En.marge                 Che Bing Chiu, architecte, traducteur et écrivain

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La Chine s'exprime par l'art du jardin                                                         voir aussi :Chine : Un ailleurs de la pensée

Nous avons beaucoup à apprendre de la conception qu'avait l'antiquité chinoise du rapport entre nature et culture, pas si "passive" qu'on l'imagine. Elle se traduisit notamment par une conception cosmogonique de l'art du jardin.

En.marge : Venu de Chine continentale en Europe à l'âge de onze ans, puis installé en France où vous avez obtenu vos diplômes, vous exercez depuis vingt ans une architecture "tout à fait classique et occidentale", dites-vous. Mais vous vous dites aussi attaché à faire vivre votre "double culture" - par l'écriture, l'édition ou la participation aux échanges entre Chine et France dans le domaine de l'architecture. Votre double culture impose cette double casquette ?
Che Bing Chiu : Chacun sait que la recherche, l'écriture ou l'archéologie nourrissent peu. Mais elles m'occupent de plus en plus, car j'ai toujours voulu établir des ponts, surtout dans un domaine où Français et Chinois ont beaucoup à partager. D'un autre côté, je ne vois pas pourquoi je pratiquerais une "architecture chinoise" - je considère au contraire que loin de construire une maison Chiu à l'usage des Untel, je la construis avant tout pour eux, pour qu'ils y vivent en harmonie. Quant à ma double culture, je me suis efforcé d'acquérir le bagage nécessaire pour cultiver mes racines, notamment par la lecture. Mais j'ai dû m'opposer à mon milieu d'origine pour pouvoir étudier l'architecture. Mon père voulait que je devienne ingénieur et ma mère, médecin. Comme je ne voulais pas entrer en conflit ouvert avec eux, nous avons trouvé un compromis : j'ai appris un métier (ni ingénieur ni médecin mais joaillier) et au bout d'un an, quand j'ai eu les qualifications nécessaires pour travailler, ma mère a réussi à persuader mon père !
En.marge : L'architecture n'est donc pas bien considérée dans la culture chinoise ?
Che Bing Chiu : La Chine traditionnelle ne connaît pas l'architecture au sens occidental du terme. Le mot n'existe même pas ! Aujourd'hui encore, les grands édifices en construction pour les Jeux Olympiques sont l'œuvre d'architectes occidentaux, comme le seront ceux prévus pour l'Exposition universelle de 2010 à Shanghai. Quant aux maisons anciennes, elles sont rasées par quartiers entiers. Vous vous doutez que les noms de grands architectes ne sont pas restés dans l'histoire, comme en Europe ! La raison en est simple : l'acte de bâtir implique des métiers manuels, des maîtres charpentiers, maçons, sculpteurs, peintres, etc. Il n'y a nul besoin de concepteur, car le bâtiment chinois est différent du bâtiment européen. C'est surtout une ossature, où le bois prédomine : des piliers portent une charpente qui supporte une toiture. Les murs n'ont pas de fonction porteuse, ils ne servent que de cloisons. "Vous pouvez abattre le mur, la maison reste debout", dit-on en Chine. Ce mode de construction fait appel au bon sens, à la connaissance empirique plus qu'au dessin : quand on connaît la distance à franchir entre deux colonnes, tout suit, on sait quelle taille doivent faire les poutres et les éléments de la charpente... et donc les colonnes. 
Ceci facilite grandement la standardisation et dès le début du XIIe siècle, un traité commandé par l'empereur -le **?- normalise l'architecture. Même les toits caractéristiques des pagodes sont en quelque sorte canonisés. Alors, certes, il y a une grande habileté, un savoir-faire qui se transmet de maître à disciple. Les assemblages de bois sont souvent d'une grande sophistication; les cloisons, en terre damée, adobe (brique séchée au soleil) ou briques cuites, peuvent être vernissées, laquées ou peintes. Notons aussi, au passage, que cette construction permet ce que l'on appelle le "plan libre" mis à l'honneur par les architectes célèbres du XXè siècle, tels Le Corbusier ou Franck Lloyd Wright, qui ont trouvé très intéressante l'idée de pouvoir partitionner l'espace comme on veut. Mais en Chine, tout ce qu'on demandait au maître d'œuvre (j'utilise le mot à dessein), c'était d'adapter des plans existants, c'est-à-dire de positionner des poteaux. 
En.marge : Il y a bien cependant un apport chinois à l'architecture : le feng shui ?
Che Bing Chiu : En effet, depuis quelques décennies les architectes occidentaux, en Amérique et en Angleterre plus qu'en France, s'intéressent énormément au feng shui (prononcé fong sué, le mot signifie "vent et eau"), cette notion macroscopique - ou macrocosmique - d'une harmonie à rechercher entre l'expression de l'homme dans son habitat et son environnement. Homme et environnement sont à prendre au sens large, puisque l'expression humaine dans l'habitat concerne la demeure des vivants (les appartements) aussi bien que des défunts (les sépultures), tandis que l'environnement est aussi bien le paysage naturel que celui modelé par d'autres actions humaines. Comment s'y adapter ? Il est important de distinguer entre la pratique d'aspect superstitieux, prédominante en Chine continentale avant d'être éradiquée par le régime communiste - qui ne pouvait évidemment pas l'accepter - et le feng shui au sens noble et presque scientifique, qui revient aujourd'hui par le biais d'études universitaires - alors qu'il est toujours officiellement interdit.
Réhabiliter cet aspect plus académique et rationnel permet de donner les clés de l'accès à cet univers, puis de laisser chacun le pratiquer et y retrouver ses petits, si j'ose dire. La rationalité chinoise n'est pas le cartésianisme français et le feng shui, fait de bon sens empirique, n'est pas systématique. Faut-il mettre des panneaux chez vous pour contrebalancer l'avancée en angle de l'immeuble d'en face ? Une poutre au-dessus de votre lit, est-ce forcément mauvais ? La réponse est aussi en vous : est-ce que vous considérez cette poutre comme nuisible ? Est-ce que cet angle qui vient vers vous constitue une agression ? Aucun facteur, aussi objectif soit-il, n'agit seul. Une orientation au nord sera un handicap pour une demeure où vit une famille mais ne gênera pas pour une pièce servant uniquement au travail; au contraire, la lumière sera pratiquement constante toute la journée. Pourtant - je pense par exemple qu'une orientation à l'est apporte une énergie aux personnes âgées - cette idée d'orientation est fondamentale. Elle rejoint le principe de l'intégration au site et permet de comprendre que l'art de construire, en Chine, se soit concentré surtout sur le jardin.
En.marge : Un autre apport de la culture chinoise ?
Che Bing Chiu : Quand on parle des jardins extrême-orientaux, on se réfère toujours au Japon. Or, comme beaucoup d'expressions artistiques, le jardin japonais puise son origine en Chine, sous la dynastie des Tang entre le VIIè et le Xè siècle. L'empire traverse alors une période glorieuse, sa culture rayonne sur toute l'Asie. Moines, étudiants, ambassadeurs, émissaires, très souvent par le biais de la Corée, viennent s'en imprégner et l'importent chez eux. Ainsi l'art du jardin chinois deviendra le jardin japonais - une culture insulaire donne des fruits tout à fait spécifiques - mais il n'en continue pas moins à prospérer en terre chinoise. C'est pourquoi, dans la thèse que j'ai effectuée pour mon diplôme, j'ai consacré une partie importante à présenter cet art du jardin chinois. 
En.marge : A l'inverse des architectes, on connaît les créateurs de jardins ?
Che Bing Chiu : Ils ne sont pas catégorisés comme tels, mais en tant que lettrés ayant conçu leur jardin personnel, voire quelques jardins pour autrui, et seulement à partir des Ming (XIVè - XVIIè s.). C'est le cas d'un lettré du sud de la Chine nommé Ji Cheng, dont on ne sait pas grand chose, sinon qu'il a écrit un livre et construit trois jardins célèbres dont l'un, situé à Yangtso, était particulièrement réussi. Malheureusement, Ji Cheng vivait à la fin de la dynastie des Ming, quand les Mandchous ont envahi la Chine, et ses jardins furent détruits - Yangtso, après une âpre résistance, fut livrée au massacre pendant 30 jours, le sang coulait en fleuve dans la ville. Mais son jardin avait reçu la visite de nombreux notables, et notamment celle d'un autre lettré connu qui en laissa une description et lui donna son nom : le "jardin des reflets". Construit sur une île en dehors des murs de la ville, entouré de l'eau des douves, il contenait en son milieu un petit lac, mariant le reflet des montagnes environnantes avec celui des aménagements du jardin. Ainsi, la nature était parfaitement intégrée au jardin et le jardin à la nature, selon l'un des grands principes du jardin chinois, que l'on appelle "l'emprunt" : le jardin, pour être parfaitement intégré, emprunte les paysages du lointain, leur permettant de devenir un élément intrinsèque de son aménagement. 
Alors est-ce du feng shui ? Pour moi, oui. Il y a une utilisation optimale des ressources naturelles, une volonté de s'adapter au lieu. Ji Cheng pose ainsi un certain nombre de concepts tout à fait modernes : l'intégration dans l'environnement, l'utilisation des éléments composant le site pour que, notamment, des économies puissent être réalisées sur les terrassements. Quand il y a un relief, dit Ji Cheng, il faut vous appuyer sur lui pour élever votre montagne artificielle - le jardin chinois ne se conçoit pas sans montagne ni sans eau - et quand vous avez une dépression, et bien profitez-en pour creuser un bassin et vous aurez, pour un minimum de coût, le maximum d'effet.
En.marge : C'est le contraire des jardins à la française ?
Che Bing Chiu : Effectivement, voilà des cultures aussi éloignées que leurs positions géographiques ! On peut les dire contraires mais aussi complémentaires, car leurs raisonnements se tiennent aussi bien l'un que l'autre, d'où l'intérêt de les mettre côte à côte et de les comparer. C'est ce que je m'efforce d'accomplir en écrivant, en traduisant Ji Cheng?* ou le Yuan Ye, le grand traité sur l'art du jardin en Chine traditionnelle, écrit au XVIIè siècle; ou encore en rééditant des livres qui, autour des années 1740, firent découvrir cet art aux Européens.
L'architecte anglais William Chambers, par exemple, publia des ouvrages au succès retentissant. Le premier, décrivant le mode de vie chinois en général, consacre un chapitre à la distribution de la maison et à son fonctionnement, jardin inclus. Encouragé par des architectes français fatigués de l'académisme - alors qu'en Angleterre le classicisme régnait encore, avec ses grandes prairies - Chambers récidiva avec une "dissertation sur le jardinage et l'Orient". Période formidable mais brève où l'empereur s'entourait de savants jésuites (1). Pendant que Chambers découvrait les jardins du Sud (mentionnant Yangtso qu'il n'avait pas vu), le peintre français Attiret (2), au Nord, travaillait à la décoration de la Cité Interdite et décrivait dans une lettre ce qu'il appelait "les maisons de plaisance de l'empereur de Chine", en fait le Yuan Ming Yuan ou "jardin de la clarté parfaite", qui n'est autre que le célèbre palais d'Eté incendié par les troupes anglo-françaises en 1860 (3). 
En.marge : Qu'est-ce qui fascine les Européens dans ces jardins ?
Che Bing Chiu : La sinuosité, par exemple. L'Europe privilégie les dégagements, les grandes perspectives visibles de l'appartement du maître, tandis que les Chinois cultivent le mystère, la découverte, la progression, donnant à voir petit à petit des scènes qui s'organisent les unes après les autres. Les différences, également. Les jardins du Nord sont des jardins impériaux immenses - le Yuan Ming Yuan, reproduction allégorique de l'empire tout entier, fait 135 hectares, avec un bassin de 500 m sur 500 m ! Au sud, ce sont des jardins de particuliers, beaucoup plus petits. Il fait chaud, les plantes sont plus luxuriantes, on a besoin de ventiler, donc on trouve des couloirs de verdure, des pergolas, de grands arbres pour porter ombre, mais aussi des fruitiers pour leurs parfums. Les bâtiments sont plus importants, plus resserrés (l'ombre encore), les matériaux utilisés ne sont pas les mêmes. Mais on suit toujours les grands principes, comme l'art de dresser les montagnes artificielles avec des pierres, l'utilisation des matériaux locaux ou la recherche de l'intégration au site.
En.marge : Vous parlez de bâtiments. Ces jardins sont donc bâtis ?
Che Bing Chiu : Le jardin est plus architecturé en Chine qu'en Occident. On dit "construire son jardin" pour "planter son jardin". Et doublement construit ! Construit car organisé avec une grande rigueur, il comporte également beaucoup de constructions : murs, pergolas, kiosques ouverts, pavillons clos aux multiples usages - recevoir des amis, offrir un banquet, pratiquer la peinture, la calligraphie, la musique. C'est un lieu de sociabilité, mais aussi de méditation et de réclusion. Il ne faut pas oublier que le lettré est un ermite en puissance, pris dans une ambiguïté dont le jardin est le lieu d'expression : être au service de la société, c'est-à-dire de l'empereur (puisque la société n'est qu'une grande famille dont l'empereur est le père), ou se retirer pour cultiver et perfectionner sa propre personnalité. Le jardin peut servir à résoudre cet antagonisme, il permet de servir l'empereur tout en restant en retrait de la société.
En.marge : De la même façon, il est un lieu de rencontre entre nature et culture ?
Che Bing Chiu : Qu'est-ce qu'un jardin, sinon l'expression tridimensionnelle de la peinture d'un paysage ? Or la peinture du paysage est le genre pictural le plus apprécié en Chine, appelé "montagne et eau". La pratique du jardin ne se conçoit donc pas sans les arts. Un pavillon proche d'un plan d'eau bordé de bananiers sera propice à la méditation, le bruit de la pluie gouttant des feuilles dans l'eau favorisant l'osmose avec la nature, mais il peut aussi permettre de regarder au loin, d'"emprunter" justement, sur un paysage lointain. Tout un univers poétique se décrit donc à l'intérieur du jardin, rendant certains lieux plus propices à certaines activités, mais sans que les bâtiments soient forcément attribués à une utilisation spécifique.
En.marge : Dans la maison principale, les pièces ont des attributions plus précises ?
Che Bing Chiu : Effectivement. La demeure familiale est le domaine du confucianisme, l'étiquette et les rites prennent une grande importance. Tout est hiérarchisé : la pièce pour l'autel des ancêtres, le lieu de réception, l'appartement du maître de céans (le patriarche), celui du premier fils (placé à l'est), les domestiques, le gynécée, etc. Tandis que le jardin est le lieu du taoïsme, du non agir, ce qui ne signifie pas "ne pas agir" mais "ne pas agir contre" la nature, c'est à dire agir en osmose avec la nature, en harmonie avec l'univers. Et puis le jardin participe forcément aussi de cette quête universelle du paradis perdu, un paysage parfaitement décrit dans un canon du taoïsme, le Lie Zi, comme trois îles-montagnes peuplées d'immortels, avec bâtiments en jade, fruits donnant l'immortalité et volatiles d'un blanc immaculé. Vous voyez, le jardin d'Eden n'a pas de patrie !

(1) La "querelle des rites" mit fin à l'ouverture de la Chine dont bénéficiaient les jésuites, quand le pape interdit aux chrétiens chinois la pratique du culte des ancêtres, une ingérence aussi inacceptable pour l'empereur qu'incompréhensible pour les Chinois, qui ne considéraient pas ce culte comme religieux. 
(2) Jean-Denis Attiret, né à Dôle en 1702, mort à Pékin en 1768, jésuite, peintre et mandarin.
(3) Situé à 8 km des murs de Pékin et détruit en 1860 sur ordre de Lord Elgin (son père avait pillé le Parthénon !), le Yuan Ming Yuan ou palais d'Eté est aujourd'hui le terrain privilégié des échanges que l'association de Che Bing Chiu a engagés en matière d'architecture, avec le soutien des autorités françaises, désireuses "d'aller au-delà de ce moment douloureux".

EN VRAC
CIMETIERES
"Selon les pratiques chinoises traditionnelles, on enterrait les corps en un lieu où l'on pouvait venir se recueillir, marqué par un tumulus ou une stèle et toujours "harmonieux" énergétiquement et environnementalement. Les paysans le faisaient dans leurs champs. Les villes possédaient des cimetières pour les pauvres, les riches achetaient un terrain, choisi par un expert en feng shui pour assurer la prospérité de la descendance. Mais la Chine connaît un problème crucial de pression démographique et la mise en terre est interdite depuis les années 50. Alors on incinère et on garde les cendres. Officiellement, il n'y a plus d'enterrement - mais on ne peut pas empêcher un paysan d'enterrer un corps, et encore moins une urne, dans un champ. En ville, le libéralisme est entré et l'on commence à voir des entreprises vendant des emplacements pour les défunts, de grands sites s'aménagent, avec des bouddhas et tout un syncrétisme. Hong Kong connaît depuis longtemps la pratique du columbarium."


"Mais l'on construit (et détruit !) avec la même volonté de faire table rase, de casser la mémoire. Hier on obligeait à des comportements nouveaux, comme la cantine, complètement étrangère aux habitudes chinoises qui sont de manger chez soi; aujourd'hui en important tous les travers occidentaux, y compris le métro-boulot-dodo, sans beaucoup de métro !"


  Un article pour Nouvelles Clés  

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