C’est un sentiment vague, quoique toujours étrange. Un repas entre amis, par exemple, et soudain vous avez l’impression d’avoir déjà vécu cette scène au détail près – au point que tout paraît, pendant quelques instants, presque prévisible. Parfois, c’est encore plus frappant. Une ville étrangère, une rencontre avec des inconnus, rien qui puisse ne fait appel au souvenir et pourtant, là encore, vous éprouvez cette sensation bizarre de « déjà vu ».
Serait-ce le rappel d’une vie antérieure, comme pensent les esprits magiques ? Mais non, répond la science, qui parle d’un léger dysfonctionnement de la mémoire. Est-ce pour autant une explication ?, se demande le philosophe italien Remo Bodei. D’autres interprétations existent, témoignant des divers sens que les humains ont pu trouver au déjà vu.

Pour la science, une illusion temporelle
En étudiant l’épilepsie, les neurologues ont repéré la responsable du déjà vu qui précède souvent les crises : une zone du cerveau limbique impliquée dans la mémoire autobiographique.(1)  Cette mémoire mélangerait des souvenirs personnels avec les messages que les sens lui envoient au présent, créant ainsi de « faux souvenirs ».
Le déjà vu commun pourrait, lui, être provoqué par la fatigue, le stress ou une intoxication. Mais le conditionnel s’impose, car les chercheurs se gardent d’extrapoler à partir d’expériences menées sur l’épilepsie. Pour le docteur Jean-Pierre Vignal, médecin au CHU de Nancy ayant montré qu’on pouvait reproduire le phénomène en stimulant électriquement la zone concernée, « le déjà vu n’est ni un vrai ni un faux souvenir, mais une reconstruction des souvenirs ».
 
Pour la psychanalyse, un souvenir refoulé
Selon Freud, le déjà vu correspond à la remontée d’un souvenir oublié, l’oubli cachant un traumatisme ou un désir inacceptable pour le Surmoi. Il en donne pour exemple une jeune fille qui, lors d’une visite chez des amies dont le frère est gravement malade, se sent certaine d’être déjà venue, de reconnaître les lieux – oubliant cependant que quelques mois plus tôt, son propre frère a failli mourir, et qu’elle a ressenti, alors, le désir secret de rester fille unique. « En ce qui concerne les quelques rares et rapides sensations de déjà vu que j'ai éprouvées moi-même, ajoute Freud, (…) il s'agissait chaque fois du réveil de conceptions et de projets imaginaires (inconnus et inconscients) qui correspondait, chez moi, au désir d'obtenir une amélioration de ma situation. »

Pour la philosophie, une pomme de discorde
Certains philosophes aiment le déjà vu, et d’autres pas ! Aristote, déjà, l’attribuait à un trouble psychique, saint Augustin au démon venant nous tenter avec des idées de vie antérieure ou d’immortalité. Plus près de nous, Bergson y voit le signe d’un affaiblissement de notre élan vital. De l’autre côté,  platoniciens et pythagoriciens croient au souvenir d’une autre vie, Nietzsche ou les stoïciens plaident pour « l’éternel retour du même ». Remo Bodei, le philosophe italien, botte en touche : n’est-il pas curieux, demande-t-il, que notre intérêt pour le déjà vu augmente dans les périodes où des changements techniques rapides semblent accélérer le temps, « où les individus ont du mal à régler les comptes avec le passé, en raison de la difficulté de le souder à leur présent et de préfigurer un avenir de plus en plus incertain » ?

Pour les artistes, un défi excitant
 « Non, Temps, tu ne te vanteras point que je change ! », s’exclame Shakespeare, car tout n’est que « spectacle déjà vu ». Au dix-neuvième siècle, le phénomène devient un must, de Dickens, Hawthorne ou Chateaubriand qui en était obsédé, à Baudelaire et Proust, bien sûr, pour qui « la sensation semblait dire : "Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te propose." » 
Les écrivains modernes confirment-ils ? « Même en sachant qu'il n'y a rien de surnaturel, répond le romancier Philippe Janeada, c'est enthousiasmant : le temps qui passe n'est pas aussi puissant, invincible qu'on le dit, puisqu'il semble que nous parvenions, pour quelques millièmes de secondes, à le prendre de vitesse. On se sent fort, on vibre un instant, on a la tête qui tourne et on revient dans la vie normale. Mais un instant, c'est toujours bon à prendre. »

(1) Face médiane du lobe temporal (cortex entorhinal, amygdale, hippocampe et gyrus parahippocampique)

CITATION
"Serait-ce que ce que je tiens pour le plus actuel est du déjà-vu, sous une autre forme, dans une autre vie, à la fois autre et mienne ?" Jean-Bertrand Pontalis, Un homme disparaît (Folio, 2001)

A LIRE
La sensation de déjà vu, de Remo Bodei, aujourd’hui professeur à l’université de Californie, soumet les nombreuses interprétations du déjà vu au questionnement philosophique (Seuil, 2007).
Pourquoi la vie passe plus vite à mesure qu’on vieillit ?, de Douwe Draaisma, professeur de psychologie à l’université de Groningen (Pays-Bas), explore les méandres de la mémoire autobiographique (Flammarion, 2008).
Déjà vu, de Philippe Jaenada et Thierry Clech, mélange textes et photos pour nous plonger dans cette sensation (PC Editions, 2007).

REFERENCES
Jean-Pierre Vignal & al. : The dreamy state: hallucinations of autobiographic memory evoked by temporal lobe stimulations and seizures, Brain, janv. 2007, 130, pp. 88-99
Shakespeare, Sonnets, sonnet 123 (Table Ronde, 2007)
Aristote, De Memoria, I, 451a
Saint Augustin, La Trinité XII, 15, 24, Œuvres de saint Augustin (Desclée de Brouwer, 1980)
Dickens, David Copperfield
Hawthorne,Our Old Home
Baudelaire, La Vie antérieure, dans Les Fleurs du mal (Pléiade, 1961)
Chateaubriand, Le Second Voyage ou le déjà-vu (
Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, ch 12 (Payot, 1975)
Proust, A la Recherche du Temps Perdu, t. II (Gallimard, 1987)

                                                                                     Un article pour Psychologies Magazine