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Ni celte, ni
latin, ni grec, le mot hasard est un des rares mots français dont
l’apparition puisse être datée avec précision : il est employé
pour la première fois dans le livre Gesta Francorum Ultra Maris -
Hauts faits et gestes des Francs outremer - écrit par Guillaume de
Tyr (1130-1186). Sorte de grand reporter auprès des Croisés, Guillaume
de Tyr raconte qu’un jour, près d’Alep en Syrie, on prit, après un
siège de quelques semaines, le château de Hazard (Az-Hard) et qu’on y
apprit un nouveau jeu de dés. Mais quelque chose cloche dans cette
histoire. Prendre un château après un court siège, faire des
prisonniers, jouer aux dés, quoi de plus banal alors ? Qu’est-ce qui a
bien pu se passer au château de Hazard pour que son nom passe dans notre
langue ? Une “ expérience
de la terreur ” Le philosophe
Clément Rosset qui rapporte cette anecdote propose une réponse
stimulante. Il imagine que la découverte de ce jeu a dû être
l’occasion d’une prise de conscience analogue à ce que Freud appelle
“ l’expérience de la terreur ”, ce glissement propre au
cauchemar, quand, subrepticement, l’endroit le plus familier devient le
lieu du pire étrange. Rien de plus
familier en effet qu’un jeu de dés pour un habitant des pays riverains
de la Méditerranée. Mais s’ils utilisaient des procédures aléatoires,
nos ancêtres ne pensaient pas le jeu en termes de hasard, sinon nous
aurions, au lieu de hasard, un mot dérivé du latin ou du grec. On a
toujours pensé au contraire, sur les bords de la Méditerranée, que le
hasard était la manifestation des arrêts d’une puissance divine : la déesse
Fortuna (dans le tarot, elle fait tourner sa roue, l’arrêtant quand bon
lui semble). Arrêter le cours normal des choses, ce privilège divin, le
dieu des chrétiens le reprit à son compte. Avant l’époque des
Croisades, on lui attribuait le pouvoir d’arrêter le bras du coupable
et de favoriser l’innocent lors des duels judiciaires, et pareillement,
donc, celui d’arrêter les dés. À l’époque féodale, le hasard
n’existait pas, ni l’idée, ni le mot. Il faut donc imaginer la
terreur qui a dû saisir quelqu’aumônier croisé, quand, regardant les
soldats jouer à ce nouveau jeu de dés, se fit jour dans son esprit la
question terrible : quand c’étaient des “ mécréants ”
musulmans qui jouaient, qui est-ce qui arrêtait les dés ? Hasard contre
déterminisme Tout
l’univers mental médiéval, rond comme une coupole d’église romaine,
avec un Dieu chrétien en tant que cause de toutes les causes, s’est
fissuré définitivement avec la prise de conscience qu’il pouvait
exister des effets n’ayant pas de cause repérable. L’idée de hasard
était née. Elle gardera dans son nom le souvenir oublié de son origine.
Et elle ira
jusqu’à nous, favorisant au passage l’éclosion de ce que nous
appelons l’esprit scientifique, en substituant l’idée de Lois de la
Nature à celle de lois divines. La nature est toute puissante ;
comme Dieu, elle détermine tout par avance selon ses lois propres, mais
à l’inverse de Dieu, elle n’est pas insondable. Dès lors que ses
lois seront connues, le futur pourra être prédit et le hasard vaincu. Le
rationalisme cartésien assoira cette position en rejetant dans
l’irrationnel tout ce qui lui est rebelle : la foi et le hasard. Et
Pascal, mathématicien mystique, montrera comment contourner le hasard par
le calcul des probabilités. Ensuite, Kepler et Newton assureront le
triomphe du déterminisme en réduisant à des équations simples le
mouvement erratique des planètes dans le ciel jusqu’à Einstein, le
dernier des savants de l’Âge Classique, puisque confronté aux ultimes
développements de ses théories, qui ne pouvait se résoudre à admettre
que Dieu puisse “ jouer aux dés ”. Un siècle plus tard ou
presque, la Théorie du chaos nous apprend qu’il considérait le problème
à l’envers : c’est le hasard qui joue à Dieu. Le hasard ne
fait pas peur aux Chinois, il leur semble même être le meilleur moyen de
se coupler avec l’agencement instantané du souffle (Qi), avec le
Tao animant les Dix-Mille-Êtres dont les nuages mobiles donnent une idée.
Il faut alors se demander si, sous ce nom, nous parlons de la même chose.
Comment dit-on hasard en chinois ? Sous “ hasard ”, des
lexiques français / chinois donnent deux idéogrammes : Ou
et Peng. Il faut alors faire l’opération inverse, rechercher
tous les sens de ces mots dans un glossaire chinois / francais.
Et là, tout change : parmi les sens courants et usuels de Ou et Peng,
celui de hasard tel que nous l’imaginons n’intervient qu’en fin de
liste, témoignant d’un usage récent, destiné à la traduction des
textes étrangers. En revanche, les sens premiers de ces idéogrammes sont
pair, parité, couplage, association, appariement… Ils tournent tous
autour de l’idée de mise en relation de deux éléments. Voilà une
curieuse manière de nommer le hasard ! L’emblème
traditionnel du hasard en Occident est une pièce de monnaie lancée en
l’air. C’est peut-être une des raisons pour laquelle
l’interrogation du Yi Jing avec trois pièces est plus ou moins
inconsciemment dévalorisée dans nos mentalités. Mais le plus grave, aux
yeux des Chinois, c’est que l’image que nous utilisons pour nous représenter
le hasard est tronquée. Une pièce ne peut pas rester éternellement en
l’air, elle doit finir par retomber, sur un côté ou sur un autre.
Comme si notre impossibilité à penser le hasard nous avait amenés à
privilégier pour sa représentation une situation impossible. Les Chinois
ne voient pas les choses comme cela : ils pensent que le plus important,
c’est quand la pièce se pose car alors, on peut lire la qualité de
l’instant et s’y conformer au mieux. À un objet inanimé comme emblème
du hasard, ils ont préféré un bel animal - le loriot rieur qui sait se
poser si élégamment. Messagers du Ciel, les oiseaux sont, de toutes les
créatures vivantes, celles qui sont le moins soumises aux contingences
terrestres. Leur vol est totalement libre. Le génie chinois est d’avoir
choisi cette image de liberté pour en faire le symbole du couplage
parfait avec l’instant. Volant où bon leur semble, les loriots se
posent aussi toujours là où ils veulent. Ayant cette liberté, ils se
posent donc toujours là où ils doivent, c’est-à-dire à l’endroit où
leur couplage avec la situation est le plus adéquat. C’est pour cette
raison qu’ils sont pour les humains des maîtres à imiter. “ Le
loriot jaune, quand il gazouille, sait très bien se tenir. ”
Confucius, commentant cette phrase du Livre des Odes souligne : “ Se
pourrait-il qu’un être humain en sache moins que cet oiseau ? ” À lire… Un article de Patrice van Eersel pour le Jeu du Tao et Nouvelles Clés |
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