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PRÊTRE, SORCIER OU GUÉRISSEUR FOU ?
UNE ÉTYMOLOGIE LOURDE DE SENS
Le mot chamane, à l'origine "saman", fut emprunté aux
Toungouses de Sibérie orientale, maintenant appelés Evenks. Les
ethnologues le firent dériver tantôt du sanscrit "çramana"
qui désigne un moine errant, tantôt de la racine "sam" des
mots évoquant la danse, le saut, le galop. Alors, ancêtre lointain de la
caste des prêtres, ou gesticulant guérisseur quelque peu aliéné ? On
fait aujourd'hui remarquer que "sa" est la racine des termes
toungouses désignant la connaissance, qu'un chamane n'était ni un fou ni
un chef. On le replace ainsi dans le système de pensée qu'il incarne,
dansant explorateur d'un savoir ineffable. Dans plusieurs autres langues
un mot commun désigne le chamane et le rêve.
LE CHAMANISME : TECHNIQUE DE L'EXTASE ET PRATIQUE DU RÊVE
La transe chamanique est le récit de rêves. "Un grand chamane est
avant tout un bon rêveur" disait au début du siècle un chamane
bouriate. Et à la même époque, Nimuendajù le sorcier chipaya ajoutait
en écho : "les rêves sont l'origine de la sagesse du chamane".
La possibilité pour l'être humain d'échapper à son environnement et
d'accéder au "monde-autre" où résident les esprits existe
dans toutes les sociétés cultivant l'idée d'une réalité à plusieurs
étages, différents mais perméables. Visite passive dans le rêve
nocturne habituel, ce contact prend la forme de voyages contrôlés,
actifs quoique tout aussi oniriques, lors de pratiques rassemblées sous
le terme général de chamanisme, que Mircéa Eliade définissait comme
une "technique de l'extase". L'homme-médecine, le sorcier, le
druide ou le chamane remplissent la même fonction, marquée par leurs
différences culturelles. Ils régulent les relations entre nature et
surnature en intercédant auprès des esprits. Ils poursuivent aussi les mêmes
buts : soigner les malades, accompagner l'âme des morts, obtenir une
divination ou agir sur les éléments naturels. Qualifié de
"praticien du rêve" par l'ethnologue Michel Perrin, le chamane
utilise le rythme, la danse et les substances psychotropes pour obtenir la
transe et les rêves qui lui permettent d'accéder au monde des esprits,
source de ses pouvoirs et terrain de son action.
A QUOI RÊVENT LES CHAMANES ?
L'ANNONCE RÊVÉE D'UNE VOCATION
"On devient chamane en rêvant", disaient les Bouriates.
L'onirisme est un élément primordial, au sens propre du terme, du
chamanisme. C'est en effet dès l'enfance que l'on acquiert en rêve la révélation
de sa vocation. L'enfant reçoit la visite d'un chamane défunt ou entend
l'appel d'esprits de la nature. Il se voit chevaucher un animal mythique,
soigner des malades, voler sur de longues distances ou plonger au centre
de la Terre. Pourtant la position de chamane est rarement enviée,
contrairement à l'image que nous en cultivons. Elle apporte maigre
richesse et pouvoir limité. Elle implique surtout une grande souffrance,
le danger d'être aspiré par les esprits, des obligations multiples empêchant
de se consacrer aux tâches vivrières. Cette peu réjouissante
perspective s'ajoute à l'aspect souvent terrifiant des rêves pour
provoquer chez l'enfant l'apparition de troubles liés au monde des
esprits par les croyances du groupe (associabilité, phobies alimentaires,
"absences"). Sans cesse ravivés par la répétition du rêve
annonciateur, ces symptômes ajoutent l'isolement à l'anxiété et
culminent en une "maladie chamanique", souvent caractérisée
par une perte prolongée de connaissance et des rêves de rencontre avec
des esprits s'annonçant comme futurs alliés. Héritage, choix personnel
ou élection par les esprits eux-mêmes, les usages codifiant l'accès au
statut de chamane varient, mais les rêves enfantins, la maladie et les
visions qui l'accompagnent en font toujours l'annonce, constituant un
point commun à toutes les cultures chamaniques. Les chamanes appelés au
chevet de l'enfant jugent la validité de sa vocation d'après la teneur,
la clarté, l'intensité et parfois le caractère prémonitoire de ses
visions oniriques. Si les soins apportés au malade ne parviennent pas à
éliminer rêves et symptômes, son avenir est confirmé. Bon gré mal gré,
il deviendra chamane.
INITIATION ET PRATIQUE CHAMANIQUE
Les modalités de l'initiation chamanique diffèrent grandement selon les
sociétés. Pour certaines, les esprits transmettent directement, par des
rêves, les dons de guérison et la capacité à voyager dans leur monde.
"Le chamane est comme ça, on ne lui enseigne pas. Celui qui apprend
à chanter pour être chamane, il ne fait rien de bon", dit un
Guajiro du Venezuela. Pour d'autres, apprentissage et onirisme sont complémentaires.
"Je suis voyant-guérisseur parce qu'un rêve m'en a informé, parce
qu'il m'a été ordonné de l'être, parce que les anciens voyants-guérisseurs
m'ont aidé à le devenir" annonce Tahca Ushte, "saint
homme" Lakota. Chez les Embera de Colombie le rêve permet à la fois
d'acquérir les chants d'invocation des esprits et de se remémorer les
enseignements reçus du maître dans la journée. Pour d'autres cultures
enfin, l'initiation prend la forme d'une séance dramatique.
Difficile donc de dégager un schéma général, mais des caractéristiques
communes existent. L'initiation comporte toujours des rêves. Elle
implique très souvent l'ingestion de substances psychotropes induisant
des phases de transe plus ou moins aiguë. Elle doit prouver sa réussite
par des signes évidents pour tous, tels que des manifestations
paranormales sonores ou lumineuses, des chants en une langue inconnue, des
prouesses physiques ou la guérison d'un premier malade.
Est-ce à cause de la rudesse de leurs conditions de vie, notamment
climatiques ? Le rite initiatique revêt son aspect le plus spectaculaire
chez les peuples du nord, Inuit, Lapons ou Sibériens. Les récits des
explorateurs et les témoignages recueillis par les premiers ethnologues
permettent d'en dresser une image. Physiquement et moralement purifié
autant que conditionné par le jeûne, la sudation et le bain, le futur
chamane absorbe un hallucinogène, amanite tue-mouche mélangée à une décoction
de fraisier sauvage qui en combat les effets digestifs. Peu à peu, le
rythme des tambours que battent ses aînés l'entraîne dans la transe. Il
danse autour d'un espace sacré, au centre duquel est planté un arbre ou
un poteau totémique, censés représenter l'axe vertical universel
parcourant les mondes d'En-bas, d'Ici et d'En-haut. L'initié danse et
tourne, de plus en plus vite, tambours et clochettes marquent un rythme si
rapide qu'il ne peut bientôt plus que tressauter sur place. Frénétique,
il tourne sur lui-même comme un derviche, bondit soudain, retombe, saute
encore, puis s'écroule. Tout bruit s'arrête. Première extase. Il rêve
sa propre mort, riche en détails macabres, sanglants et douloureux. Des
êtres inconnus le décapitent, lui arrachent la peau, le décharnent
muscle par muscle, le désossent patiemment, jetant tous ces morceaux un
à un dans une bouillante marmite. Le temps semble infini de cette mort
atroce. Tout aussi délicatement, on le reconstruit enfin. Le squelette,
os par os, puis la chair, la peau, la tête finalement. Miracle, il est
entier, lavé de son passé. Il se ressaisit, bondit, danse sa renaissance
à une vie nouvelle. C'en est trop, il s'effondre, les bruits s'éteignent,
il rêve de nouveau. Il rencontre son principal allié, qui lui apporte le
talent par lequel il brillera le plus. Si c'est un ours il sera grand
chamane, aux pouvoirs sans limite. Puis apparaissent ses esprits
auxiliaires. L'aigle le rendra clairvoyant, le serpent guérisseur, la
souris expert dans le monde d'En-bas, le vent maître des intempéries.
Parfois il se relève et imite à la perfection l'animal qu'il est en
train de rencontrer. Attention, ce n'est pas du vaudou, ce serait une
erreur de le croire possédé. Tous les chamanes insistent, il ne perd pas
la tête, il n'est pas habité, il est à la fois lui-même et l'animal
dont il s'incorpore l'esprit. Nouvelle phase de calme. Homme nouveau
pourvu d'alliés, il est déjà chamane. Son rêve suivant en donnera la
preuve. Avec une étonnante clarté, il lui montre les endroits précis où
plus tard, sur ses indications, un autre que lui chassera l'animal dont la
peau lui fera un tambour, trouvera l'arbre dont on tirera ses objets de
pratique. Mais déjà ses alliés l'entraînent. Grâce à eux il
s'enfonce, traversant un à un les mondes souterrains jusqu'au dangereux
territoire où reposent les défunts, qui tentent de l'aspirer. Il sort de
sa torpeur, mime la rencontre, la lutte et sa victoire. S'il est un grand
chamane, sa vision le conduit alors, survolant la contrée qu'habite sa
tribu, vers des Mondes Célestes dont il devra tout taire aux profanes.
S'il est moins puissant, il grimpe à l'arbre totémique, en haut duquel
il est emporté par une nouvelle extase. Rappelé sur la terre par les
tambours de ses aînés, il leur fait le récit détaillé et complet de
son initiation, essentiel passage par le langage destiné à prouver qu'il
a tout bien vécu, à la fois consciemment et porté par son rêve.
La pratique chamanique elle-même fait largement usage de la transe, des
visions de rencontre avec les alliés et de voyage aux mondes des esprits.
S'y ajoutent des rêves de diagnostic et de techniques spécifiques à
chaque cas, sur lesquelles le chamane garde en général un sourcilleux
silence, par crainte de voir ses secrets perdre leurs pouvoirs ou utilisés
par ses concurrents.
Annonciateur, initiateur et aide à la pratique, l'onirisme joue dans le
chamanisme un rôle aussi fondamental que celui qu'il tient dans la vie
quotidienne des peuples à la pensée magique. La différence essentielle
réside en ce que le chamane, en conservant sa conscience, apprend à
contrôler les aspects "sauvages" du rêve, dont il doit obtenir
des résultats tangibles. En cas d'échec il ne se privera certes pas
d'accuser les esprits. Il en sera moins cru, moins respecté, moins
consulté. Utilisation concrète de la créativité onirique, le
chamanisme primitif conduit, en éclairant l'aspect hallucinatoire de la
pensée magique, à mesurer en retour le poids des croyances inconscientes
dans d'autres conceptions, plus matérialistes, du monde. Et ce d'autant
plus qu'il invite, par la cohérence entre sa pratique et la mentalité
qui l'anime, à reconsidérer la place de la conscience dans l'agencement
de la réalité.
En.marge avec Nicolas Maillard et
Roger Ripert, "Le Livre des Rêves",
Albin Michel, 2000, disponible en librairie. En attendant que l'éditeur
proteste, profitez-en !
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