire en 1970, l'homme a tout réussi. Sa thèse principale - un immense savoir, transmis par tradition orale, mérite d'être sauvé - est devenue une cause officiellement défendue par tous les pays : la protection et l'exploitation des richesses orales et immatérielles de l'humanité (2). Mieux encore : il verra ses mots les plus célèbres se détacher de lui peu à peu jusqu'à prendre valeur de proverbe. Consécration suprême pour un conteur ! "Quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle", cela n'a-t-il pas un air d'universelle sagesse ? On pourrait donc en rester là, et momifier Hampâté, l'empaqueter ?

Sonnons au contraire le glas de cette trahison. Il lui reste vingt ans à vivre pour achever son œuvre et enfoncer le clou. "En Afrique, chaque fois qu'un vieillard traditionaliste meurt, c'est une bibliothèque inexploitée qui brûle" était en effet la phrase exacte d'origine, et l'auteur ne manquait pas de préciser qu'au lieu de "traditionaliste", il serait plus juste de traduire le terme africain par "connaisseur" (en religion, initiation, histoire, généalogie, langues, contes, etc.). Il regroupera sa propre transmission de cette connaissance selon trois directions : la transcription de contes (3), pour lesquels il invente un français aussi nouveau qu'inimitable; les traités érudits (4), où il fait preuve de sa maîtrise dans l'art des classifications qui tient lieu de logique à la "culture" occidentale; et les récits (auto)biographiques (5), où il jette un regard résolument africain – plein d'humour et de pureté – sur la colonisation. Mais il reste fidèle à la tradition africaine, qui veut que l'enseignement élémentaire, moyen et supérieur soit donné en même temps, selon les événements et les circonstances, et constitue toujours une leçon de langage en action. Les contes sont initiatiques, la pensée est distillée ici et là, toujours fondée sur du concret puis accédant au symbolisme, toujours respectueuse du lecteur et de l'état possible de sa compréhension, toujours attachée à retranscrire la puissance du langage parlé. "Ce sont les êtres de la nature qui fournissent les symboles d'un enseignement, le monde environnant est comme un grand livre qu'il convient de déchiffrer." Magistrale leçon de littérature, sous laquelle se dévoile peu à peu la sagesse du soufi africain, cette "volonté de connaître et de comprendre, de ne jamais parler d'une chose que je ne connaisse pas, de n'avoir jamais peur d'entrer dans n'importe quelle réalité pourvu que j'en sois respectueux et que cela n'ébranle pas ma propre foi." Quand on lui demandait : "Que pourrait donc nous apporter l'Afrique ?", Hampâté Bâ répondait : "Le rire, que vous avez perdu." Plus encore que la défense des traditions, c'était donc là son message : ce rire africain lui-même, déployé avec tant de talent, de simplicité, de finesse, de tolérance, qu'il en devient un remède pour l'avenir.

 

(1) L'Empire peul du Macina (1955), Première version de Tierno Bokar (1957)

(2) Elle vient de permetre par exemple aux Kallawayas, Indiens des hauts plateaux de Bolivie, de garantir leur médecine ancestrale, et surtout leur pharmacopée, contre l'accaparement par les brevets que tentent les compagnies privées

(3) Kaïdara, L'Eclat de la grande étoile, Njeddo Dewal, Nouvelles Editions Africaines

(4) Tous épuisés sauf Vie et enseignement de Tierno Bokar, éditions du Seuil

(5) Outre l'Enfant peul, le truculent et cocasse L'Etrange destin de Wangrin, éditions 10/18

Un article pour Nouvelles Clés  

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