RETOUR AU SOMMAIRE DU DOSSIER   THÉRAPIES ET SANTÉ                                           RETOUR A REPORTAGES ET ARTICL                  

Un médecin inspiré par l'anthroposophie, cette “sagesse de l’homme” : voilà qui laissait augurer de clarifiantes réponses à nos interrogations sur les rapports entre santé et spiritualité. Surprise ! N’hésitant pas à les remettre en question - ou plutôt, en ordre -, le docteur Kempenich nous invite à élargir notre regard sur les grandes affections contemporaines, et au-delà, sur l’éclairage qu’elles apportent quant au sens de notre présence individuelle au monde.

En.marge : Santé, guérison et spiritualité, un tel sujet ne peut qu’intéresser un médecin anthroposophe, mais il semble vous passionner tout particulièrement. Pourquoi ?

Robert Kempenich : Parce que mon regard sur lui a radicalement changé. Pendant des décennies, j’ai adhéré à l’idée que l’esprit était et que si l’on s’y vouait, on allait se sentir mieux, grandir avec lui, se sentir plus global. Bref, je considérais la spiritualité comme un outil de guérison. Maintenant, sans en prendre le contre-pied, je trouve cette idée quelque peu mercantile. Dire que l’esprit va nous guérir, comme une chose dont on peut se servir, implique une notion d’utilité très contemporaine : tout sert à quelque chose, et tout sert à moi. Or il faut replacer les choses dans le bon ordre. La spiritualité n’est pas là pour guérir l’homme, c’est la maladie qui est là pour éveiller son esprit ! Paracelse disait : “Les maladies sont les ouvriers du divin”. Elles ne sont pas elles-mêmes l’éveil, mais elles sont un moyen d’éveil, inscrit dans la destinée humaine par l’absolu, l’univers - ou appelez ça comme vous voulez. Un déséquilibre de la nature qui amène l’homme à s’interroger sur la manière dont il était disposé auparavant, sur le concept qu’il avait de la vie, sur sa façon de la ressentir et d’agir dans le monde.

En.marge : Cet éveil varie-t-il en fonction des maladies ?

R. Kempenich : Au cours des siècles, les maladies ont changé, certaines ont disparu “dans le corps de l’histoire”, dit-on justement. Dans une biographie individuelle, les maladies infantiles et celles du grand âge n’ont pas le même sens. De même, différentes affections accompagnent l’évolution de l’humanité. Les maladies épidémiques d’autrefois, comme la peste qui ravageait une ville entière en quelques jours, étaient inflammatoires, juvéniles en quelque sorte. Mais surtout, elles se transmettaient par les fonctions vitales, par ce qui est commun, la respiration, l’alimentation. Elles atteignaient la communauté plus que l’individu, bien que celui-ci souffrît affreusement. Elles ont provoqué des prises de conscience, contribué à modifier la cité, la politique et les comportements, notamment relationnels. La peste a sorti l’homme de sa tanière, finalement !

En.marge : Un retour des grandes épidémies est-il pour autant exclu ?

R. Kempenich : Ce n’est pas automatique, mais ces maladies reviendront si les conditions qui leur ont permis d’apparaître se représentent. Toute maladie dépend d’un contexte socioculturel, on ne peut pas en faire le diagnostic sans faire celui de la socioculture dans laquelle elle survient. Socioculture, maladie et individualité sont indissociables. Le sida ou l’hépatite B, par exemple, bien que contagieux, ne devraient pas être qualifiés d’épidémies : ils ne se transmettent pas par les fonctions vitales, mais par le sang et le sexe, deux éléments intimement liés aux comportements. Et vers quoi ces virus pointent-ils le doigt ? Le système immunitaire et le comportement individuel. Et il en va de même pour toutes les maladies qui occupent aujourd’hui le devant de la scène. Bien différentes de celles d’antan, elles ne s’attaquent pas à la communauté mais à l’individu, à travers ce qui est censé garantir sa présence, sa différenciation, sa manifestation au sein de l’universel : le système immunitaire. Les allergies augmentent chaque année. Pourquoi ? Deviendrions-nous de plus en plus étrangers au monde, au point de faire des anticorps contre tout, de rejeter tout ? Augmentent également les maladies auto-immunes : scléroses en plaques, lupus, polyarthrites rhumatoïdes, dermatomiosites. Je fais des anticorps contre moi-même. Ne me reconnaîtrais-je plus moi-même comme un individu ? Autres maladies qui font la une : les cancers. Là encore, ils interrogent le concept de la vie humaine et de la maladie, mettent en question les comportements, ouvrent à la dimension psychologique de la vie, mais aussi philosophique et spirituelle.

En.marge : Dimensions que la médecine anthroposophique permet d’aborder ?

R. Kempenich : Oui, car elle ne propose pas une vision du monde, mais une méthode d’observation qui replace le patient dans sa globalité. Toutes ces maladies modernes affectent le système immunitaire, garant d’une manifestation individuelle qui s’effectue selon deux gestes fondamentaux : l’individualisation et l’universalisation. Pour me manifester, il me faut un espace dans lequel prendre corps, ce qui implique une séparation entre moi et l’univers. Mais la limite ne doit pas être infranchissable, elle est un lieu de communication, et même d’opposition : le système immunitaire fabrique des anticorps, l’enfant choisit pour premiers mots “moi” et “non”, je perçois l’autre comme différent. La perception est dualisante, je ne peux pas être dans les jumelles et derrière à la fois. Cette différenciation me permet de me ressentir moi-même. Joue alors l’autre geste de la nature humaine, l’universalisation. Au lieu de différencier, identifier, permettre que le différent devienne identique. Je prends l’autre en moi ; les perceptions visuelles, sonores mais aussi tactiles ou gustatives me pénètrent, l’air et la nourriture entrent en moi ! Avec les aliments, je vais devoir déshabiller une substance de sa nature étrangère pour qu’elle devienne moi. En fait, faire du soi à l’intérieur de ses limites, c’est faire du soi avec du non soi, s’universaliser, tout simplement digérer.

Il se trouve que ces deux gestes sont socioculturellement disponibles à notre époque. Chacun veut se séparer, chacun veut être. Jamais les techniques du bien être et le développement personnel n’ont été autant à l’ordre du jour. Mais jamais les mouvements d’universalisation n’ont été aussi grands, c’est trivial de le dire, la terre est un village. Culturellement, quelles sont les pathologies ? Si la séparation va trop loin, la solitude. La solitude grise des grands ensembles, du walkman, de la télévision et de l’ordinateur. L’homme seul, rempli de savoir qui ne vient pas de lui, qu’il n’habite pas ! Si l’universalisation va trop loin, c’est l’uniformisation. Mode de vie, culture, attitude vestimentaire, alimentation, architecture, tout devient semblable. Chacun veut plus d’individualisation et l’humanité cherche, elle, comme un tout, à devenir un être.

Ces deux gestes sont aussi ceux du méditant qui se met à l’abri dans une pièce à une heure particulière, se sépare de ses propres encombrements, activité pensante, émotions et volitions ; puis va se poser et s’ouvrir à l’universel. On les retrouve au niveau du système immunitaire, qui se sépare mais s’universalise également, ce dont on ne parle jamais. Dans un livre d’immunologie, dans la presse, qu’apprend-on en effet ? Que le système immunitaire est un organe de défense. Anti-corps contre anti-gènes. Un organisme militaire qui patrouillerait en permanence à la recherche d’un éventuel étranger s’introduisant dans mon petit univers et cherchant à le coloniser. Cela repose sur une vision d’un monde hostile à l’individu. Or une question se pose, essentielle : peut-on parler de l’étranger à reconnaître sans qu’il y ait une activité cognitive préalable, qui permette au moins de le reconnaître ? Le système immunitaire, avant d’être un organisme guerrier, est d’abord un organisme de reconnaissance. Et s’il est un organisme de reconnaissance de l’étranger, du différent, il faut qu’il puisse différencier l’autre de moi, donc il est au préalable un organisme de connaissance de soi. De fait, dans tout ouvrage d’immunologie vous trouverez un passage sur la “tolérance du soi”. Mais il y a un problème : le moyen de connaissance, pour le système immunitaire, c’est l’anticorps. Or faire des anticorps contre soi, cela s’appelle la maladie auto-immune, c’est interdit par la théorie (à moins d’accepter l’idée que les maladies auto-immunes sont un déséquilibre d’un processus sain). La science a donc inventé un détour, la “ délétion clonale ” un mécanisme qui fait disparaître ces auto-anticorps.Or c’est faux. Ils durent toute la vie. Ils commencent au stade embryonnaire et fluctuent ensuite. On sait aussi (mais dans un petit paragraphe parlant de “l’image interne”) que nous aurions au fond de nous les anticorps qui correspondent à tous les antigènes, mais non encore révélés. C’est extraordinaire, et personne ne s’y intéresse. Pour pouvoir reconnaître l’autre, je porte forcément un regard vers l’intérieur. Le système immunitaire est l’organe qui nous fonde biologiquement à l’art de la rencontre, et c’est dans ma qualité de présence, dans la manière dont je vais m’ouvrir à l’autre et le reconnaître au-dedans de moi-même, que je vais me reconnaître et m’individualiser. Quand je disais que digérer, c’est accepter que l’autre me pénètre !

Voilà le contexte dans lequel s’inscrivent les maladies affectant le système immunitaire, garant de la distinction entre soi et non soi. Dans les allergies, la perception ne s’est pas mise au bon endroit. Moi et les pollens, moi et la nature, cette séparation est en nous. Ce n’est pas que la nature et l’homme deviennent de plus en plus étrangers, c’est que l’homme se replie en lui, ne vit plus que dans une petite partie de lui. L’homme des villes surchargé d’informations mortes, à l’alimentation prédigérée, ou l’enfant qui n’a pas connu la fièvre ou les maladies infantiles, par abus d’antibiotiques ou de vaccinations (ne soyons systématiquement contre aucune thérapie), qui ne s’est pas suffisamment confronté au monde vivant, n’est plus capable d’intérioriser et de vivre un simple pollen naturellement, de mettre la limite entre le vivant et lui. Alors, il réagit de manière inflammatoire.

Dans les maladies dites auto-immunes, je me reconnais trop moi-même comme étranger, comme si j’hyper-percevais des aspects de moi que je ne reconnais pas comme tels. Je fais des auto-anticorps contre ce qui me permet de percevoir (le système neurosensoriel pour la sclérose en plaques) ou de me mouvoir (les membres pour la polyarthrite rhumatoïde). Finalement, je digère avec ma tête ou mes membres, la digestion est au mauvais endroit. La maladie cancéreuse est beaucoup plus compliquée : une partie de moi s’indifférencie de ma présence, en un retour à des lois primitives qui sonne comme une revanche (on parle des anticorps “carcino-embryonnaires”, des “alphaphotoprotéines” mais aussi “d’initiation cancéreuse” et “d’éternisation de la cellule”). Ici, ce sont les forces de la différenciation qui se sont mises au mauvais endroit. Avec une intelligence extraordinaire, la cellule cancéreuse se dérobe aux lois de l’organisme et se soumet à d’autres lois biologiques en une grossesse mortifère. Pour dire : “Je ne suis pas une personnalité d’emprunt”, les forces de vie prennent le relais de ce que j’aurais dû manifester au niveau spirituel. Leur métamorphose en force suprasensible aurait dû se passer, et là elle régresse, et ce travail se manifeste au niveau du corps. Donc c’est une chance, un cancer. Cet être va me coloniser et me rendre grabataire, mais il appelle un regard compassionnel, m’invite à l’interrogation, au changement. Attention cependant de ne pas revêtir l’armure du chevalier contemporain ! Les cancéreux sont en quelque sorte nos héros modernes, affrontant ce dragon invisible dont chaque médecin craint de ne pas faire le diagnostic assez tôt. Dans ce combat, l’interrogation du cancéreux s’éveille : “ Pourquoi ai-je dû attendre ce moment ? ” Voilà pourquoi la maladie fait partie de l’humain, de sa biographie. Et pourquoi s’éveille-t-il ? Parce qu’il se rend compte que sa vie est comptée, et qu’il se comportait avant comme un être qu’il croyait libre.

En.marge : En interrogeant les comportements individuels, toutes ces maladies immunitaires ne remettent-elles pas en question le concept de liberté ?

R. Kempenich : Effectivement, l’individualité humaine n’aura pas été pensée jusqu’au bout si elle ne culmine pas dans l’idée de liberté. Comme c’est à travers le système immunitaire que chacun s’autonomise au sein de l’universel, la liberté ne peut jamais être pensée à la place d’un patient, lui seul peut la découvrir. Je ne peux pas dire : “Mais vous devriez manger autrement, faire de la méditation, avoir un autre sommeil”. A chacun de reconnaître son propre mystère, sa propre manifestation, de déshabiller les personnalités d’emprunt représentatives de ce qu’il est, devrait être, aurait dû être. Il n’y a que lui pour comprendre que chaque seconde de la vie est un sourire de soi au sein de l’universel. Et ce sourire est une rencontre, et c’est dans l’art de cette rencontre que l’universel reprend plein sens. Mais comment chacun fait, je ne sais pas, je ne peux qu’aider à cette découverte, il faut une thérapeutique à la fois biologique, psychologique et spirituelle, où le médecin est le médiateur de l’archétype inné de l’individualité qui, à travers le système immunitaire, essaye de se manifester. Et c’est aussi parler de spiritualité que de dire : rien de pire qu’un malade qui mange tristement des graines parce qu’il faut les manger. Voilà une nouvelle représentation : manger dans la gaieté, la joie, le partage et la rencontre, non pas avec la télé mais avec un enfant qui rit. Partager avec l’époux ou d’autres ce moment de chaleur. Comment on mange est aussi important que ce qu’on mange.

En.marge : Vous allez à l’encontre de la formalisation des comportements sains ?

R. Kempenich : Absolument. J’entends souvent des pseudo-spiritualistes dire : “vous avez construit votre cancer”. C’est d’une gravité énorme ! Le malade a déjà un tel diagnostic à porter, une mort promise souvent, que lui rajouter une culpabilité est dramatique. Je préfère parler de karma, ici. Lui dire que le présent est la rencontre du passé et du futur, car si je peux comprendre le présent c’est à partir des expériences passées, mais si je peux aller dans le futur, c’est parce qu’il m’appelle à des réalisations collectives. J’ai une conscience intellectuelle du passé, que je peux voir ou revoir, me représenter, mais pour le futur, je n’ai que le vouloir, en actes. Et le karma, sous cet angle-là, vient me chercher du futur. Les maladies viennent pour quelque chose. Je ne dis plus pourquoi (cause passée) mais pour quoi, à réaliser. La représentation du passé pour y déceler des causes est souvent intellectuelle et représentative, culpabilisatrice. Mais retrouver soudain pour quoi, en deux mots, ou pour qui, quel soulagement ! Si le karma vient autant du futur que du passé, vous êtes tendu dans un devenir, c’est vous-même qui êtes venu vous dire bonjour. Et Steiner nous a laissé une phrase : “Il n’y a pas de maladies en tant que telles, il n’y a que des processus sains, naturels, physiologiques, au mauvais endroit”. A propos du système immunitaire, cible des maladies d’aujourd’hui, il n’existe pas d’antigène du dehors, puisqu’il a son image dedans pour être reconnu. Je suis en fait tous les éléments de l’univers non manifestés et c’est dans la rencontre, aussi bien alimentaire que psychologique ou spirituelle, que je deviens. Il n’y a donc pas de différence soi - non soi. Il n’y a que : grand soi qui devient petit soi. Une individualisation du Soi.

Un article par En.marge publié dans Nouvelles Clés  (n°37)      

  Retour haut de page                                                               Retour Reportages & Articles                                                           Retour au dossier Thérapies et Santé