En.marge  Michel-Antoine Burnier, existentialiste, sur Voltaire, Rousseau et le tremblement de terre de Lisbonne

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En.marge : Dans le Poème sur le désastre de Lisbonne, Voltaire ne décrit pas le tremblement de terre, il se lamente sur le sort humain tout en écorchant les penseurs de son temps. Pourquoi ?
Michel-Antoine Burnier : Le séisme lui donne l'occasion de se livrer à une critique métaphysique – qu'il reprendra trois ans plus tard dans Candide de façon plus ironique. Ce qu'il met en cause, c'est l'idée selon laquelle la nature est gouvernée par un dieu bon, qui s'arrange pour que tout soit "pour le mieux dans le meilleur des mondes", selon la phrase bien connue de Leibnitz. Particulièrement terrible (le séisme fut suivi d'un incendie puis d'un raz de marée), le "désastre" de Lisbonne vient contredire cette idée avec tout le poids de la réalité, en posant le problème du mal absolu et de la mort de l'innocent.
"Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?", demande Voltaire. Mais il n'écrit pas des Psaumes, sa question est philosophique : elle concerne le rapport entre l'homme et la nature.
On peut penser, bien sûr, que la nature est mauvaise. C'est une tradition du christianisme, qui conduit au mépris du corps, des biens terrestres, de la nature et de son développement. Encore présente à l'époque de Voltaire, cette pensée date cependant du Moyen Age, la Renaissance l'a quelque peu malmenée tant elle freinait le progrès. Au XVIIIè siècle, le débat a évolué, symbolisé en France par la querelle entre Voltaire et Rousseau.
Rousseau pense que la nature est bonne, et que l'homme à l'état de nature est bon. Le mal vient obligatoirement de la civilisation, Lisbonne comme toute ville n'aurait jamais dû être construite, dans une région sismique les hommes devraient habiter dans de petites huttes loin de la plage, etc.
Voltaire défend une position médiane : la nature n'est ni bonne ni mauvaise, elle est "muette". Œuvre de Dieu, certes, mais le Dieu de Voltaire est si abstrait ! C'est un Dieu de destin et de hasard, pas un Dieu intentionnel. Il n'a pas fait exprès de détruire Lisbonne car, tout simplement, Il ne s'occupe pas de ce genre d'affaires.
Evidemment, la position de Rousseau semble difficile à tenir. Choderlos de Laclos, pourtant proche, avouera qu'il ne peut pas le suivre sur ce point. Mais on est ici au cœur d'un débat qui constitue la matrice de notre pensée et se poursuit aujourd'hui. 
En.marge : Sous quelle forme ?
Michel-Antoine Burnier : Les rousseauistes sont encore nombreux – les désastres écologiques donnent matière à accuser la civilisation, et les catastrophes naturelles, à affirmer que c'est "Gaïa qui se gratte" ! Mais plus profondément, tout notre système est imprégné de ce débat. Un rousseauiste trouve scandaleux que l'on présente des candidats les uns contre les autres pour négocier des majorités. La nature étant bonne, l'homme étant un être de nature, il lui suffit de se mettre d'accord avec lui-même et avec la nature pour prendre la bonne décision, et pour que cette décision reflète la volonté du groupe, la "volonté générale". Dans nos institutions, cela donne le référendum, par exemple, ou mieux, le tirage au sort des jurés : une partie de la nation, si elle est choisie au hasard, est l'image de la nation et exprime sa pensée. Notre système parlementaire, lui, est voltairien – Voltaire admirait l'Angleterre pour sa démocratie. Notre constitution mélange Rousseau et Voltaire, avec un avantage, heureusement, pour ce dernier. Car l'héritage de Rousseau, c'est aussi le jacobinisme, l'utopie de la volonté générale, le totalitarisme et à terme, la dictature. Voltaire, lui, inspirera toute la tradition philosophique allemande, française et sartrienne qui dit que l'homme s'est construit contre la nature. Voltaire n'en est pas là, mais Sartre dira : "Le ver est dans le fruit." La conscience est précisément née de cette irrémédiable distance entre l'homme et cette nature qui l'a si mal servi. 
Je crois que cet antagonisme reste très profond. L'écologie devrait se méfier de ses tendances rousseauistes… ce qui ne veut pas dire qu'il faut émettre du gaz carbonique jusqu'à ne plus pouvoir respirer ! Mais si nous devons en payer les conséquences, ce ne sera pas la nature qui se venge, mais nous qui avons mal enchaîné les causes et les effets. Lisbonne existe encore, on reconstruit déjà en Asie, toujours soumis au même compromis : on ne peut pas se protéger complètement contre la nature, pas plus que contre la mort. Voltaire, dans son poème, ne trouve que l'espérance à proposer. N'était-ce pas susciter le désir d'essayer ?

Direz-vous : "C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix" ?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
"Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes" ?

La nature est muette, on l'interroge en vain;
On a besoin d'un Dieu qui parle au genre humain.

L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue
Que la mort engloutit et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux;
Au sein de l'infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.

Un article pour Nouvelles Clés  

 

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