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Voir aussi : La Chine s'exprime par l'art du jardin

 

Chine : Un ailleurs de la pensée
Rencontre avec François Julien -
article publié dans Nouvelles Clés (n°34, été 2002)
Philosophe et sinologue, François Julien, professeur à l'université de Paris 7 et directeur de l'institut Marcel Granet, aime soumettre les concepts de la pensée occidentale au télescopage d'un vis-à-vis avec la Chine. Le discours, l'esthétique, la morale, la stratégie, le temps, le nu (1)... livre après livre, comme autant de chapitres d'une œuvre en formation, il remet en question quelques unes de nos idées " universelles ", sans pour autant céder au relativisme ni aux sirènes d'une orientalisation de la pensée. Et tout en se montrant fort prudent quand il s'agit d'en tirer sagesse.

En.marge : Pourquoi ce parcours, atypique dans la pensée formelle et officielle française ?

François Jullien : Soyons clairs : je ne me suis pas intéressé à la Chine pour fuir la pensée européenne ou trouver une pensée autre qui compenserait des " manques " de l'Occident, mais au contraire, c'est mon intérêt pour la pensée grecque qui m'a incité à faire ce pas de côté. Je voulais la réinterroger depuis un " dehors ". Pour un helléniste, à l'École normale supérieure où j'étais à l'époque, le plus courant était de prolonger par le sanscrit. Mais on reste là dans nos racines indo-européennes, dans le monde de la grammaire, de la métaphysique. Or je cherchais un lieu véritablement extérieur, autant par la langue (il fallait sortir de l'indo-européen) que par les rapports d'histoire (ce qui éliminait le monde arabe ou hébreu, trop proches). En même temps, je voulais une pensée qui soit aussi explicitée, argumentée, commentée que la pensée grecque. Seule la Chine remplissait ces trois conditions. Résultat, je me suis retrouvé à Pékin, étudiant le chinois et enseignant la littérature française alors que finissait la Révolution culturelle (1977-78)...

En.marge : Pas de fascination, donc, mais un choix stratégique, philosophique ?

François Jullien : Oui. J'ai le sentiment que la difficulté, en philosophie, est d'abord une affaire de prise. Comment avoir prise sur ce qu'on pense et, plus encore, sur l'impensé qui en constitue les bases, cet impensé en amont de la pensée; à partir duquel on pense et, par là même, auquel on ne pense pas ? Il existe une sorte d'adhérence de la pensée européenne à son fonds historique, grec, structuré (mais qu'il ne faut pas schématiser), même si bien sûr la philosophie n'a cessé de se renouveler et de vouloir s'en défaire pour demeurer inventive. Pour rompre avec cette adhérence, pour acquérir du recul dans l'esprit, je crois important de mettre au travail la fameuse notion d'" hétérotopie " (lieu autre) dont parlait Foucault (2). Non pas en supposant que la Chine est différente parce qu'elle est loin; mais en partant du fait qu'elle est ailleurs, et qu'il existe donc un ailleurs de la pensée. Ailleurs par rapport à la source grecque ou hébraïque et au grand balancement qui, de textes grecs en tradition biblique, nous a en quelque sorte bercés. On estime avec Descartes que le critère du philosophe est de savoir libérer son esprit de ses préjugés, sans soupçonner tout ce qu'il y a en-deçà du préjugé, ce que j'appellerais le pré-notionné, le pré-questionné, le pré-catégorisé; un pré­attendu qui fait que quand on croit avoir commencé, " comme ça ", à penser, tout un travail implicite est déjà en œuvre, auquel on ne songe pas. Le détour par la Chine est une façon de remonter dans ces partis pris implicites. J'ai cherché là une position d'écart, un levier comme celui d'Archimède, permettant de désensevelir des possibles enterrés, de réengager la pensée. Ceci, sans opposer Chine classique et moderne, car je voulais prendre cet écart chinois dans son ensemble, dans sa tradition philosophique aussi bien que dans ce qu'il ouvrait comme possible dans l'histoire contemporaine.

En.marge : Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

François Jullien : La première fut de devenir sinologue sans devenir un spécialiste, d'acquérir la compétence nécessaire sans m'enfermer dans cette spécialisation, l'intérêt étant de l'employer dans un but philosophique. La sinologie est une discipline très étroite et, comme le savoir dans ce domaine est une immensité qu'on ne maîtrise jamais, on est tenté de se borner à la monographie, de se spécialiser encore plus. Autres difficultés : couper avec le sémantisme philosophique et l'histoire du questionnement qui nous habitent intellectuellement, et pratiquer la philosophie à partir d'un investissement de connaissances ne communiquant pas du tout avec les références qui sont classiquement les nôtres. Car j'ai vite perçu qu'au fond, on ne peut pas vraiment comparer ou du moins pas d'emblée - il y faut un montage. Diviser la page en deux, à gauche la Chine à droite la Grèce, ça ne marche pas parce qu'on ne travaille pas la même page. L'idée qu'on puisse établir un parallèle ne tient pas. Que faire de la notion d' " être ", l'un de nos grands points de départ implicites, alors que le chinois classique ne dispose pas de ce verbe (du moins en tant que notion) ? Et si je mets d'un côté l'épopée grecque, que mettrai-je en face ? Rien. En même temps, il y a quelque chose, mais le vis­à­vis n'est pas donné, il faut le construire. La Chine n'ayant pas connu au départ de sa civilisation le foisonnement des mythes et l'épopée, elle ignore le clivage entre mythe et discours, muthos et logos. Une autre intelligibilité se découvre, tout aussi cohérente que la nôtre, dans laquelle la pensée ne s'est pas déployée dans un discours argumenté se détachant nettement du récit mythique. Et pour laquelle l'absence du verbe être ne constitue pas un manque, la Chine pensant le " réel " en termes de " capacité " à l'œuvre. On comprend, dès lors, qu'elle soit passée à côté des grandes questions occidentales : la notion d'être, l'idée de Dieu, l'idéal de la Liberté... Elle a pensé selon d'autres plis : la logique des processus, le monde comme dispositif, l'idéal de la régulation, etc....

En.marge : Elle nous invite à revenir sur nos idées " universelles " ?

François Jullien : La raison européenne s'est conçue avec une ambition d'universalité, mais il nous faut mesurer à partir de quelle histoire singulière, composite et même chaotique - et non point nécessaire, comme elle s'est elle-même présentée -, cette exigence d'universalité s'est formée. Mon passage par une autre pensée ne conduit cependant pas au relativisme, ni à méconnaître ou déprécier, en Europe comme en Chine, la possibilité d'universalisants. Ceux-ci existent en puissance et sont à déployer, par refonte et dépassement. Autrement dit, deux écueils sont à dépasser : l'universalisme facile et le relativisme paresseux. Si j'ai parlé des partis pris de la Raison européenne, c'est justement pour mieux sonder leur fécondité et redécouvrir la pensée européenne comme une aventure étonnante (aberrante ?) - en tout cas fascinante - de la pensée : non pour réduire l'ambition d'universalité mais pour en penser plus rigoureusement l'exigence, à partir des tensions qui l'ont avivée.

En.marge : On a l'impression que cette entreprise vous conduit, avec une sorte de jubilation et de respiration, à une refondation de la philosophie elle-même ?

François Jullien : Mon ambition est là, clairement. J'ai le sentiment que je ne dispose pas au départ de catégories qui pourraient, parce qu'universelles, gérer les différences. A l'inverse des missionnaires, par exemple, qui pensaient détenir une vérité avec laquelle ils s'efforçaient de faire cadrer ce qu'ils trouvaient en Chine. Mais une autre chose dont je me défie un peu, c'est l'emprunt. Je ne veux pas me siniser. Cela implique de passer par la Chine et de revenir en Europe, sans arrêt, afin de dé- et re-catégoriser, défaire et refaire, reconfigurer le champ du pensable. Cette mise en regard, elle, est productive, et interroge la philosophie sur ce que la philosophie n'interroge pas. Elle me permet de remettre de la circulation, et avec plaisir, en effet, parce que - c'est ainsi que je le vois et le vis - la philosophie est toujours menacée du risque de s'enfermer dans une logique notionnelle, conflictuelle, argumentaire, - belle comme telle d'ailleurs -, et de ne plus faire ce qui est difficile, c'est-à-dire penser l'expérience.

En ce sens, ma démarche s'inscrit dans une vieille tradition. Montaigne rapporte avoir appris, par un livre paru en Espagne et parlant de la Chine, qu'il existe une autre civilisation que la nôtre, ayant aussi ses sages, et pour la première fois il pose la question de cette extériorité. D'un côté il y a le bon sauvage et d'un autre côté, cette autre hypothèse, du Chinois, dont il ne sait rien mais qui ferait tout réenvisager autrement. Pascal va plus loin : " La Chine obscurcit, dites-vous; mais il y a clarté à trouver, cherchez-la ". Il finit en disant : " Il faut mettre papiers sur table ". Voilà ce que j'essaye de faire. Bossuet a pu écrire son Discours sur l'Histoire universelle sans citer une seule fois la Chine... Alors que Pascal, un peu auparavant, avait cette intuition si géniale et cette phrase magnifique, qu'il a barrée ensuite : " Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ? ". Imaginez quel ébranlement une telle formule a pu produire dans la pensée européenne (j'en ai retracé brièvement l'histoire dans Penser d'un dehors (3)). Leibnitz écrit tout un volume de correspondance sur la Chine, Montesquieu a des mots étonnants. Et puis l'intérêt sombre.

Dommage, car nous avons affaire, en Chine, à une pensée consistante, explicitée. Contrairement à ce que prétend l'histoire (occidentale) de la philosophie depuis Hegel, la Chine n'est pas restée au stade du " pré-philosophique ". Elle a inventé ses marqueurs d'abstraction, connu une diversité d'écoles. Les mohistes tardifs, par exemple, déploient très bien cette possibilité philosophique vers le troisième siècle avant notre ère - la même époque qu'Aristote. Ils réfléchissent, définissent, argumentent, établissent les procédures de définition et d'argumentation, sont à la fois soucieux de science, d'optique, etc. En voyant au travail ces notions, telle celle de vérité qui n'advient pas complètement mais qui se cherche, on sent que s'organise une pensée par discussion, réfutation, etc., et l'on se dit : " C'est étonnant comme cette configuration théorique nous rapproche de la Grèce ". Et en même temps, on voit bien que d'autres penseurs, souvent les plus grands, comme Mencius ou Tchouang Tseu, répondent à ces tentatives, biaisent avec elles, cherchent à bifurquer, et produisent une sorte d'antiphilosophie qui tend à montrer l'inutilité de la discussion et de la définition.

En.marge : Pourquoi ?

François Jullien : C'est la question que j'aborde dans Un sage est sans idée. Avancer une idée, c'est par là même en laisser tomber d'autres, les rejeter dans l'ombre ; ne plus tenir tout le réel à égalité. Or un sage est un sage précisément parce qu'il ne veut pas sombrer dans la partialité. La sagesse en Chine a été comprise largement comme une disponibilité. On ne s'arrête pas dans une position, dit Confucius. Or, dès lors qu'elle s'exprime en thèse, la pensée court le risque de " poser " ce qu'elle avance (thesis, en grec). Et dès lors qu'on pose, il y a ce qu'on ne pose pas. C'est assez vrai : tout grand philosophe s'aveugle quelque part, l'acuité qui en fait un grand philosophe ne va pas sans une certaine cécité. Le sage fait le choix inverse, qui est de tenir tout à égalité, comme dit Tchouang Tseu. Cela nous apprend à concevoir ce que peut signifier penser sans prendre position, maintenir sa disponibilité, penser comme tout le monde. Être non pas le philosophe qui cherche à penser autrement, mais celui qui pense comme tout le monde pense, et donc, celui dont le point de vue coïncide avec tous les points de vue. Dans ce livre, j'essaye de montrer ce que pourrait être penser sans prendre position. À la fin, cependant, je pose la question de la conséquence politique de cette conception : dans la cité, n'y est-on pas obligé ? Peut-on adopter tous les points de vue ? Le politique n'est-il pas, comme dans la cité grecque, lié à un face à face, à un antagonisme, on est pour ou contre; ou bien tout est-il acceptable -, " il faut de tout pour faire un monde " ? Le vis­à­vis Chine-Grèce permet aussi de questionner la Chine en retour et de l'interroger sur ses points aveugles. Et, dans cet aller­retour entre ces textes de pensée, grecs et chinois, on gagne en lisibilité : car, s'il y a écart, ils n'en développent pas moins de part et d'autre de la cohérence.

En.marge : Réciproquement, on se demande pourquoi la notion de sagesse a été mise de côté dans la pensée philosophique européenne. N'est-ce pas le sens même du mot philosophie ?

François Jullien : Avec cette ambiguïté grecque : faut-il entendre sophia par connaissance ou par sagesse ? Ambiguïté vertigineuse, qui porte le destin de la philosophie ! On voit bien encore qu'il n'y a pas la Chine d'un côté et l'Europe de l'autre, mais des cohérences qui sont mieux développées ici ou là. Et il est vrai qu'une possibilité théorique a pris corps en Grèce, un " arrachement " de la pensée (pour parler en termes hégéliens) qui s'est mieux épanoui côté européen : l'idée d'un savoir désintéressé, fondatrice de la science. La sagesse était l'objet de la philosophie, elle va être laissée de côté. Montaigne fait exception mais, s'il a des prédécesseurs (les Stoïciens, Sénèque...), il n'a guère de postérité, c'est un massif isolé. La philosophie a pris le virage de la science, du pur connaître, avec la technique en conséquence, rompant avec la dimension d'existence qui était encore présente chez les Grecs. Quoique tous nos grands philosophes ne se réduisent pas à une telle schématisation, la pensée européenne délaisse le plan de la sagesse, qu'elle retrouve par la morale, mais affadi et recomposé. La Chine n'ayant pas fait cet arrachement vers le pur savoir, elle n'a pas développé ces clivages.

En.marge : Dans De l'essence ou du nu, vous abordez un autre exemple de cette différence des cohérences, plus frappant encore. Pour la plupart nous sommes surpris, en effet, d'apprendre l'absence, dans l'art chinois, de toute représentation du Nu ! Vous parlez même d'impossibilité. D'où vient-elle ? Comment nous éclaire-t-elle aussi sur nous ?

François Jullien : Il y a chez nous une présence, une sorte d'évidence du Nu en art, c'est un trait européen. Vous le trouvez en Grèce, où il fait corps avec la philosophie; l'Église passe par lui, les arts se renouvellent à travers lui, sculpture, peinture, photographie, il constitue dans notre système de pensée une pièce symbolique forte. En Chine, c'est l'absence. J'ai voulu partir de cette absence, la sonder dans son impossibilité, - passer de l'absence à l'impossibilité ; et donc aussi de l'omniprésence du Nu chez nous à la condition de sa possibilité. Opération double, procédant par éclairage réciproque.

Ce qui fait le Nu, c'est d'abord le statut de la " forme ", l'idée que la forme in­forme, donne forme. C'est l'eidos grec. Être, c'est être avec la forme, " esse cum forma ", comme dit Augustin en reprenant Plotin. Dans le " cercle d'airain ", selon l'exemple d'Aristote, la forme est le cercle, la matière l'airain, et c'est la forme qui constitue, non la matière. Voilà le choix grec : la forme (eidos), la forme-fin, idéale, archétypique, paradigmatique, le modèle. L'enseignement des beaux-arts commence par le Nu. On fait poser un modèle et quand il pose, on oublie qu'il est déshabillé, il existe comme pure forme, comme " en-soi ". Tout a été enlevé, il ne reste plus que ça : l'homme réduit à son essence, l'abstraction, l'Homme en tant que tel, l'homme en soi. Le Nu représente la forme artistique prenant en charge cet en-soi. Adam et Ève, la mythologie, l'allégorie, tout est passé par le nu.

La Chine ne l'a pas représenté parce qu'elle part d'autres choix implicites. La notion de forme ne se distingue pas de celle de " prendre forme ", xing, qui est autant verbale que nominale. Le monde lui­même ne cesse de prendre forme, puisque ce qui fait le monde, c'est sa trans­formation continue. Ainsi, dans les traités chinois d'art de peindre, on ne trouve pas le terme générique " homme " mais une pluralité de rubriques : " moines bouddhistes et taoïstes, hommes et femmes, barbares ". De plus, il faut habiller le personnage selon l'époque, la classe sociale, etc., donc pris dans un contexte ; on cherche toujours à le relier au paysage parce que la même circulation énergétique traverse les veines de la montagne et celles du corps humain. Les vêtements, dans leurs plis, leur mouvement, leur ampleur, les ondulations de la manche, de la ceinture, etc., extériorisent la circulation intérieure du souffle énergétique, qi. Même quand on figure seulement un personnage, on dit : " Il se promène le soir sur la montagne ", avec l'idée qu'il ne faut pas du tout le séparer de ce qui serait le paysage, le monde si vous voulez. Sur cette planche d'acupuncture, voyez que les corps ne sont pas des corps (anatomiques), mais plutôt des sacs dont on dessine les circulations énergétiques. Quant aux vignettes de l'érotique chinoise, les corps y sont dénudés mais ce ne sont pas des Nus, parce qu'ils n'ont pas de forme ; tout l'art et le raffinement se sont réfugiés dans le décor. La tradition chinoise n'est pas conduite à détacher l'homme de son " être au monde " car c'est lui qu'elle privilégie (pour reprendre un terme phénoménologique). Or justement, quand vous regardez la peinture classique européenne, le Nu dans un paysage est toujours séparé, il est effraction : seul l'homme est nu, peut être nu. De là j'ai développé une opposition de concepts : le Nu renvoie à la présence, à la modélisation, au rapport partie­tout, à l'harmonie synthétique ; alors que le point de vue favorisé en Chine est celui de la prégnance, de la schématisation, de l'interaction du vide et du plein et, finalement, d'une harmonie régulatrice.

En.marge : Et quelle sorte de sagesse retire-t-on, à s'extraire ainsi pour aller boire à d'autres sources ? Le constat que l'on ne peut échapper à ses préjugés, une ambition occidentale considérée par les Chinois comme inutile et impossible ?

François Jullien : Ah mais moi je suis grec, pas de doute ! Et que l'entreprise soit impossible ne me dérange pas. D'autre part, il y a aussi un impensé chinois. Il n'existe pas une sagesse qui serait une sorte de trésor de l'humanité, et dont aurait dévié la philosophie grecque. Dans mon travail, je suis amené à mettre en valeur les cohérences chinoises dont je montre l'intelligibilité, qui est bien là, - ce n'est pas de l'exotisme ; mais, en même temps, je fais ressortir les impensés chinois, comme le politique.

Quant à votre question sur la sagesse, il faut comprendre qu'il ne s'agit pas là d'une affaire de conversion, mais de problématisation. C'est aussi une affaire de plaisir, le plaisir philosophique que j'éprouve à prendre à revers, à créer de l'inconfort, à remettre les concepts au travail. Il se suffirait à lui-même.

Mais je ne veux pas non plus éviter entièrement la question. Je crois que notre époque offre une opportunité, qui est d'ouvrir l'intelligence européenne à d'autres possibilités de penser, de les mettre en regard, d'exploiter d'autres cohérences. Mais l'expérience de la Chine ne vient pas compenser ce qui serait une insuffisance ou un aveuglement de la pensée européenne. Je ne pense pas que l'Extrême-Orient soit l'envers, même si pour montrer les choses, quand je les analyse, j'y mets de l'endroit et de l'envers. Je ne pense pas non plus qu'on puisse considérer la pensée chinoise comme une totalité, mais disons qu'elle fait réapparaître ce qui a été laissé-tombé par la philosophie. Pour parler en termes de sagesse, avec beaucoup de guillemets, je crois que c'est intéressant. Pourquoi, par exemple, n'y a-t-il jamais eu chez nous de philosophie de la saison ? C'est réservé à la littérature, les petites fleurs qui poussent, les oiseaux qui chantent, bon pour la poésie, mais on ne pense pas en termes de saison, d'être­de­saison. Le temps, pour la philosophie, a toujours été le temps qui passe, pas celui qu'il fait. Or en Chine la pensée de la saison est essentielle, prégnante, marquante, l'homme est saisonnier. Et nous le sommes bien tous, dans notre expérience, quand il commence à faire beau nous allons dehors. Voilà quelque chose qui est trans-individuel, intrasubjectif, qui est " là ", et qui n'a jamais été pensé. Écrire un livre pour le révéler n'est pas simplement du jeu, pour moi. Je ne veux pas entrer dans la catégorie " sagesse chinoise à emprunter ", vous voyez ma méfiance, mais en même temps je pense qu'il y a là un réel gain d'intelligence, avec une retombée existentielle.

Un autre clivage entre Chine et Europe concerne notre façon d'appréhender le monde. La philosophie occidentale s'est branchée sur la perception, sur le regard, regard de l'œil ou de l'esprit mais ayant l'essence en vue. Dans Platon, que fait l'âme auprès des idées ? Elle " voit " la justice, c'est toujours le regard qui est à l'œuvre. Différence essentielle : côté chinois, c'est la respiration. Moi, dans mon expérience d'être humain, j'ai deux façons de me rapporter au dehors : je perçois et je respire. Pourquoi n'en avons-nous privilégié qu'une ? Par la perception je construis l'objet, dans un rapport de construction, d'élaboration par abstraction, dont le Nu est l'aboutissement en art, pourrait-on dire. Or vous savez que la notion première de la pensée chinoise est une notion respiratoire, celle de qi, souffle-énergie. Peindre, en Chine, c'est mettre en œuvre la respiration, le vide et le plein, etc. La dimension d'ordre respiratoire a été laissée de côté par la pensée européenne, y compris par la phénoménologie qui s'est pourtant attachée à revenir sur ce qui serait la coupure, douloureuse, de l'homme séparé du monde. Je cite dans mon livre sur le temps qu'il est dit dans Tchouang Tseu : " L'homme du commun respire par la gorge, le sage respire à partir des talons ". On voit tout ce qui est exprimé dans cette phrase-là. Ces embranchements ont, au-delà du plaisir philosophique qui est autosuffisant, une retombée existentielle. Penser que je suis un être non seulement percevant mais aussi respirant déploie ma capacité d'existence. Vous voyez que mon manque d'enthousiasme envers un certain engouement pour la pensée orientale ne me renvoie pas non plus du côté d'une plate érudition. Je ne me cantonne pas dans l'érudition, j'essaye de me situer sur le plan de la cohérence, de faire un travail d'intelligence. Que les lecteurs le réutilisent après dans leur affaire personnelle, très bien, tant mieux ! Mais je pense qu'il faut passer par ce plan de la cohérence, de façon à désadhérer avec ce qui serait un impensé idéologique, tout aussi collant que les préjugés philosophiques dont j'essaye, via la Chine, de me débarrasser.

(1) Éloge de la fadeur (1991), Le Détour et l'Accès (1995), Fonder la morale (1995) sont parus en poche (Biblio). Traité de l'efficacité (Grasset, 1996), Un sage est sans idée (Seuil, 1998), De l'essence ou du nu (Seuil, 2000), Du " temps " (Grasset, 2001).

(2) Hétérotopie opposée à utopie, dans la préface de Les mots et les choses (Gallimard, 1966).

(3) Penser d'un dehors (la Chine), entretiens conduits par Thierry Marchaisse (Seuil, 2000).

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