En.marge                                   Les journées de l'énergie d'EDF, mai 2001

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La vie conduit où elle le veut le prolétaire de l’écriture.

Hier, En.marge mâle a fait son premier reportage pour la fausse presse, la presse d’entreprise, la “communication”. Hier ont pris fin les Journées de l’énergie, lubie d’un ministre auquel les entreprises de la filière ont emboîté le pas, en bons amis fidèles. Ou peut-être était-ce l’inverse : une idée discrètement donnée au ministre pour officialiser une campagne de comm défendant les intérêts de ces puissantes industries, dont l’image a souffert, ces derniers temps, des outrages auxquels elles se livrent impunément.

Mais pourquoi chercher un ennemi sur lequel rejeter le poids de nos compromissions ? Après tout, ne vaut-il pas mieux boire la coupe jusqu’à la lie et laisser d’autres mesurer les responsabilités ? Hélas, la coupe est déjà vide et la lie bien amère. Chacun est soumis à son tour à la loi du marché. Tous coupables puisque consommateurs. Pour expier, En.marge doit passer ce samedi à visiter des centrales EDF.

“Quand on fait la fête on la fait jusqu’au bout, y compris le port et l’emballage”, dit Mullah Nassr Edin, le faux niais dans les histoires arabes. C’est donc avec l’enthousiasme du gratte-papier point com qu’En.marge s’est lancé dans cette matinée ensoleillée, à la rencontre du vaste monde.

Le vaste monde commence par Stéphane, le photographe avec lequel doit se passer la journée, qui ne sort pas de la petite auto dans laquelle il attend. En y prenant place, En.marge comprend mieux pourquoi : Stéphane est un mastoc, un de ces gros de partout qui ont tellement l’air costaud qu’ils paraissent plus grands qu’ils ne sont. Difficile de s’extirper de sièges inconfortables, d’autant plus que le ventre pèse lourd quand on a un peu glissé, comme lui, sur la pente grassouillette. Au sommet de toute cette masse trône une plutôt gentille bouille évidemment ronde, fortement mal rasée, au fond de laquelle deux petits yeux perçants brillent comme des billes, avertissant qu’ici, le corps massif n’est pas gras du cerveau.

L’aimable bavardage de chacun sur soi-même qui sert aujourd’hui au repérage social confirme rapidement cette impression. Il est marié à une future cantatrice brésilienne, vit huit mois par an entre Salvador de Bahia, Montréal et New York. Il commence à peine ses quatre mois en France, de retour de la semaine d’Antigua. Il parle bateaux, il a connu des déboires avec les speed-boats loués pour photographier les Swan.

- T’es voileux ?, finit-il par demander quand il s’aperçoit qu’En.marge a tout compris à son jargon.

- J’ai été voilier, répond celui-ci d’un air finaud archi nul.

- Ah ouais, voileux, quoi.

- Non, voilier, maître voilier, ceux qui fabriquent les voiles de bateaux, tu sais ?

Allons, il suffit de créer la surprise, la mécanique est enclenchée. Chacun va pouvoir continuer sur sa petite histoire puisqu’ils ont la bourlingue en commun. L’un raconte son abandon très rapide de la formation en ferronnerie donnée par les Compagnons (“la réunion du mercredi, c’était pire que la messe !”). La Turquie à 16 ans, les premières photos avec l’appareil du grand-père, les conseils d’un illustre ancien, le travail avec un photographe d’architecture, école de précision. Il a couvert la guerre d’Afghanistan, entré en clandestin avec une collègue japonaise qui a sauté sur une mine. Devant ses yeux ? En.marge n’ose pas demander. Maintenant il aime surtout le Brésil. Il conduit vite mais en poussant les vitesses jusqu’à les faire hurler.

Ils arrivent à leur première destination, la dépassent, demi-tour, une longue rue mène entre peupliers et terrains vagues vers les deux hautes cheminées. Un dernier détour leur fait suivre la voie boisée qui dessert les maisons des chefs, cubes de béton sobre cachés derrière des haies touffues. Au bout, deux hommes à casquette bleu foncé attendent désœuvrés, puis agitent les bras en souriant, contents de diriger enfin quelqu’un vers le parking qui, en effet, fait plutôt triste mine avec seulement dix voitures. Il faut marcher encore pour approcher des lieux. Deux ouvriers, on dit agents mais ceux-ci portent des bleus, ajustent une banderole EDF sur le grillage bordant la route. Derrière les peupliers, de vastes citernes, l’usine aux formes massives, un premier poste, les deux journalistes se présentent, on avertit, ils marchent jusqu’à un bâtiment jouxtant  l’entrée. Déjà, ils sont attendus, une femme mince se détache d’un groupe d’hommes affublés de cette casquette bleue marine ridicule, trop ronde et haute pour leurs petites têtes de Français. Elle aussi en porte une, d’où tombe une chevelure blond filasse masquant des deux côtés un visage à la peau marquée et cachant presque ses doux petits yeux bleu pâle aux reflets d’or éteints depuis peu.

- Nous sommes les journalistes de la Vie Electrique. Lui c’est la vie et moi, c’est électrique.

Elle rit poliment, les accueille presque cérémonieusement : “Au nom des agents de la centrale de Porcheville présents pour cette journée…” En quelques phrases d’un ton affable, la messe est dite : la centrale “d’appoint” qui tourne peu, les agents volontaires, l’habitude de recevoir du monde, le groupe VOILA qui s’est formé pour “visites organisées en interne par les agents”, dont on comprend à demi mots que c’est l’unique tâche, et une sacrée planque. Il va falloir passer deux heures et en reparler mais elle casse la glace en disant tout d’un coup. Elle a aussi tout préparé : le parcours de l’usine avec un groupe de visiteurs puis une rencontre avec le chef d’exploitation pour un court entretien. La voix est toujours douce, le propos factuel.

L’acolyte photographe, également, est un pro, car déjà il mitraille, voletant pesamment dans son large costume tropical beige cassé. Ces types veulent tous ressembler à Jean-Paul Goude.

Ils rejoignent un groupe déjà constitué dans une salle où, à sept, ils flottent un peu parmi cent chaises. Projection d’un film sur EDF, blabla, EDF,  blabla, EDF, EDF, Fin. Un agent en salopette bleue explique maintenant le fonctionnement d’une centrale thermique à fuel. On pompe le fuel, on le met sous pression, on l’injecte par de multiples trous dans une chaudière haute de plusieurs étages, au bord tapissés de longs tuyaux pleins d’eau, dans laquelle il prend feu. Feu + eau = vapeur, miam la bonne vapeur dont on augmente encore la pression par moult manipulations, et que l’on envoie dans un rotor, sorte d’hélice énorme (une trentaine de mètre de long pour dix de diamètre) dont on ne voit que le capot d’une moitié, l’autre moitié disparaissant sous une épaisse dalle de béton. Ce brave rotor entraîne quant à lui un turboalternateur, bobinage de cuivre gros comme un camion qui tourne sur lui-même à toute allure en produisant, à certains points de contact avec la masse immobile du capot qui l’entoure, de l’électricité. Pfuitt, le câble part et, transformateurs aidant, arrive dans les ampoules. C’est fini ? Non. Démonstration de l’énergie thermique à l’aide des bricolages maison dont les Voila semblent très fiers : cocotte-minute et petit alternateur couplé à un rotor de fortune.

Et voilà la visite presque faite.

Il faut pourtant s’y lancer. Sur le côté de la route, avant le portail en grillage qui marque l’entrée du site, un groupe d’hommes attend, debout derrière une petite table. Quand apparaissent les macarons CGT sur leurs torses bedonnants, Véronique, de sa petite voix douce qui sied à son ton diplomate, est déjà en train d’avertir que “nous avons décidé d’accepter leur présence parce que le syndicalisme est aussi une valeur forte du service public.” Quant à savoir exactement pourquoi ils sont là, elle s’emmêle un peu les pinceaux, se surprend à parler d’un problème d’amiante alors même, admet-elle, que les honorables travailleurs ont décidé de ne pas l’évoquer, préférant insister sur la défense du service public et, surtout, de leur propre centrale. En arrivant à leur hauteur, En.marge sent bien que Véronique hésite, elle voudrait qu’il prenne l’initiative de passer outre puisque les gars leur en laissent le choix en feignant de discuter entre eux. Le groupe de visiteurs qui les accompagne, quant à lui, est encore sous le choc de l’autorisation de filmer que le costaud a sorti sous leurs nez comme un magicien dès la fin de la séance en salle, obligeant chacun à signer. Ils hésitent à s’approcher, une femme brune tend une main molle vers le tract que lui propose l’un des membres du syndicat CGT.

-         Bonjour messieurs, je parie que vous avez deviné qui on est, dit En.marge en montrant le photographe et en s’avançant pour leur tendre une main souriante.

-         Ouais. Heu. Salut, les réponses fusent et on procède au rite du serrage de paluches. A leur poigne, à quelque vague regard, il sent que mine de rien ces lascars l’attendent de pied ferme. Il a l’impression de rêver, de jouer dans un film, mais l’instinct l’avertit qu’il vaut mieux ne pas trop leur laisser le temps de souffler, car eux sont en plein dedans.

-         Et alors, qu’est-ce qu’ils ont à dire aux visiteurs, les syndicats, en cette belle Journée de l’Energie ?

Le porte-parole est un jeune gros, bide en avant, large comme une porte, le cheveu noir et la tête du loubard de banlieue trop malin pour le rester, et trop grande gueule aussi. Il a même deux petits brillants au lobe de l’oreille gauche.

- Ben d’abord, dit-il avec l’accent bien de chez nous, on a à vous dire, à vous, qu’on aimerait bien entendre un peu plus la voix du personnel dans la Vie Electrique.

Il sourit, content de son attaque. En.marge manque d’éclater de rire, essaye de reprendre l’air sérieux qui convient, mais l’autre sent un truc louche et hésite. Le rusé ! il se demande si ce décalage qu’il perçoit n’est pas une entourloupe. En.marge le soulage aussitôt en assurant que hé, ho, moi, je ne suis que le pauvre pigiste, je ferai suivre, bla bla bla. Il met assez de chaleur dans sa langue de bois populaire pour qu’ils acceptent de faire semblant d’y croire. Ils préfèrent tous se dire que c’est un jour spécial et qu’on peut le jouer cool, postmoderne, quoi. Comme lui, au fond, ils s’en foutent, c’est juste du cinéma social. Il ne manque que les caméras. Le petit ventru a capté le message cinq sur cinq : En.marge y est allé de son rôle, à lui de jouer le sien. Evidemment, il le prend plus à cœur, délivrant aussitôt le menu complet des revendications, parmi lesquelles pas question d’amiante, mais les coquetteries attendues : service public, sauvegarde d’EDF, de l’emploi, de cette centrale, projet de construction d’un site au charbon propre, nécessité de “diversifier les sources”. C’est impeccable, il n’y a pas un cheveu qui dépasse. Et “diversifier les sources”, comme sucrerie à la fin !

En.marge hésite un instant, mais vraiment, ce n’est pas non plus le moment de raconter comment, il y a plus de vingt ans, jeune crétin, il essayait d’en convaincre un clone de cet homme-rouage, son aîné, mouton d’une troupe qui prêchait à l’époque pour le tout-nucléaire. Il ne lui dira pas non plus qu'il a bossé autrefois dans une centrale, le temps de découvrir la réalité du fonctionnement de cette grande entreprise "publique", soumise aujourd'hui à une remise en cause du deal qui la fit naître. Il opine donc à cette brillante idée de diversification et l’entretien se termine dans la même ambiance bon enfant.

Véronique, soulagée, les laisse aux mains d’un nouveau guide, accompagné d’autres agents en casquette. Le costaud bardé de ses appareils photo glisse : “Ne reste pas collé au groupe, sinon on te verra sur toutes les photos”. Pas bête ! En.marge fait le malin mais ne connaît rien au métier. Rester à l’écart lui donne du répit. Il n’aura d’ailleurs aucune question à poser, ni pas grand chose à faire des explications assénées doctement par le guide très à l’aise sous sa casquette. Il en sait assez pour comprendre et essaye d’attraper ici et là les commentaires des visiteurs, les questions et les réactions qui donneront le “papier d’ambiance” commandé. Un papier d’ambiance dans la Vie Electrique ! Et c'est à lui de le fabriquer ?

En attendant que la visite se termine, il en profite donc pour rêvasser. Chaque pas lui rappelle ce lointain été passé dans la centrale de Vitry, à l’époque où trois mois de boulot intense lui servaient pour l’année à d’autres aventures. Ici les pompes, dont démonter le capot prit trois jours à trois. “Oh, hé, doucement, on bosse pas pour le patron !”, chantaient ses équipiers. Là, des échangeurs semblables à ceux où il a passé des nuits accroupi dans une cocotte minute couchée, aux murs de métal épais d’un mètre, à percer et souder des embouts aux tubes qui en tapissent le fond. La chaudière éteinte, il l’a connue aussi, quand dans la chaleur d’août il démolissait l’ancienne centrale N°1 à coup de chalumeau. Ah, les pans de métal de plusieurs tonnes qui s’effondraient dans la poussière en dessous, dans les gerbes d’étincelles et de métal en fusion ! Mais non, ce n’est pas ici, en ces journées de l’énergie, dans cette centrale morte où le parcours est balisé d’un ruban plastique rouge et blanc, qu’il pourra faire revivre ce monde de chats – comment faisaient-ils pour tout voir tout en travaillant, derrière leurs lunettes de soudeur plus que fumées ? -, cette permanente, muette et subtile compétition – là, le critère était le temps passé, une fois l’équipe en bas avertie et écartée, pour découper le dernier bout de tôle qui retient le bloc de métal avant sa chute. Pas question de prendre des risques en prévenant trop tard, bien sûr, mais honte à celui qui a pris trop de marge et qui met trop longtemps !

Non, rien dans ces agents EDF devenus guides pour touristes industriels ne permet de comprendre José le contremaître portos, brute au travail et pour ça nommé chef, qui aussitôt, dans ce cas-là, remontait le premier tout droit jusqu’au sommet du tas de gravats encore fumant, gueulait et agitait les bras : “Et nous, on va casser la crrroûte pendant que tou finis ? Reste pas là à régarder, en plouss ! Conntinou ! “A la coupe”, je te dis, c’est pas “à la soupe”, hein !”, en accompagnant son bon mot d’un mauvais rire qui, avec sa tête dressée vue d’en haut, faisait ressortir son gros cou de taureau.

A moins que. A moins que justement ici soit le lieu de célébrer tous ceux, pauvres bougres pour une bonne part intérimaires chez les divers sous-traitants qui pullulent autour de toute centrale, ouvriers qui n’avaient rien à voir avec les “Agents”, porteurs auprès de cette troupe d’une réputation de fonctionnaires, pour parler poliment. Mais trois mois dans ce charbon permet-il de juger de la faille ? Ici, et plus tard à Paluel, En.marge voit l’espace morne, les baraques de chantier allouées à cette main d’œuvre hors caste. Elle ne participe pas aux Journées. Absente de l’organigramme. Comme, dans les centrales nucléaires, on ne verra pas non plus les intérimaires que l’on envoie se prendre en quelques jours la dose de radiation maximum, et “ciao, ne revenez pas avant deux ans”. De tous ceux-là, on ne verra que les Algeco.

Ne comptez pas sur En.marge pour enfourcher la cavale libérale, sus au service public, tas de feignants. Mais dire que l’idée de service public mérite d'être sérieusement repensée (l’affaire n’est-elle pas d’ailleurs déjà réglée chez ces Messieurs de là-haut ?) ne sert à rien si on ne mesure pas vraiment comment, dans ce pays, la paix sociale repose sur ce genre de division entre ouvriers et employés protégés et sous-personnel, généralement de couleur.

Recyclés en guides touristiques, en tout cas, ces agents-là font merveille. Ils mettent dans cette activité une énergie qui tient du désespoir, et rien que pour cela on leur promettrait volontiers le plus bel avenir. Dans la salle de contrôle, un jeune visiteur s’exclame devant le manque d’informatique. De fait, seuls de petits PC sur les quatre bureaux font XXIeme siècle. Le reste a plutôt l’air ampoules et gros boutons. Mais un grand gaillard, assis là, attendait. Il vient à la rescousse du guide, explique, montre les circuits, commente, achève sur une pirouette à propos du bug de l’an 2000 qui fait rigoler tout le monde, y compris le questionneur moqueur. Celui-ci est évidemment informaticien, venu parce qu’il “passe devant depuis dix ans tous les jours.” Le fils qui l’accompagne fait semblant. Tantôt, c’est de ne pas s’ennuyer pour lui faire plaisir et tantôt, c’est de ne pas être autant intéressé ou impressionné que parfois, il l’est malgré lui. Maman n’est pas venue. Cette autre femme, elle, a amené son fils et son mari, elle connaît bien la centrale, non qu’elle l’ait déjà vue – c’est la première fois – mais son père et son frère ont travaillé ici, elle en a entendu parler toute sa vie. Ce couple de vieux, qui a l’air adepte de ce genre de tourisme, voulait surtout voir la cheminée. Impressionnante de loin, elle est si haute de près qu’il faut se tordre le cou pour la regarder, ce qui dure le temps de faire tourner la tête et de laisser tomber, et l’on se retrouve déçu, avec un mur de briques rond devant le nez. Pas question de monter. Qu’à cela ne tienne, pépé mémé sont des jovialitos, “toujours contents d’avoir fait bouger nos pieds”, dit le papé en fendant d’un sourire horizontal sa petite face plate. Quant à ce chauffagiste, encombré de sa brune qui commence à avoir des fourmis dans les jambes, il a jeté sur tout un œil d’expert curieux. “C’est grand mais c’est pas sorcier”, conclut-il de sa balade. L’avis est partagé par l’ingénieur en retraite, qui s’est beaucoup interrogé sur les problèmes de masse dynamique dans la rotation des arbres de turbine et n’a cessé de poser des questions ardues pendant toute la visite.

Celle-ci s’achève. Retour au point d’accueil. Les journalistes retrouvent la pâle Véronique qui leur présente Hervé, le directeur, assez pâle lui aussi, genre bonne pâte mais avec la distance et la raideur du corps qu’ont certains hommes petits, capables, pour peu qu’ils en aient l’ordre, de se transformer vite fait en chacals affairés.

Pendant que Stéphane les mitraille, ils expliquent tous deux une nouvelle fois toute l’histoire, et leurs langues jouent du violon : la fierté qu’ont les agents à parler de leur boulot, l’esprit créatif du groupe des motivés (40 sur 140 agents, restons modestes !), toujours prêts à inventer de nouveaux gadgets pour leurs démonstrations. “Une de nos missions est de faire comprendre aux agents que le monde extérieur bouge et rien de mieux que ce soit le monde extérieur qui le leur montre”, laisse-t-il échapper au milieu de sa bouillie dotcom sans savoir qu’il est en train de donner là ce qui est peut-être la vraie raison, en tout cas pour EDF, de cette jolie et probablement coûteuse campagne : Non pas tant convaincre le public, consommateur de toute façon captif, que secouer des troupes apeurées par la privatisation et, à un niveau plus symbolique comptant aussi dans leur déprime, sérieusement amochées par les scandales liés au service public ou par la culpabilité qui commence à peser quant aux problèmes de pollution dans le secteur énergétique. “La sollicitation par l’extérieur les force à se poser des questions, à élargir leur champ”, plaide-t-il pour conclure. L’humanisme de marketing suinte aux coutures de son discours, il est grand temps de s’en aller. Peut-être est-ce qu’il faut pour remettre à jour les grands deals passés à la Libération avec les troupes du PC.

L’autoroute de nouveau avec le gros Stéphane qui conduit comme un buffle, s’arrête vite dans un restomachin et engouffre comme un ogre. Il règle l’ardoise, s’occupe de tout, il se fera rembourser ! Il gémit un peu à cause du temps qui se couvre, mais surtout raconte quelques aventures brésiliennes. En.marge y va des siennes, ils rigolent finalement. Le “jeito” un instant les entraîne, les projette par-dessus la Seine sur un pont arachnéen et, traversant sans coup férir le sulfureux Pays de Caux, les redescend tranquillement, par une vallée presque suisse, jusqu’à la mer, Paluel et son anfractuosité.

Grillage vert foncé haut de quatre mètres et recourbé au bout, fils de fer barbelés, caméras tous les cent mètres le long d’une clôture dessinant plus qu’un vaste périmètre, parkings grands comme des stades de foot : l’approche est militaire, à Paluel. Double clôture, d’ailleurs, mais aujourd’hui les portails sont grand ouverts. Hall d’accueil, nombreux cars devant l’entrée, hôtesses, M. Bernard, “chargé de communication”, évidemment les attendait. Ils évitent la salle de ciné et d’expo, filent vers le Belvédère. La vue donne sur la mer, la falaise effondrée, la centrale avec ses quatre longs cubes et ses quatre dômes de béton déjà gris-vieux comme un blockhaus. C’est presque gentillet, on est loin de l’agressivité des énormes tours des centrales plus récentes. Pourtant, on a mis les moyens. Ce qui n’était qu’une anfractuosité de la falaise est devenue, bulldozers aidant, un grand rond au fond plat plus grand qu’un terrain de foot. Un sacré chenal a été creusé, qui dessine son S sombre entre deux levées de gros blocs. On imagine le chantier ! Pas de doute, même à cette échelle modeste tout a bien servi, comme il était programmé, à alimenter la machine à fond.

La fierté nucléaire d’antan devient cependant plus difficile à assurer, depuis que les déchets s’accumulent. On a opté pour les grands yeux ronds, comme ceux de notre chargé de comm de service, au visage blanc, large et plat de nordiste, au cheveu rare et blond. Il parle peu, d’un ton humble, efficace et sincère. Les déchets ? On assume. Kein problem ! Il vous faut la visite, pour vous en persuader ? En route !

Trois pelés deux tondus dans le car immense, avec un petit maigre guide d’une “entreprise prestataire”, un chauffeur plus normand que nature, nous autres et notre chargé de comm : tout ça donne l’impression que ces Journées sont un bide. Mais en avant ! On roule en une large boucle descendante le long des pentes de ce vaste cirque et en bas, le car masquant les baraques de sous-traitants vides mais déjà mentionnées, le groupe est accueilli par le Groupe d’Intervention Rapide, son matériel et ses démonstrations, et par Monsieur Granpatron lui-même, dans son costume gris impeccable. Le matériel d’urgence fait vraiment riquiqui, écrasé comme il l’est par la masse des bâtiments de la centrale tout autour. Quant aux démonstrations, étouffer un feu avec une couverture, l’atteindre à mort avec un extincteur, c’est certainement très pédagogique, mais diable, à Tchernobyl ils avaient sûrement mieux. Des pioches, des pelles, au moins. Hep ! Pas de mauvais esprit devant le directeur ! On ne moufte pas devant le directeur, d’ailleurs : il fait au moins deux mètres. Lui aussi a l’air du gentil technocrate efficace et ouvert. On l’imagine sans peine chez son psy ou dans un séminaire de motivation pour cadre stressé, dans l’un de ces moments où l’absurde l’effleure, avouant sa souffrance d’être ainsi,  super ouvert à tout le monde alors que tout le monde lui est super fermé.

Pourtant aujourd’hui il a l’humeur joyeuse, tout en gardant bien son sérieux. La présence des membres du personnel déguisés en pompiers lui offre l’occasion de présenter la formule retenue ici pour les visites : dans chaque partie du site, rencontre avec un petit groupe de volontaires parmi le personnel habituellement affecté à ce poste, explications et dialogue.

Epargnons-nous le gros de la visite, ils ne verront rien d’autre qu’à Porcheville, sinon en plus grand. Les petites tours menaçantes avec leurs dômes gris de bunker, ils ne les approcheront pas. Pas de piscine, pas d’hommes en blancs, pas de salle de contrôle aux écrans rassurants. Bien sûr, il y aura l’atelier où est exposé un faisceau de combustible (non chargé !), son emballage de transport, un sas et l’équipement d’intervention en “zone contrôlée”, les différents déchets et leurs emballages respectifs. Ils verront aussi le labo médical avec ses appareils de mesure de la contamination, et tous ceux qui servent à vérifier qu’il n’y en a pas eu. Les procédures seront montrées, depuis le traitement sur place des déchets (hors combustible) jusqu’à celles qui entourent la sortie des zones contrôlées. Ils traverseront les labos où sont analysés les prélèvements environnementaux, et verront même la camionnette qui les effectue.

Les visiteurs sont presque tous muets. Peu de questions. Toutes portent sur des détails techniques. “Combien ça pèse ?” devant le faisceau combustible. Quelques “ho ! ha !” devant la taille des rotors – mais ils ont leur couvercle et ils ne verront pas cette extraordinaire merveille de travail du métal qu’est un rotor, avec sa masse énorme, ses cannelures brillantes aux dessins compliqués, ses formes courbes, belles comme celles d’une cathédrale ou d’une coque de bateau; et si rarement dénudé de son manteau d’acier qu’il provoque l’émotion de tous ceux qui l’ont vu.

Il se fait tard et le retour vers le centre d’accueil, par des passages couverts surplombant la centrale, s’effectue au pas de charge, pressé par le service de sécurité transformé en équipe balai. On termine d’ailleurs avec la sécurité, mieux équipée qu’un aéroport. Les adieux sur le parking déjà vide sont rapides, à l’évidence notre chargé de com a envie de rentrer. Ils ont raté la visite d’une copie de la salle de contrôle, elle vient de fermer au centre de formation voisin.

Ils ont raté pas mal de choses, et la pilule doit maintenant être avalée. Heureusement, la proposition que fait En.marge de prendre le volant a soulevé l’enthousiasme de son mastoc acolyte qui a l’air lui aussi un peu sonné. En.marge en profite pour se défouler au volant.

En bons pros d’aujourd’hui, schizophrènes cyniques pour qui au fond la cause est entendue, personne n’aborde pas les sources du malaise. Et comment, le nucléaire n’est-il pas le meilleur et pire symbole de la folie moderne ? Peut-on prétendre faire objectivement part d’une virée pareille ? Toute la journée, il a fallu faire taire en soi le libertaire fou qui pense que techniquement, si on l’avait voulu, dès les années 70 on aurait pu prendre une autre direction. Qui ignore que ce techniquement-là implique un choix de civilisation ? Mais faut-il lâcher la bride à ce cheval-là ?

Non. Techniquement toujours, puisque nous y sommes, le nucléaire a déjà apporté la preuve de sa fiabilité, comme celle de ses faiblesses. Que les dieux de l’atome protègent maintenant et à jamais la Terre et notre beau pays, qui nous déroule dos au couchant, en ce premier week-end bleu après des mois de pluie, toute sa richesse nouvellement fleurie !

En.marge persiste à avoir peur, et rien dans ces visites – surtout pas leurs manques - ne l’a convaincu. Ce sas faisait bricolé – il a imaginé les gars sortant une pompe un peu lourde ou des gravats de là-dedans, ça passe mal et ils doivent en baver. Ces bidons ronds du commerce, cette cuve de béton au couvercle sommairement encastré, n’ont fait qu’augmenter ses doutes quant au traitement des déchets, malgré le rassurant lascar qui était là pour en parler, un brin trop brillamment. Il faudrait en appeler à  un homme sincère et désintéressé ayant passé trois mois dans une centrale nucléaire, pour qu’il raconte comment ça s’est passé ! Aborder le choix énergétique lui-même serait trop long ici. Et pourquoi le ferait-on, puisque le peuple ne fut jamais consulté ? Quant à l’impression notée plus haut, l’insuccès de ces Journées sera confirmé : 1400 personnes à Paluel, 400 à Porcheville, on est loin des 9 000 visiteurs des premières portes ouvertes il y a sept ans.

Un tel score incite à une dernière remarque perfide : il semble trop tard, Beaux Sires, pour redorer vos blasons et nous amadouer de vos campagnes de comm. Serait-ce le signe que “l’énergie au service des hommes”, personne n’y croit plus aujourd’hui ? Et qu’adviendra-t-il, une fois EDF dans d’autres mains, à l’idée de bien public ?

 

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