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SIMONE WEIL (1909-1943)
On a de cette jeune femme surdouée, née à Paris dans une famille juive agnostique et cultivée, l'image souvent floue d'une "vierge rouge" devenue mystique, hybride entre Rosa Luxembourg et Sainte Thérèse d'Avila. Sa fulgurante quête d'absolu, sa métaphysique radicale, aussi intérieures qu'enracinées dans le social, font pourtant d'elle l'une des grands philosophes de ce siècle. 
Normalienne, élève d'Alain, agrégée à 22 ans, elle choisit d'enseigner dans des villes ouvrières de la France profonde, où elle milite dans le syndicalisme anarchiste. Inclassable Simone Weil ! Si elle répond aux menaces de sanctions administratives en affirmant considérer sa révocation comme le couronnement normal de sa carrière, elle avertit d'un autre côté ses camarades que la révolution doit passer par la technique, pour rétablir la domination de l'homme sur ses conditions de travail. Il convient d'appliquer aux rapports de l'individu avec le collectif, et plus tard avec la transcendance, une méthode permettant de distinguer l'illusion et la réalité. D'autant que sa conception de cette dernière s'élargit, sous l'influence des mathématiciens du groupe Bourbaki dont son frère André fait partie. Ils l'introduisent par le biais de la physique quantique à un questionnement sur la nature de la matière et de la conscience. Elle en retrouvera les échos lorsqu'elle étudiera, avec René Daumal, les philosophies orientales. 
Ce questionnement la pousse pour l'heure, et plus que jamais, à soumettre sa pensée au tranchant du réel. Elle entre à l'usine en 1935. L'abrutissement de la condition ouvrière, particulièrement pénible pour son corps maladif de myope affligée de migraines, la porte à rejeter toute foi dans le progrès. Elle effectue un bref séjour dans la Brigade Durutti pendant la guerre d'Espagne. Les dissensions de l'extrême-gauche la conduisent à une critique philosophique du marxisme. L'invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler en 1938 l'amène à abandonner son pacifisme absolu, et celle de la zone libre à rejoindre de Gaulle. Chargée de réfléchir à la France d'après-guerre, elle implore vainement son parachutage sur le terrain du danger, avant de s'éteindre d'anorexie et de tuberculose.
Logique d'une trajectoire révolutionnaire à laquelle une fin précoce épargnerait les compromissions de l'âge mûr ? Ce serait négliger que sa critique dépasse de loin le rejet évident du gauchisme. Ce serait oublier surtout que, dès 1935, des expériences mystiques lui permettent de transcender l'enracinement social tout en le justifiant, dans une philosophie mariant la rigueur platonicienne aux évangiles chrétiens. 
La Beauté donne idée de Dieu. Le monde, où l'Un devient multiple, est pesanteur, "décréation" du divin. Il faut donc s'y ancrer, s'y décréer soi-même. Alors la Grâce agit et sauve. Jésus, tout comme sa propre vie, enseigne à Simone Weil la leçon de souffrance, médiation salvatrice, mais son Christ relève plus du Logos grec que du Messie juif ou du prélat romain : Dieu est indicible ET présent dans le Verbe. L'enracinement au monde impose l'attention permanente qui fait découvrir, par l'abandon du moi, la loi d'analogie entre divin et création. Cette loi permet à Simone Weil de justifier son activisme militant tout en confirmant la primauté de l'individu sur le collectif. Primauté qui fonde sa condamnation des politiques de masse, incapables de libérer l'être, ainsi que son refus du baptême, exigeant de l'Eglise l'eucharistie sans profession de foi. 
Une cohérence apparaît, allant de "L'ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu'il soit." à "Chaque fois que je vois un Christ en croix, je commets le péché d'envie." Excessive, inacceptable aux deux camps, Simone Weil subjugue, au sens propre du terme : sa soif d'absolu fascine et dessine un modèle. En forme de chemin de croix, il semble inaccessible. On s'en consolera si l'on veut remarquer qu'à faire de la beauté plutôt que de la joie l'attribut du divin, elle se priva toujours des vertus rédemptrices du geste, dont son corps martyr n'explora que les aspects les plus asservissants.
Ce texte a été publié dans Le siècle rebelle, dictionnaire de la contestation au XXè siècle, éd. Larousse, 1999.