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Margino blog Vies en marge |
La vie conduit où elle le veut le prolétaire de l’écriture. Hier, En.marge mâle a fait son premier reportage pour la
fausse presse, la presse d’entreprise, la “communication”. Hier ont
pris fin les Journées de l’énergie, lubie d’un ministre auquel les
entreprises de la filière ont emboîté le pas, en bons amis fidèles. Ou
peut-être était-ce l’inverse : une idée discrètement donnée au
ministre pour officialiser une campagne de comm défendant les intérêts
de ces puissantes industries, dont l’image a souffert, ces derniers
temps, des outrages auxquels elles se livrent impunément. Mais pourquoi chercher un ennemi sur lequel rejeter le poids
de nos compromissions ? Après tout, ne vaut-il pas mieux boire la
coupe jusqu’à la lie et laisser d’autres mesurer les responsabilités ?
Hélas, la coupe est déjà vide et la lie bien amère. Chacun est soumis
à son tour à la loi du marché. Tous coupables puisque consommateurs.
Pour expier, En.marge doit passer ce samedi à visiter des centrales EDF. “Quand on fait la fête on la fait jusqu’au bout, y
compris le port et l’emballage”, dit Mullah Nassr Edin, le faux niais
dans les histoires arabes. C’est donc avec l’enthousiasme du
gratte-papier point com qu’En.marge s’est lancé dans cette matinée
ensoleillée, à la rencontre du vaste monde. Le vaste monde commence par Stéphane, le photographe avec
lequel doit se passer la journée, qui ne sort pas de la petite auto dans
laquelle il attend. En y prenant place, En.marge comprend mieux pourquoi :
Stéphane est un mastoc, un de ces gros de partout qui ont tellement
l’air costaud qu’ils paraissent plus grands qu’ils ne sont.
Difficile de s’extirper de sièges inconfortables, d’autant plus que
le ventre pèse lourd quand on a un peu glissé, comme lui, sur la pente
grassouillette. Au sommet de toute cette masse trône une plutôt gentille
bouille évidemment ronde, fortement mal rasée, au fond de laquelle deux
petits yeux perçants brillent comme des billes, avertissant qu’ici, le
corps massif n’est pas gras du cerveau. L’aimable bavardage de chacun sur soi-même qui sert
aujourd’hui au repérage social confirme rapidement cette impression. Il
est marié à une future cantatrice brésilienne, vit huit mois par an
entre Salvador de Bahia, Montréal et New York. Il commence à peine ses
quatre mois en France, de retour de la semaine d’Antigua. Il parle
bateaux, il a connu des déboires avec les speed-boats loués pour
photographier les Swan. - T’es voileux ?, finit-il par demander quand il
s’aperçoit qu’En.marge a tout compris à son jargon. - J’ai été voilier, répond celui-ci d’un air
finaud archi nul. - Ah ouais, voileux, quoi. - Non, voilier, maître voilier, ceux qui fabriquent les
voiles de bateaux, tu sais ? Allons, il suffit de créer la surprise, la mécanique est
enclenchée. Chacun va pouvoir continuer sur sa petite histoire
puisqu’ils ont la bourlingue en commun. L’un raconte son abandon très
rapide de la formation en ferronnerie donnée par les Compagnons (“la réunion
du mercredi, c’était pire que la messe !”). La Turquie à 16
ans, les premières photos avec l’appareil du grand-père, les conseils
d’un illustre ancien, le travail avec un photographe d’architecture,
école de précision. Il a couvert la guerre d’Afghanistan, entré en
clandestin avec une collègue japonaise qui a sauté sur une mine. Devant
ses yeux ? En.marge n’ose pas demander. Maintenant il aime surtout
le Brésil. Il conduit vite mais en poussant les vitesses jusqu’à les
faire hurler. Ils arrivent à leur première destination, la dépassent,
demi-tour, une longue rue mène entre peupliers et terrains vagues vers
les deux hautes cheminées. Un dernier détour leur fait suivre la voie
boisée qui dessert les maisons des chefs, cubes de béton sobre cachés
derrière des haies touffues. Au bout, deux hommes à casquette bleu foncé
attendent désœuvrés, puis agitent les bras en souriant, contents de
diriger enfin quelqu’un vers le parking qui, en effet, fait plutôt
triste mine avec seulement dix voitures. Il faut marcher encore pour
approcher des lieux. Deux ouvriers, on dit agents mais ceux-ci portent des
bleus, ajustent une banderole EDF sur le grillage bordant la route. Derrière
les peupliers, de vastes citernes, l’usine aux formes massives, un
premier poste, les deux journalistes se présentent, on avertit, ils
marchent jusqu’à un bâtiment jouxtant
l’entrée. Déjà, ils sont attendus, une femme mince se détache
d’un groupe d’hommes affublés de cette casquette bleue marine
ridicule, trop ronde et haute pour leurs petites têtes de Français. Elle
aussi en porte une, d’où tombe une chevelure blond filasse masquant des
deux côtés un visage à la peau marquée et cachant presque ses doux
petits yeux bleu pâle aux reflets d’or éteints depuis peu. - Nous sommes les journalistes de la Vie Electrique. Lui
c’est la vie et moi, c’est électrique. Elle rit poliment, les accueille presque cérémonieusement :
“Au nom des agents de la centrale de Porcheville présents pour cette
journée…” En quelques phrases d’un ton affable, la messe est dite :
la centrale “d’appoint” qui tourne peu, les agents volontaires,
l’habitude de recevoir du monde, le groupe VOILA qui s’est formé pour
“visites organisées en interne par les agents”, dont on comprend à
demi mots que c’est l’unique tâche, et une sacrée planque. Il va
falloir passer deux heures et en reparler mais elle casse la glace en
disant tout d’un coup. Elle a aussi tout préparé : le parcours de
l’usine avec un groupe de visiteurs puis une rencontre avec le chef
d’exploitation pour un court entretien. La voix est toujours douce, le
propos factuel. L’acolyte photographe, également, est un pro, car déjà
il mitraille, voletant pesamment dans son large costume tropical beige
cassé. Ces types veulent tous ressembler à Jean-Paul Goude. Ils rejoignent un groupe déjà constitué dans une salle où,
à sept, ils flottent un peu parmi cent chaises. Projection d’un film
sur EDF, blabla, EDF, blabla,
EDF, EDF, Fin. Un agent en salopette bleue explique maintenant le
fonctionnement d’une centrale thermique à fuel. On pompe le fuel, on le
met sous pression, on l’injecte par de multiples trous dans une chaudière
haute de plusieurs étages, au bord tapissés de longs tuyaux pleins
d’eau, dans laquelle il prend feu. Feu + eau = vapeur, miam la bonne
vapeur dont on augmente encore la pression par moult manipulations, et que
l’on envoie dans un rotor, sorte d’hélice énorme (une trentaine de mètre
de long pour dix de diamètre) dont on ne voit que le capot d’une moitié,
l’autre moitié disparaissant sous une épaisse dalle de béton. Ce
brave rotor entraîne quant à lui un turboalternateur, bobinage de cuivre
gros comme un camion qui tourne sur lui-même à toute allure en
produisant, à certains points de contact avec la masse immobile du capot
qui l’entoure, de l’électricité. Pfuitt, le câble part et,
transformateurs aidant, arrive dans les ampoules. C’est fini ? Non.
Démonstration de l’énergie thermique à l’aide des bricolages maison
dont les Voila semblent très fiers : cocotte-minute et petit
alternateur couplé à un rotor de fortune. Et voilà la visite presque faite. Il faut pourtant s’y lancer. Sur le côté de la route,
avant le portail en grillage qui marque l’entrée du site, un groupe
d’hommes attend, debout derrière une petite table. Quand apparaissent
les macarons CGT sur leurs torses bedonnants, Véronique, de sa petite
voix douce qui sied à son ton diplomate, est déjà en train d’avertir
que “nous avons décidé d’accepter leur présence parce que le
syndicalisme est aussi une valeur forte du service public.” Quant à
savoir exactement pourquoi ils sont là, elle s’emmêle un peu les
pinceaux, se surprend à parler d’un problème d’amiante alors même,
admet-elle, que les honorables travailleurs ont décidé de ne pas l’évoquer,
préférant insister sur la défense du service public et, surtout, de
leur propre centrale. En arrivant à leur hauteur, En.marge sent bien que
Véronique hésite, elle voudrait qu’il prenne l’initiative de passer
outre puisque les gars leur en laissent le choix en feignant de discuter
entre eux. Le groupe de visiteurs qui les accompagne, quant à lui, est
encore sous le choc de l’autorisation de filmer que le costaud a sorti
sous leurs nez comme un magicien dès la fin de la séance en salle,
obligeant chacun à signer. Ils hésitent à s’approcher, une femme
brune tend une main molle vers le tract que lui propose l’un des membres
du syndicat CGT. -
Bonjour
messieurs, je parie que vous avez deviné qui on est, dit En.marge en
montrant le photographe et en s’avançant pour leur tendre une main
souriante. -
Ouais.
Heu. Salut, les réponses fusent et on procède au rite du serrage de
paluches. A leur poigne, à quelque vague regard, il sent que mine de rien
ces lascars l’attendent de pied ferme. Il a l’impression de rêver, de
jouer dans un film, mais l’instinct l’avertit qu’il vaut mieux ne
pas trop leur laisser le temps de souffler, car eux sont en plein dedans. -
Et alors,
qu’est-ce qu’ils ont à dire aux visiteurs, les syndicats, en cette
belle Journée de l’Energie ? Le porte-parole est un jeune gros, bide en avant, large
comme une porte, le cheveu noir et la tête du loubard de banlieue trop
malin pour le rester, et trop grande gueule aussi. Il a même deux petits
brillants au lobe de l’oreille gauche. - Ben d’abord, dit-il avec l’accent bien de chez nous,
on a à vous dire, à vous, qu’on aimerait bien entendre un peu plus la
voix du personnel dans la Vie Electrique. Il sourit, content de son attaque. En.marge manque d’éclater de rire,
essaye de reprendre l’air sérieux qui convient, mais l’autre sent un
truc louche et hésite. Le rusé ! il se demande si ce
décalage qu’il perçoit n’est pas une entourloupe. En.marge le
soulage aussitôt en assurant que hé, ho, moi, je ne suis que le pauvre
pigiste, je ferai suivre, bla bla bla. Il met assez de chaleur dans sa
langue de bois populaire pour qu’ils acceptent de faire semblant d’y
croire. Ils préfèrent tous se dire que c’est un jour spécial et
qu’on peut le jouer cool, postmoderne, quoi. Comme lui, au fond, ils
s’en foutent, c’est juste du cinéma social. Il ne manque que les caméras.
Le petit ventru a capté le message cinq sur cinq : En.marge y est
allé de son rôle, à lui de jouer le sien. Evidemment, il le prend plus
à cœur, délivrant aussitôt le menu complet des revendications, parmi
lesquelles pas question d’amiante, mais les coquetteries attendues :
service public, sauvegarde d’EDF, de l’emploi, de cette centrale,
projet de construction d’un site au charbon propre, nécessité de
“diversifier les sources”. C’est impeccable, il n’y a pas un
cheveu qui dépasse. Et “diversifier les sources”, comme sucrerie à
la fin ! En.marge hésite un instant, mais vraiment, ce n’est pas
non plus le moment de raconter comment, il y a plus de vingt ans, jeune crétin,
il essayait d’en convaincre un clone de cet homme-rouage, son aîné, mouton d’une troupe
qui prêchait à l’époque pour le tout-nucléaire. Il ne lui dira pas
non plus qu'il a bossé autrefois dans une centrale, le temps de
découvrir la réalité du fonctionnement de cette grande entreprise
"publique", soumise aujourd'hui à une remise en cause du deal
qui la fit naître. Il opine donc à
cette brillante idée de diversification et l’entretien se termine dans
la même ambiance bon enfant. Véronique, soulagée, les laisse aux mains d’un nouveau
guide, accompagné d’autres agents en casquette. Le costaud bardé de
ses appareils photo glisse : “Ne reste pas collé au groupe, sinon
on te verra sur toutes les photos”. Pas bête !
En.marge fait le malin mais ne connaît rien au métier. Rester à l’écart
lui donne du répit. Il n’aura d’ailleurs aucune question à poser, ni
pas grand chose à faire des explications assénées doctement par le
guide très à l’aise sous sa casquette. Il en sait assez pour comprendre et
essaye d’attraper ici et là les commentaires des visiteurs, les
questions et les réactions qui donneront le “papier d’ambiance”
commandé. Un papier d’ambiance dans la Vie Electrique ! Et c'est
à lui de le fabriquer ? En attendant que la visite se termine, il en profite donc
pour rêvasser. Chaque pas lui rappelle ce lointain été passé dans la
centrale de Vitry, à l’époque où trois mois de boulot intense lui
servaient pour l’année à d’autres aventures. Ici les pompes, dont démonter
le capot prit trois jours à trois. “Oh, hé, doucement, on bosse pas
pour le patron !”, chantaient ses équipiers. Là, des échangeurs
semblables à ceux où il a passé des nuits accroupi dans une cocotte
minute couchée, aux murs de métal épais d’un mètre, à percer et
souder des embouts aux tubes qui en tapissent le fond. La chaudière éteinte,
il l’a connue aussi, quand dans la chaleur d’août il démolissait
l’ancienne centrale N°1 à coup de chalumeau. Ah, les pans de métal de
plusieurs tonnes qui s’effondraient dans la poussière en dessous, dans
les gerbes d’étincelles et de métal en fusion ! Mais non, ce n’est
pas ici, en ces journées de l’énergie, dans cette centrale morte où
le parcours est balisé d’un ruban plastique rouge et blanc, qu’il
pourra faire revivre ce monde de chats – comment faisaient-ils pour tout
voir tout en travaillant, derrière leurs lunettes de soudeur plus que fumées ?
-, cette permanente, muette et subtile compétition – là, le critère
était le temps passé, une fois l’équipe en bas avertie et écartée,
pour découper le dernier bout de tôle qui retient le bloc de métal
avant sa chute. Pas question de prendre des risques en prévenant trop
tard, bien sûr, mais honte à celui qui a pris trop de marge et qui met
trop longtemps ! Non, rien dans ces agents EDF devenus guides pour touristes
industriels ne permet de comprendre José le contremaître portos, brute
au travail et pour ça nommé chef, qui aussitôt, dans ce cas-là,
remontait le premier tout droit jusqu’au sommet du tas de gravats encore
fumant, gueulait et agitait les bras : “Et nous, on va casser la
crrroûte pendant que tou finis ? Reste pas là à régarder, en
plouss ! Conntinou ! “A la coupe”, je te dis, c’est pas
“à la soupe”, hein !”, en accompagnant son bon mot d’un
mauvais rire qui, avec sa tête dressée vue d’en haut, faisait
ressortir son gros cou de taureau. A moins que. A moins que justement ici soit le lieu de célébrer
tous ceux, pauvres bougres pour une bonne part intérimaires chez les
divers sous-traitants qui pullulent autour de toute centrale, ouvriers qui
n’avaient rien à voir avec les “Agents”, porteurs auprès de cette
troupe d’une réputation de fonctionnaires, pour parler poliment. Mais
trois mois dans ce charbon permet-il de juger de la faille ? Ici, et
plus tard à Paluel, En.marge voit l’espace morne, les baraques de
chantier allouées à cette main d’œuvre hors caste. Elle ne participe
pas aux Journées. Absente de l’organigramme. Comme, dans les centrales
nucléaires, on ne verra pas non plus les intérimaires que l’on envoie
se prendre en quelques jours la dose de radiation maximum, et “ciao, ne
revenez pas avant deux ans”. De tous ceux-là, on ne verra que les
Algeco. Ne comptez pas sur En.marge pour enfourcher la cavale libérale,
sus au service public, tas de feignants. Mais dire que l’idée de
service public mérite d'être sérieusement repensée (l’affaire
n’est-elle pas d’ailleurs déjà réglée chez ces Messieurs de là-haut ?)
ne sert à rien si on ne mesure pas vraiment comment, dans ce pays, la
paix sociale repose sur ce genre de division entre ouvriers et employés
protégés et sous-personnel, généralement de couleur. Recyclés en guides touristiques, en tout cas, ces agents-là
font merveille. Ils mettent dans cette activité une énergie qui tient du
désespoir, et rien que pour cela on leur promettrait volontiers le plus
bel avenir. Dans la salle de contrôle, un jeune visiteur s’exclame
devant le manque d’informatique. De fait, seuls de petits PC sur les
quatre bureaux font XXIeme siècle. Le reste a plutôt l’air ampoules et
gros boutons. Mais un grand gaillard, assis là, attendait. Il vient à la
rescousse du guide, explique, montre les circuits, commente, achève sur
une pirouette à propos du bug de l’an 2000 qui fait rigoler tout le
monde, y compris le questionneur moqueur. Celui-ci est évidemment
informaticien, venu parce qu’il “passe devant depuis dix ans tous les
jours.” Le fils qui l’accompagne fait semblant. Tantôt, c’est de ne
pas s’ennuyer pour lui faire plaisir et tantôt, c’est de ne pas être
autant intéressé ou impressionné que parfois, il l’est malgré lui.
Maman n’est pas venue. Cette autre femme, elle, a amené son fils et son
mari, elle connaît bien la centrale, non qu’elle l’ait déjà vue –
c’est la première fois – mais son père et son frère ont travaillé
ici, elle en a entendu parler toute sa vie. Ce couple de vieux, qui a
l’air adepte de ce genre de tourisme, voulait surtout voir la cheminée.
Impressionnante de loin, elle est si haute de près qu’il faut se tordre
le cou pour la regarder, ce qui dure le temps de faire tourner la tête et
de laisser tomber, et l’on se retrouve déçu, avec un mur de briques
rond devant le nez. Pas question de monter. Qu’à cela ne tienne, pépé
mémé sont des jovialitos, “toujours contents d’avoir fait bouger nos
pieds”, dit le papé en fendant d’un sourire horizontal sa petite face
plate. Quant à ce chauffagiste, encombré de sa brune qui commence à
avoir des fourmis dans les jambes, il a jeté sur tout un œil d’expert
curieux. “C’est grand mais c’est pas sorcier”, conclut-il de sa
balade. L’avis est partagé par l’ingénieur en retraite, qui s’est
beaucoup interrogé sur les problèmes de masse dynamique dans la rotation
des arbres de turbine et n’a cessé de poser des questions ardues
pendant toute la visite. Celle-ci s’achève. Retour au point d’accueil. Les
journalistes retrouvent la pâle Véronique qui leur présente Hervé, le
directeur, assez pâle lui aussi, genre bonne pâte mais avec la distance
et la raideur du corps qu’ont certains hommes petits, capables, pour peu
qu’ils en aient l’ordre, de se transformer vite fait en chacals affairés. Pendant que Stéphane les mitraille, ils expliquent tous
deux une nouvelle fois toute l’histoire, et leurs langues jouent du
violon : la fierté qu’ont les agents à parler de leur boulot,
l’esprit créatif du groupe des motivés (40 sur 140 agents, restons
modestes !), toujours prêts à inventer de nouveaux gadgets pour
leurs démonstrations. “Une de nos missions est de faire comprendre aux
agents que le monde extérieur bouge et rien de mieux que ce soit le monde
extérieur qui le leur montre”, laisse-t-il échapper au milieu de sa
bouillie dotcom sans savoir qu’il est en train de donner là ce qui est
peut-être la vraie raison, en tout cas pour EDF, de cette jolie et
probablement coûteuse campagne : Non pas tant convaincre le public,
consommateur de toute façon captif, que secouer des troupes apeurées par
la privatisation et, à un niveau plus symbolique comptant aussi dans leur
déprime, sérieusement amochées par les scandales liés au service
public ou par la culpabilité qui commence à peser quant aux problèmes
de pollution dans le secteur énergétique. “La sollicitation par
l’extérieur les force à se poser des questions, à élargir leur
champ”, plaide-t-il pour conclure. L’humanisme de marketing suinte aux
coutures de son discours, il est grand temps de s’en aller. Peut-être
est-ce qu’il faut pour remettre à jour les grands deals passés à la
Libération avec les troupes du PC. L’autoroute
de nouveau avec le gros Stéphane qui conduit comme un buffle, s’arrête
vite dans un restomachin et engouffre comme un ogre. Il règle
l’ardoise, s’occupe de tout, il se fera rembourser ! Il gémit un peu
à cause du temps qui se couvre, mais surtout raconte quelques aventures
brésiliennes. En.marge y va des siennes, ils rigolent finalement. Le
“jeito” un instant les entraîne, les projette par-dessus la Seine sur
un pont arachnéen et, traversant sans coup férir le sulfureux Pays de
Caux, les redescend tranquillement, par une vallée presque suisse,
jusqu’à la mer, Paluel et son anfractuosité. Grillage
vert foncé haut de quatre mètres et recourbé au bout, fils de fer barbelés, caméras tous les cent mètres
le long d’une clôture dessinant plus qu’un vaste périmètre,
parkings grands comme des stades de foot : l’approche est
militaire, à Paluel. Double clôture, d’ailleurs, mais aujourd’hui
les portails sont grand ouverts. Hall d’accueil, nombreux cars devant
l’entrée, hôtesses, M. Bernard, “chargé de communication”, évidemment
les attendait. Ils évitent la salle de ciné et d’expo, filent vers le
Belvédère. La vue donne sur la mer, la falaise effondrée, la centrale
avec ses quatre longs cubes et ses quatre dômes de béton déjà
gris-vieux comme un blockhaus. C’est presque gentillet, on est loin de
l’agressivité des énormes tours des centrales plus récentes.
Pourtant, on a mis les moyens. Ce qui n’était qu’une anfractuosité
de la falaise est devenue, bulldozers aidant, un grand rond au fond plat
plus grand qu’un terrain de foot. Un sacré chenal a été creusé, qui
dessine son S sombre entre deux levées de gros blocs. On imagine le
chantier ! Pas de doute, même à cette échelle modeste tout a bien
servi, comme il était programmé, à alimenter la machine à fond. La fierté nucléaire d’antan devient cependant plus
difficile à assurer, depuis que les déchets s’accumulent. On a opté
pour les grands yeux ronds, comme ceux de notre chargé de comm de
service, au visage blanc, large et plat de nordiste, au cheveu rare et
blond. Il parle peu, d’un ton humble, efficace et sincère. Les déchets ?
On assume. Kein problem ! Il vous faut la visite, pour vous en
persuader ? En route ! Trois pelés deux tondus dans le car immense, avec un petit
maigre guide d’une “entreprise prestataire”, un chauffeur plus
normand que nature, nous autres et notre chargé de comm : tout ça
donne l’impression que ces Journées sont un bide. Mais en avant !
On roule en une large boucle descendante le long des pentes de ce vaste
cirque et en bas, le car masquant les baraques de sous-traitants vides
mais déjà mentionnées, le groupe est accueilli par le Groupe d’Intervention
Rapide, son matériel et ses démonstrations, et par Monsieur Granpatron
lui-même, dans son costume gris impeccable. Le matériel d’urgence fait
vraiment riquiqui, écrasé comme il l’est par la masse des bâtiments
de la centrale tout autour. Quant aux démonstrations, étouffer un feu
avec une couverture, l’atteindre à mort avec un extincteur, c’est
certainement très pédagogique, mais diable, à Tchernobyl ils avaient sûrement
mieux. Des pioches, des pelles, au moins. Hep ! Pas de mauvais esprit
devant le directeur ! On ne moufte pas devant le directeur,
d’ailleurs : il fait au moins deux mètres. Lui aussi a l’air du
gentil technocrate efficace et ouvert. On l’imagine sans peine chez son
psy ou dans un séminaire de motivation pour cadre stressé, dans l’un
de ces moments où l’absurde l’effleure, avouant sa souffrance d’être
ainsi, super ouvert à tout
le monde alors que tout le monde lui est super fermé. Pourtant aujourd’hui il a l’humeur joyeuse, tout en
gardant bien son sérieux. La présence des membres du personnel déguisés
en pompiers lui offre l’occasion de présenter la formule retenue ici
pour les visites : dans chaque partie du site, rencontre avec un
petit groupe de volontaires parmi le personnel habituellement affecté à
ce poste, explications et dialogue. Epargnons-nous le gros de la visite, ils ne verront rien
d’autre qu’à Porcheville, sinon en plus grand. Les petites tours menaçantes
avec leurs dômes gris de bunker, ils ne les approcheront pas. Pas de
piscine, pas d’hommes en blancs, pas de salle de contrôle aux écrans
rassurants. Bien sûr, il y aura l’atelier où est exposé un faisceau
de combustible (non chargé !), son emballage de transport, un sas et
l’équipement d’intervention en “zone contrôlée”, les différents
déchets et leurs emballages respectifs. Ils verront aussi le labo médical
avec ses appareils de mesure de la contamination, et tous ceux qui servent
à vérifier qu’il n’y en a pas eu. Les procédures seront montrées,
depuis le traitement sur place des déchets (hors combustible) jusqu’à
celles qui entourent la sortie des zones contrôlées. Ils traverseront
les labos où sont analysés les prélèvements environnementaux, et
verront même la camionnette qui les effectue. Les visiteurs sont presque tous muets. Peu de questions.
Toutes portent sur des détails techniques. “Combien ça pèse ?”
devant le faisceau combustible. Quelques “ho ! ha !” devant
la taille des rotors – mais ils ont leur couvercle et ils ne verront pas
cette extraordinaire merveille de travail du métal qu’est un rotor,
avec sa masse énorme, ses cannelures brillantes aux dessins compliqués,
ses formes courbes, belles comme celles d’une cathédrale ou d’une
coque de bateau; et si rarement dénudé de son manteau d’acier qu’il
provoque l’émotion de tous ceux qui l’ont vu. Il se fait tard et le retour vers le centre d’accueil, par
des passages couverts surplombant la centrale, s’effectue au pas de
charge, pressé par le service de sécurité transformé en équipe balai.
On termine d’ailleurs avec la sécurité, mieux équipée qu’un aéroport.
Les adieux sur le parking déjà vide sont rapides, à l’évidence notre
chargé de com a envie de rentrer. Ils ont raté la visite d’une copie
de la salle de contrôle, elle vient de fermer au centre de formation
voisin. Ils ont raté pas mal de choses, et la pilule doit
maintenant être avalée. Heureusement, la proposition que fait En.marge
de prendre le volant a soulevé l’enthousiasme de son mastoc acolyte qui
a l’air lui aussi un peu sonné. En.marge en profite pour se défouler
au volant. En bons pros d’aujourd’hui, schizophrènes cyniques pour
qui au fond la cause est entendue, personne n’aborde pas les sources du
malaise. Et comment, le nucléaire n’est-il pas le meilleur et pire
symbole de la folie moderne ? Peut-on prétendre faire objectivement
part d’une virée pareille ? Toute la journée, il a fallu faire
taire en soi le libertaire fou qui pense que techniquement, si on
l’avait voulu, dès les années 70 on aurait pu prendre une autre
direction. Qui ignore que ce techniquement-là implique un choix de
civilisation ? Mais faut-il lâcher la bride à ce cheval-là ? Non. Techniquement toujours, puisque nous y sommes, le nucléaire
a déjà apporté la preuve de sa fiabilité, comme celle de ses
faiblesses. Que les dieux de l’atome protègent maintenant et à jamais
la Terre et notre beau pays, qui nous déroule dos au couchant, en ce
premier week-end bleu après des mois de pluie, toute sa richesse
nouvellement fleurie ! En.marge persiste à avoir peur, et rien dans ces visites
– surtout pas leurs manques - ne l’a convaincu. Ce sas faisait bricolé
– il a imaginé les gars sortant une pompe un peu lourde ou des gravats
de là-dedans, ça passe mal et ils doivent en baver. Ces bidons ronds du
commerce, cette cuve de béton au couvercle sommairement encastré,
n’ont fait qu’augmenter ses doutes quant au traitement des déchets,
malgré le rassurant lascar qui était là pour en parler, un brin trop
brillamment. Il faudrait en appeler à
un homme sincère et désintéressé ayant passé trois mois dans
une centrale nucléaire, pour qu’il raconte comment ça s’est passé !
Aborder le choix énergétique lui-même serait trop long ici. Et pourquoi
le ferait-on, puisque le peuple ne fut jamais consulté ? Quant à
l’impression notée plus haut, l’insuccès de ces Journées sera
confirmé : 1400 personnes à Paluel, 400 à Porcheville, on est loin
des 9 000 visiteurs des premières portes ouvertes il y a sept ans. Un tel score incite à une dernière remarque perfide :
il semble trop tard, Beaux Sires, pour redorer vos blasons et nous
amadouer de vos campagnes de comm. Serait-ce le signe que “l’énergie
au service des hommes”, personne n’y croit plus aujourd’hui ? Et
qu’adviendra-t-il, une fois EDF dans d’autres mains, à l’idée de
bien public ? |
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