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Margino blog Vies en marge
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Les processus mentaux sont-ils universels, ou bien l'individu n'est-il que le fruit de son hérédité, de son éducation, de son milieu, bref de sa culture au sens large du terme ? Eternel sujet de discorde entre les philosophes, la question peut paraître aujourd'hui dépassée. L'uniformisation des cultures sous la houlette du modèle nord-américain ne donne-t-elle pas raison aux uns comme aux autres, aux naturalistes qui trouvent dans son succès la preuve de l'uniformité des aspirations humaines comme aux culturalistes qui y voient un danger d'appauvrissement de l'espèce ? Les problèmes d'acculturation provoqués par cette hégémonie donnent pourtant une dimension nouvelle au rapport entre culture et nature, qu'explore à sa façon l'ethnopsychiatrie, nouvelle discipline chargée de les résoudre. Depuis Freud, plus question d'en rester à se demander si la nature humaine, en s'inscrivant dans une culture, se corromp ou s'éloigne d'un plan divin ou naturel. Ni même de décréter son inexistence au nom d'incompatibles différences culturelles. En lui donnant l'inconscient comme contenu, Freud ne la réhabilite pas seulement. Il fait de ses processus, et notamment du complexe d'Oedipe menant au parricide originel décrit dans "Totem et Tabou", la base universelle de toute culture. Les contemporains de Freud ne s'y trompent pas, et l'ethnologie devient aussitôt le terrain privilégié de l'affrontement entre ses détracteurs et ses adeptes. Il serait facile d'ironiser, en contant par exemple la dispute entre l'anthropologue culturaliste Malinowski et l'ethnopsychanalyste Géza Roheim à propos du complexe d'Oedipe chez les Mélanésiens. Elle semble certes tourner à l'avantage de la psychanalyse : dès qu'il accepte d'ajouter librement à ses récits les associations d'idées qui lui viennent à l'esprit, tout être humain montre avec évidence combien ses rêves, ses mythes et ses pensées sont habités de processus inconscients universels (peur de la castration, complexe d'Oedipe, scène originelle de l'accouplement parental, etc). De plus, et bien qu'ostracisé par les freudiens, Jung leur apporte en soutien sa théorie d'un inconscient collectif héréditaire constitué d'archétypes. Mais ces combats d'experts, où chacun va chez ses sauvages vérifier ses présupposés théoriques, démontrent surtout qu'il est impossible de rendre compte des liens reliant l'individuel et le collectif au sein du rapport entre nature et culture, dès lors que l'on considère ces dernières comme des entités séparées. C'est parce qu'il adopte (enfin ?) une démarche résolument thérapeutique que Georges Devereux, véritable fondateur de l'ethnopsychiatrie, arrive à ce diagnostic. Celui-ci découle bien sûr d'un destin singulier, puisque juif puis chrétien, tour à tour Hongrois, Roumain, Français et Américain, Devereux, personnalité inclassable et multiple, maîtrise aussi bien l'ethnologie que la psychanalyse et se veut rigoureux scientifique tout en se disant inspiré par l'imaginaire des tribus qu'il étudie. Son épistémologie provient aussi d'une autre source, située sur la ligne de fracture entre les sociétés, là où les pathologies montrent avec évidence qu'il est aussi inefficace de réduire l'individu à des acquis culturels que d'essayer de le soigner sans faire appel à eux. Au cours de la "Psychothérapie d'un Indien des Plaines" qui sert de titre à son oeuvre maîtresse, Devereux ne se contente pas de décrire la vie, les troubles et la cure de son patient, Indien déculturé, traumatisé par sa guerre en Europe et perturbé par son incapacité à concilier indianité perdue et valeurs occidentales mal acquises. En se livrant aussi, en ethnologue confirmé, à une étude des facteurs culturels en jeu dans cette pathologie, il élabore les fondements pratiques et théoriques de son originale démarche. Il ne s'agit pas en effet de tenter une synthèse en mélangeant les approches. Comme le physicien quantique qui sait ne pouvoir observer en même temps l'onde et la particule, Devereux accepte les limites de chaque discipline et passe de l'une à l'autre en fonction des besoins. A défaut, prévient-il, on risque de tomber dans les travers du sociologisme ou du psychologisme. Le premier néglige la faculté de l'individu à résister aux modèles en vigueur dans sa société, par l'humour, l'art, la révolte ou la folie. En instituant un modèle fondamental unitaire du psychisme, le second tend à qualifier de pathologiques les manifestations, notamment rituelles, qui s'en écartent, et ignore la spécificité culturelle de certains troubles (l'amok indonésien ou l'hystérie arctique ... mais aussi la schizophrénie ou la maniaco-dépression en Occident !). Culturel ou psychique, l'objet est identique. Il est surtout biface : la culture constitue l'extérieur du psychisme, tandis que celui-ci naît par intériorisation du culturel. Il est aussi impossible d'imaginer une culture sans psychisme (il faut bien la penser pour la transmettre) que de former une personnalité sans apports culturels (ne serait-ce que parce qu'il lui faut un langage). L'ethnopsychiatrie naissante, que Devereux appelle aussi "ethnopsychanalyse complémentariste", évite ces erreurs. Elle reconnaît l'originalité des différentes cultures dans leur agencement des matériaux inconscients universels. Cette approche pluridisciplinaire invite les deux camps à une collaboration qui ne va pas sans remise en question. C'est là que le bât blesse un peu, et d'un côté plus que de l'autre. Car si Devereux critique l'idée freudienne de horde originaire, s'il prêche pour une thérapie faisant largement appel aux apports culturels relatifs, s'il brocarde au passage la pathogène conception occidentale de la normalité, il proclame l'existence d'une "Culture humaine avec un C majuscule" et défend "la valeur universelle des conceptions majeures de Freud". Ce faisant, il semble cautionner la prétention du freudisme à détenir les clés d'une thérapeutique universelle. Ses disciples s'en défendront. Laplantine par exemple, sans doute parce qu'il est d'abord ethnologue, estime que l'ethnopsychiatrie peut aussi "s'appuyer sur un modèle structural ou systémique". Tobie Nathan, le plus connu d'entre eux, réaffirme qu'elle "ne peut être que psychanalytique", ce qui ne l'empêche pas de remettre fondamentalement en question l'efficacité de la méthode freudienne, son apparente objectivité scientifique, sa "croyance en la magie de la prise de conscience", son mépris des thérapies autochtones, assimilées à des pratiques hystériques irrationnelles. Sans rompre avec le freudisme, dont la grille de lecture reste valable puisque nous sommes tous animés des mêmes processus inconscients, Tobie Nathan réhabilite ces techniques traditionnelles. Leur pertinence, leur efficacité, la rigueur de leur logique prouvent à ses yeux qu'elles s'appuient sur une véritable connaissance des mécanismes de frayeur et d'influence en action dans toute pathologie comme dans toute thérapie, ce que la psychanalyse gagnerait à prendre plus en compte. Tout comme la pensée française, si friande de celle-ci, gagnerait à reconnaître que l'assimilation qu'elle prône ne saurait se résoudre à la déculturation qu'elle pratique.
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