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9 : LE MATHEMATICIEN ET L'ANTHROPOLOGUE :
VERS UNE NOUVELLE PENSEE
Si l'on avait demandé à Freud ce qu'il pensait du rapport entre la famille et le
poltergeist, il est probable qu'il eût indiqué, même vaguement, une direction de recherche thermodynamique. En bon matérialiste du XIXème siècle, le fondateur de la psychanalyse était en effet convaincu que l'on parviendrait un jour à expliquer la psyché et ses pulsions en termes de physique pure - et la thermodynamique représentait la grande discipline régnant à l'époque où Freud faisait ses études. Sans le savoir, et sans être du tout freudiens, bien des parapsychologues actuels raisonnent encore ainsi, ce qui se comprend sans mal : nous avons tous facilement tendance à imaginer que la psyché dégage une sorte d'énergie, plus ou moins subtile, qui, dans certains cas, pourrait déplacer des objets à distance, comme un aimant. L'inconscient d'un groupe pathologique pourrait donc, d'une manière restant entièrement à déterminer, émettre assez d'énergie pour faire trembler toute une maison.
Nous pensons cependant savoir aujourd'hui que cette vision thermodynamique du monde oubliait tout simplement 5O% de la réalité. La thermodynamique décrit certes les transformations de l'énergie (ou de la matière, ce qui revient au même, puisque E = MC²). Mais l'énergie ne peut exister sans forme, or les formes n'obéissent pas aux lois énergétiques, mais à celle d'un domaine prodigieux, que Freud et ses contemporains ignoraient : l'information.
Qui dit information dit apparemment idée, qui dit idée, dit pensée, dit bien sûr psyché. Nous entrons là dans un univers encore mal exploré. Quels sont les liens entre l'énergie et l'information ? Toutes sortes de thèses se disputent à ce propos. Une chose semble certaine : il n'existe pas en ce monde d'énergie sans information, ni d'information sans énergie. Ces deux dimensions de la réalité semblent inséparables depuis le Big Bang originel. Pourtant, le monde n'apparaît pas du tout sous le même jour selon que l'on considère son aspect informationnel ou son aspect énergétique.
Comme souvent, c'est une guerre qui allait obliger les scientifiques à accoucher de ce nouveau concept central. La théorie de l'information, balbutiante avant 1939, allait connaître une énorme accélération pendant la Seconde Guerre Mondiale. Accordons-nous un court entracte, oublions trente secondes la psyché, individuelle ou familiale, et écoutons tomber les bombes.
Cette révolution commence en 1942 aux Etats-Unis. En ces premiers mois de guerre, la marine américaine essuie de cuisants revers dans le Pacifique. Le temps est loin où les galions de rois ennemis mais néanmoins cousins mettaient en panne pour lâcher leurs bordées ! Le combat naval est devenu aérien. Comment rendre efficaces, contre des avions minuscules, mobiles, de plus en plus rapides, des batteries de canons embarquées sur des navires filant à plus de vingt noeuds ? Le gouvernement charge le mathématicien Norbert Wiener et l'ingénieur Julian Bigelow de mettre au point un nouvel outil permettant la visée et le contrôle du tir.
Norbert Wiener, s'il est resté presque inconnu du public, fut l'un des grands scientifiques du siècle, certains le considèrent même comme le plus grand. Hélas pour sa renommée, aucun Prix Nobel ne couronne les mathématiciens. Enfant sur-doué, bachelier à 13 ans, licencié de mathématiques à 17, il s'attaqua alors à deux doctorats, en philosophie et en mathématiques, qu'il décrocha en même temps, avant l'âge de 21 ans ! Après un séjour en Angleterre où il travailla avec le mathématicien Bertrand
Russell, lui aussi philosophe, il devint quelques années plus tard professeur à Harvard et au célèbre MIT, où il resta jusqu'à sa mort en 1964. En 1939, grâce au neuro-physiologiste Arturo
Rosenblueth, il s'inspira de la circulation de l'information dans le système nerveux pour choisir le calcul binaire, 0-1, ouvert-fermé, comme précepte de base de la balbutiante recherche informatique. L'ordinateur, qui verra le jour en 1945 et transformera le monde, c'est à Norbert Wiener que nous le devons. Et bien d'autres choses encore.
Très vite, Wiener et Biegelow énoncent deux principes :
"Il est nécessaire d'intégrer à l'appareil de contrôle le traitement de toutes les opérations nécessaires". (*) En
l'occurence la position, vitesse, et direction de l'avion, mais aussi celles du navire et éventuellement la force et direction du vent.
Deuxième principe : l'écart entre le tir effectué et la trajectoire effectivement suivie doit servir de nouvelle donnée alimentant en retour l'appareil, pour qu'il procède lui-même aux corrections nécessaires. Alimenter en retour : en anglais "to feed back". C'est la notion de feedback, traduite en français par rétroaction. Traduction approximative car il n'y a pas nécessairement "action", mais qui donne un excellent exemple de la difficulté qu'éprouve notre langue à
s'adapter à l'ère immatérielle (c'est-à-dire non énergétique, ou beaucoup moins énergétique) de l'information. Comme notre esprit, d'ailleurs, car notre première réaction est généralement incrédule :
Quoi ! C'est tout ? Votre belle théorie de l'information ne dit que ça ?
Hé oui...
Enfin, presque, car de ces deux principes va naître une nouvelle science, la science du contrôle, au sens de maîtrise et non de vérification. Wiener la baptise "cybernétique", de la racine grecque signifiant "gouvernail". Elle lui permettra de concevoir dès 1945 les premiers missiles autoguidés dont, la paix venue, il gardera le secret pendant plusieurs années.
Les développements mathématiques et techniques de la cybernétique vont permettre l'éclosion de l'informatique, de la télécommunication, la mise au point des missiles et la conquête de l'espace, la fabrication et la gestion de machines si sophistiquées qu'elles ne semblent plus répondre aux lois classiques de la mécanique. Aujourd'hui, le mot cybernétique conserve grâce aux progrès accomplis ses accents à la fois futuristes et barbares. Il évoque le pilotage automatique, les usines sans ouvriers, les robots androïdes de
Terminator, les anarchistes cyber-punks, les miracles de l'intelligence artificielle, les mirages de la réalité virtuelle.
Certaines idées de la cybernétique paraissent évidentes, on est étonné qu'elles n'aient que cinquante ans. Mais ses principes de base ont aussi révolutionné les sciences humaines et, en fait, toute la pensée.
Pourquoi ? Comment ?
Wiener lui-même s'intéressait aussi à la philosophie et sentait que la cybernétique allait plus loin que ses applications pratiques. Il fut le premier à établir le pont, avec l'aide
d'Arturo Rosenblueth.
Pour eux, le lien est évident : les principes de la cybernétique s'appliquent à l'humain, et en particulier à la moindre de ses actions. Chacun de ses gestes intentionnels, non-réflexes, est une suite ininterrompue de "tirs" et de corrections, d'essais et d'erreurs, alimentée par le feedback des sens et de l'intelligence. Si nous sommes capables de gratter une allumette, c'est que notre cerveau, notre "appareil de contrôle", intègre et traite instantanément toutes les données nécessaires : position des mains, de la boîte, de l'allumette, mouvements indispensables. Par un incessant aller-retour de feedbacks inconscients entre réalité, système nerveux et cerveau, celui-ci enregistre et commande toutes les minuscules rectifications nécessaires pour que l'allumette rencontre le grattoir. Si elle ne s'enflamme pas, il enregistre consciemment ce feedback et en recherche la cause.
En travaillant sur le contrôle des canons, Wiener s'était rendu compte que le feedback était difficile à intégrer : s'il est trop rapide ou trop fort, il entraîne l'outil dans un mécanisme d'oscillation sauvage. Là encore, lui fait remarquer
Rosenblueth, même chose chez l'être humain. Certaines circonstances, comme un traumatisme cérébral ou nerveux, un trouble psychique, un stress, un état d'ivresse, empêchent la gestion efficace des feedbacks qu'il reçoit. Il est énervé, angoissé, troublé : l'allumette casse, la boîte s'échappe des mains. Son cerveau "saturé" par le stress n'enregistre plus le feedback indiquant qu'il frottait trop fort la première ou ne tenait pas assez la seconde. L'ivrogne titube en oscillants zigzags. Quiconque pense aux hésitations de ses débuts à bicyclette a du feedback une idée très concrète, un souvenir parfois douloureux.
Tout comme il rend possible le fonctionnement de machines auto-régulées, le feedback permet à l'humain (ou, mal contrôlé, lui interdit) d'avoir des gestes efficaces.
Et de gérer ses relations avec autrui.
Car la pensée cybernétique va faire une entrée fracassante dans un domaine inattendu : la psychologie. Fracassante est bien le mot, puisque, en donnant naissance à une nouvelle conception de l'être humain et à un nouveau mouvement de pensée, les idées de la cybernétique vont faire éclater le clivage entre psychanalyse et comportementalisme. Un fait indique dès le départ la spécificité de ce mouvement : étrangement, son fondateur n'est pas un psychologue.
Descendant d'une longue lignée d'intellectuels anglais de Cambridge, Gregory Bateson a reçu une éducation dans laquelle athéisme ne rimait pas avec matérialisme mais avec humanisme, et éclectisme. Après de solides études en biologie, couronnées pas un voyage d'études aux Galapagos sur les traces de Darwin, il s'oriente vers l'anthropologie. Les humains l'intéressent plus que la nature, mais il garde de la biologie son souci de rigueur et une distance par rapport aux convictions évolutionnistes que cultivent les sciences humaines à
l'époque. En 1927, sa première expérience d'anthropologue dans une
tribu de Nouvelle Guinée s'avère insatisfaisante. Il a vingt-trois ans et tout lui semble à revoir, aussi bien la pratique que la théorie. Sa biographie raconte par exemple combien il fut choqué, alors qu'en bon anthropologue il mesurait le tour de tête d'un sauvage, d'entendre celui-ci lui demander : "Mais pourquoi me fais-tu cela ?". (*) Il se rend compte, un peu comme Laurent Corbin face aux phénomènes parapsychologiques, qu'il est dangereux d'ignorer le rôle qu'on joue sur une tribu qu'on observe et de prétendre rendre compte objectivement des faits, tant leur agencement et les interprétations qu'un rapport factuel s'efforce de dissimuler revèlent malgré tout les à-priori de l'observateur. Bateson sent que ce problème concerne toutes les sciences humaines, même s'il ne provient pas du champ d'investigation spécifique à l'une ou l'autre d'entre elles. Ce sont les méthodes qui sont en cause.
Confrontées depuis le début de l'ère industrielle aux extraordinaires succès techniques des sciences de la matière, les sciences de l'homme en ont adopté les méthodes, analytiques et descriptives. Etape indispensable qui a permis d'impressionnants progrès mais a davantage facilité l'accumulation de données que leur compréhension. Les sciences humaines ont découpé la réalité en rondelles si fines qu'il est devenu impossible d'en reconstituer une image globale. Elles se retrouvent prises dans l'impasse d'une logique linéaire et simplificatrice, et Bateson avec elles.
Comment fonctionnent les sociétés primitives ? A quoi servent leurs rites ? Quels sont leurs effets ? Comment les décrire, les comprendre, sans leur appliquer des concepts issus d'une pensée occidentale qui leur est étrangère ?
Dans Naven, le livre qu'il écrit en 1936 après son second séjour en Nouvelle Guinée, Bateson aborde plus longuement ces problèmes de méthode que la tribu qu'il est censé étudier, ce qui provoque un tollé parmi ses confrères, tant il remet en question leur logique. Deux questions, autant que les réponses qu'il leur apporte, préfigurent ce qui deviendra la "méthode Bateson" et celle de l'école de thérapie familiale qu'il contribuera à créer par la suite : 1) Comment rendre compte de la complexité d'une société, d'une tribu, d'un groupe, d'une famille ? 2) Comment y circule l'énergie qui lui donne une cohérence ?
Il choisit pour résoudre ces questions d'étudier un seul rite de la tribu, le
Naven, et d'utiliser pour le décrire l'artifice qui consiste à partir de points de vue différents.
Le Naven, cérémonie marquant le passage d'un adolescent à l'âge adulte, consiste essentiellement en une soirée de danse au cours de laquelle les hommes se travestissent en femmes, et vice-versa, chaque groupe imitant l'autre. Si on observe ce rituel du point de vue de la structure sociale, on révèle les implications sexuelles que comporte l'accession à l'âge adulte et le rôle que chaque sexe y joue. D'un point de vue émotionnel, on s'attache aux différents types d'émotions ressenties, à la manière dont sont exprimées par exemple la timidité, le désir, le rejet ou l'acceptation, et aux connotations qu'indique la caricature que chaque sexe fait de l'autre. Du point de vue matérialiste, on se penche sur les échanges d'objets
auxquels les membres de la tribu procèdent. Bateson passe ainsi en revue tous les angles d'approche qu'on peut utiliser pour décrire et comprendre le Naven. Il en dégage deux découvertes fondamentales : celle, précise, de la culture d'une tribu et celle, globale, du système de valeurs qui sous-tend cette culture. Culture et valeurs, ainsi que la manière spécifique à un groupe de les exprimer, formeront l'un des piliers de la méthode Bateson.
Un second pilier provient d'une autre caractéristique que Bateson remarque à propos de la cérémonie du Naven. Dans certains cas, les premières tentatives d'un groupe pour imiter l'autre sont encouragées par ce dernier, ce qui provoque de nouvelles attitudes plus caricaturales, suivies d'encouragements plus vigoureux, suivis d'une recrudescence de la caricature, etc, jusqu'à un paroxysme. Il s'établit une relation complémentaire : plus le premier crie, plus le deuxième danse, plus celui-ci danse, plus celui-là crie.
Dans d'autres cas, à l'imitation répond l'imitation, à la caricature la caricature, ce qui entraîne une nouvelle caricature, qui entraîne... c'est la relation symétrique. Pour Bateson, ces comportements servent aux groupes à se différencier l'un de l'autre.
Sous l'influence de Margaret Mead, anthropologue américaine qu'il a rencontrée en Nouvelle Guinée et qui lui parle pour la première fois de psychanalyse et de psychologie comportementaliste, Bateson relève aussi la similitude de ces phénomènes avec des attitudes plus courantes de la vie. Dans une relation complémentaire, dominant-dominé par exemple, plus l'un se montre autoritaire plus l'autre devient servile, ce qui rend le premier encore plus autoritaire. Quant à la relation symétrique, la course aux armements entre l'Allemagne et l'Angleterre pendant les années trente lui semble en fournir une illustration flagrante aux conséquences dramatiques.
Le travail suivant que Bateson effectue sur le terrain, à Bali cette fois (où il se rend avec Margaret Mead qui l'a épousé), le renforce dans son idée de l'importance des relations, notamment symétriques et complémentaires, dans la vie humaine. Avec le support, pour la première fois, de la photo et du cinéma, les deux anthropologues se lancent dans une recherche dont le compte rendu principal sera en fait un livre de photos commentées, cherchant à illustrer combien le caractère d'un individu se forge dans la relation avec ses proches, principalement avec sa mère, et à quel point ces relations forment le coeur du processus de socialisation.
Mais comment fonctionne ce processus, comment travaille cette énergie psychique dont parle tant la psychanalyse ? se demandent Bateson et Mead. Ils notent aussi que certains comportements qui, transposés dans une autre culture, peuvent paraître de la folie, sont en fait, remis dans leur contexte, le signe d'une parfaite adaptation au type de relations en vigueur dans ce contexte. Ce constat conduit à une autre question qui apparaît en
filigrane dans leur travail, bien qu'ils ne la posent pas encore clairement : les psychanalystes feraient-ils fausse route, avec leur théorie sur l'origine de troubles psychologiques ? Et si, plutôt que des traumatismes subis dans l'enfance, une relation maladive, créatrice d'inadaptation, en était la cause ?
A leur retour aux Etats-Unis, Bateson se lance dans des recherches tous azimuts. Il tient de son enfance une intelligence éclectique, un intérêt pour toutes les disciplines de la pensée. Surprise ! Personne ne paraît s'occuper des relations humaines en tant que telles. Les psychanalystes parlent d'énergie psychique, de structures de la psyché, mais seul l'impact que peut avoir un individu sur un autre les concerne, pas leur relation. Les psychologues comportementalistes parlent bien d'adaptation, mais en font une sorte d'énorme réflexe de Pavlov à l'échelle de la société, et la relation ne semble y jouer aucun rôle. Philosophie, sociologie, économie, histoire, dans toutes les sciences humaines le même vide. Quelque chose relie les individus entre eux et avec la société, ce quelque chose possède des tas de noms : rapports, liens, relations, amour, haine, amitié ... mais n'intéresse personne, comme s'il n'existait pas en soi !
C'est alors, en 1942, que Bateson et Mead sont invités par la Fondation Macy à participer à l'une de ces grandes rencontres pluri-disciplinaires qui favorisent tant la fécondité des chercheurs américains, plus peut-être que les moyens financiers dont ils disposent.
La première des Conférences Macy est consacrée aux processus d'inhibition cérébrale.
Cela tombe bien : Bateson s'intéresse à l'hypnose. Il se demande si l'imprégnation de l'individu par son milieu pourrait s'expliquer par une relation hypnotique inconsciente.
Miracle ! Venus d'horizons divers, les chercheurs que Bateson et Mead rencontrent travaillent tous, dans leur domaine, sur les mêmes problèmes : non plus les phénomènes seuls, mais leurs interactions !
Pour le psychanalyste Lawrence Kubie et pour Milton Erickson, créateur de l'hypnothérapie, l'hypnose inconsciente imprègne toutes les relations humaines, et notamment l'influence qu'exerce le thérapeute sur son patient.
Le mathématicien John Von Neumann insiste sur le rôle des coalitions entre joueurs, élément essentiel de sa théorie des jeux. Là encore, la relation prime sur l'individu.
Bateson rencontre Wiener et Bigelow, venus faire part de leurs premiers travaux. Ils ne parlent pas encore de cybernétique, mais mentionnent l'importance du feedback dans les mécanismes en boucle. Bateson fait aussitôt le lien avec la cérémonie du Naven : c'est par feedbacks successifs que les deux groupes de danseurs se poussent mutuellement jusqu'au paroxysme !
Interrompues par la guerre, les Conférences Macy reprennent en 1946, et se succèdent jusqu'en 195O, dans le même enthousiasme. Les cerveaux bouillonnent, les idées fusent, chaque intervenant apporte la contribution de son domaine spécifique, mathématiques, psychologie, physique, physiologie, etc. Un psychanalyste invalide l'idée freudienne d'énergie psychique, soutenu par les physiciens, pour qui le concept ne correspond à aucune réalité observable. Les conférenciers jettent les bases d'une théorie de l'apprentissage, de l'information, de la communication. Ils introduisent les idées de feedback, de totalité et de but comme préoccupation majeure d'une démarche scientifique. Aussitôt des physiciens, des chimistes, des biologistes s'en emparent pour expliquer certains phénomènes sur lesquels leurs sciences butent, comme par exemple la régulation thermique des organismes vivants, les interactions entre molécules, ou les retards de l'influence d'une comète sur la gravitation. Les nouveaux concepts cybernétiques leur permettent de passer d'une logique de la causalité linéaire selon laquelle une même cause devrait produire les mêmes effets, ce qu'elle ne fait pas, à une logique de causalité circulaire où tout dépend du, et agit sur, un contexte général.
De l'invention de la roue à la petite passoire en plastique servant à faire remonter des cornichons dans un bocal, on est toujours surpris que des idées souvent simples n'aient pas été découvertes plus tôt. Celle de feedback paraît aujourd'hui évidente, même si elle reste loin d'avoir gagné tous les esprits - ainsi les politologues ou les économistes, demeurent-ils empreints des conceptions linéaires et mécanistes du siècle passé. Dans les années quarante, c'est une révolution qui vient illuminer comme un éclair les préoccupations des chercheurs présents aux conférences Macy.
Tous raconteront plus tard combien ils furent frappés par l'impression d'assister à un événement extraordinaire, à la naissance d'un nouveau mode de pensée. Ils décident de l'appeler "pensée cybernétique", en hommage à Wiener.
La révolution cybernétique est avec le Traité de Versailles l'événement le plus important du XXème siècle, dira plus tard Bateson.
Cependant les vieux clivages réapparaissent entre sciences exactes et humaines. La cybernétique se concentrant de plus en plus sur ses applications pratiques, en informatique, électronique ou robotique, on adopte un nouveau terme pour définir les idées qu'elle a contribué àfaire éclore : la pensée de système, ou systémisme.
Comment en est-on passé de la science du contrôle à la pensée de système ? Il faut se souvenir du premier principe énoncé par Wiener : pour qu'un contrôle puisse être pratiqué, il faut considérer toutes les données du problème. C'est-à dire l'envisager dans sa globalité : chaque élément, le tout qu'ils forment ensemble, les relations entre eux, plus le contrôle extérieur qu'on veut effectuer.
Tout cela forme un système.
Le biologiste Ludwig von Bertalanffy en donnera en 1968 la définition la plus connue : "Un système est un ensemble d'éléments en inter-relations mutuelles telles qu'une modification quelconque de l'un d'eux entraîne une modification de tous les autres".(*)
Les propriétés des systèmes sont multiples et le sujet très vaste, puisque toute chose, de la cellule jusqu'aux étoiles, est membre d'un système, en constitue un, ou fait les deux. Un système est composé d'éléments entre lesquels un réseau de communication permet la circulation d'énergie, d'information et de matière. Il est délimité par une frontière plus ou moins matérialisée selon qu'il s'agit d'un système ouvert ou d'un système clos, frontière que l'on appelle "inter-face", car elle le sépare de son environnement tout en assurant la communication et les actions réciproques entre eux, par le biais d'entrées et de sorties, là aussi de matière, d'énergie ou d'information. Ces trois facteurs assurent également son fonctionnement, sa conservation, sa reproduction, son autorégulation et son adaptation aux conditions extérieures, par des mécanismes de causalité circulaire fonctionnant grâce au feedback. Enfin, un système obéit à deux grandes lois contradictoires : la nécessité d'évoluer pour suivre les changements internes ou externes, à laquelle s'oppose une tendance au maintien de sa structure que les systémiciens ont baptisée principe "d'homéostasie" (en grec : situation semblable).
Applicable aux deux grandes branches de la science, la pensée de système a conservé un vocabulaire et des concepts communs, une approche trans-disciplinaire et évolutive, qui expliquent le caractère universel de sa philosophie, la pensée écologique, que Bateson formalisera en 1972 dans son ouvrage le plus célèbre, Vers une écologie de l'esprit. (*)
En 1948, Bateson rencontre Jurgen Ruesch, psychiatre à San Francisco, qui l'invite à venir étudier dans son hopital les relations entre patients et thérapeutes. Il quitte la Côte Est, divorce, et abandonne définitivement l'anthropologie. Quatre ans plus tard il publie avec Ruesch "La communication, matrice sociale de la psychiatrie. Le livre fait grand bruit dans le milieu des psys américains dont Bateson, grand agitateur de ce siècle, secoue là encore les principes. Peu à peu un groupe se forme autour de lui, qui aboutit à la célèbre "Ecole de Palo Alto" et au Mental Research Institute, centre de thérapie qui en applique les théories avec de tels résultats qu'il a donné le jour au mouvement mondial de la thérapie familiale systémiste.
Pourquoi ce succès ? Il faudrait relater les quarante années de l'histoire du groupe, et l'essentiel est ailleurs. Le premier travail de Bateson sur la psychiatrie décrit une réalité que de nombreux psy vivent chaque jour : loin d'être neutre, la relation qui s'établit avec un patient est une véritable communication. L'idée que le thérapeute se fait de son métier, de son rôle, de la maladie, de la normalité, des mécanismes psychologiques, bref tout ce que Bateson appelle les "prémisses" du thérapeute, agissent sur cette communication et déterminent beaucoup, selon qu'elles s'approchent ou s'éloignent de celles du patient, l'issue de la thérapie. Cette notion dérange ceux qui, fidèles à Freud, se considèrent comme de rigoureux scientifiques, de distants médecins de l'âme, soucieux d'éviter une relation que le transfert du patient rendrait malsaine. Elle séduit pourtant de nombreux thérapeutes et travailleurs sociaux, qui sentent que le freudisme ne s'adresse souvent pas à la population à laquelle ils sont confrontés. Dans les mains des systémistes, cette idée deviendra un outil pour créer un "espace thérapeutique" où patient et thérapeute s'efforceront ensemble de transformer le mode, malade, de communication du patient.
Mais la critique que Bateson et les systémistes font du freudisme va bien plus loin. Tous les principes ou presque sont radicalement remis en cause. Car Bateson est un biologiste de formation, anglo-saxon de surcroît. Il aime théoriser, mais à partir du concret, et les idées freudiennes lui semblent bien abstraites. La psychologie l'intéresse, mais surtout la communication dans tous ses domaines. De plus, il est entouré d'Américains, pour qui la connaissance compte moins que le know-how, le savoir-faire, et qui cherchent avant tout à développer une pratique. S'ils sont séduits et suivent Bateson, c'est parce que ses idées marchent. Lorsqu'elles deviendront trop universelles et ses centres d'intérêt trop vastes, théoricien et praticiens se sépareront. Bateson quittera Palo Alto en 1962, pour étudier les dauphins et écrire les livres qui feront sa renommée, dont le plus connu reste Vers une écologie de l'esprit, en 1972. Il mourra en 198O.
Les thérapeutes attireront un autre Européen, Paul Watzlawick, théoricien moins complexe, peut-être plus médiatique, et formeront le Mental Research Institute qui assurera le succès de la psychologie systémiste.
Qu'elles proviennent de Wiener, de Bateson, ou qu'elles aient été revues et illustrées par Watzlawick, les idées de la pensée systémiste concernent les relations entre les éléments d'un système. Ces relations s'expriment par la communication. Or, chez les êtres humains, cette communication est avant tout le fruit d'un apprentissage, dont la plus grande partie s'effectue dans la famille. Les théories de la communication et de l'apprentissage qui forment la base de la pensée systémiste furent élaborées par Bateson à partir de réflexions déjà ébauchées dans ses travaux d'anthropologue, puis enrichies par Wiener et les rencontres Macy. L'étude de la cérémonie du Naven lui avait permis de mettre en évidence l'importance des relations, fondamentale pour la cybernétique. Or comment s'établit la relation, complémentaire ou symétrique, qui anime grâce au feedback les mouvements des danseurs, sinon par la communication ?
Tout dans l'univers est communication, depuis les caractéristiques élémentaires de la matière jusqu'au dialogue intérieur de l'âme aux prises avec ses anges et ses démons, du code génétique cellulaire au discours humain ou au chant des baleines. Ce que les systémistes résument en annonçant : il est impossible de ne pas communiquer. Même le mutisme est une communication, un message dont le sens est différent selon qu'il concerne le silence d'un diplomate harcelé par des journalistes trop curieux ou la bouderie d'un couple à l'issue d'une dispute. Saisir ce sens nécessite de comprendre le langage du message et de placer celui-ci dans son contexte, deux activités indissociables tant le second peut venir modifier le premier. Un message exprime presque toujours deux choses à la fois : les données explicites qu'il transmet et l'information qu'il contient sur l'état de la relation, souvent implicite et compréhensible uniquement en fonction du contexte. Le diplomate rompant son mutisme d'un "sans commentaire !" ne satisfait guère les journalistes, mais affirme le pouvoir qu'il détient sur eux. Les mêmes mots prononcés par un mari mécontent peuvent au contraire signifier le dépit de ne pas avoir obtenu gain de cause dans la dispute.
Cette différence de niveau entre le contenu et l'information émise quant à la relation se trouve renforcée par une autre caractéristique de la communication. Un message s'avère n'être pas seulement fait de mots, comme avaient commencé à le montrer Bateson et Mead dans leur album de photos sur Bali, ou comme l'illustre de façon moins sérieuse la réaction courroucée du Capitaine Haddock face aux grimaces des enfants tibétains lui tirant la langue en signe de bienvenue.
La théorie systémiste établit en effet une distinction importante entre deux codes principaux de communication, basée sur la différence entre les hémisphères du cerveau.
Le cerveau gauche, siège de la pensée logique et analytique, commande au verbe, au signe. Le cerveau droit, où réside la perception des formes, l'intuition, les associations, détermine l'expression, la communication non verbale, le signal. Ainsi se distinguent deux langages. Le langage des signes utilise les mots, ou tout autre code convenu à la signification précise, comme le Morse ou les mathématiques, et leur version épurée, le système informatique binaire, représentant les informations, lettres ou signes, en une succession de 0 et de 1. C'est un langage numérique, proche du calcul. Comme à défaut de tout autre support on compte sur ses doigts, on a appelé ce langage "digital". Précis et pragmatique, il exprime le contenu. Si vous ne comprenez pas un mot, votre interlocuteur digitalien vous l'épellera calmement à l'aide du code radiotéléphonique international !
Le langage "analogique" fait au contraire appel au cerveau droit, au symbole, au signal, il touche au contexte, au sentiment, aux relations.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le langage analogique utilise aussi les mots, par la métaphore, le symbole, la poésie. Cependant il est le domaine privilégié de l'expression : mimique, ton de la voix, dessin. On le croit plus universel, il est beaucoup moins précis et peut être trompeur. Les Grecs, par exemple, signifient "oui" en secouant la tête de droite à gauche et "non" en la hochant de haut en bas ! L'analogisant vous fera de grands gestes, vous abreuvera de synonymes, de périphrases, s'arrachera les cheveux pour vous montrer son dépit de n'être pas compris, et finira par vous faire un dessin. Le langage analogique sert à exprimer tout ce que les mots ne suffisent pas à dire, leur ajoute du sentiment, en modifie le sens. Un "je te déteste" prononcé d'une voix amoureuse peut grâce à lui signifier "je t'adore". Langage des gens qui se connaissent bien et peuvent en décoder toutes les subtilités, il joue un rôle essentiel dans les relations familiales dont il exprime le mode de communication favori, se rattachant à cette hypnose inconsciente dont parlait Milton Erickson.
De même que nous utilisons les deux hémisphères de notre cerveau pour vivre, nous communiquons sans cesse grâce à ces deux langages. Synchronisée, leur inter-pénétration donne à la communication toute sa richesse. Décalée, elle en explique bien des pathologies.
Pas toutes en effet, les déficiences de la communication pouvant être nombreuses ! Certaines d'entre elles, particulièrement fréquentes, proviennent de désaccords dans ce que les systémistes appellent la "ponctuation" d'une communication, qui touche d'abord le découpage temporel que nous faisons de nos échanges. Entraîné par un penchant naturel à l'égocentrisme et à l'égoïsme, cette "rouille du moi" disait Victor Hugo, chacun accuse l'autre d'être précisément la cause du comportement qui lui est reproché. Lui s'éloigne parce qu'Elle lui fait la tête, mais Elle est en colère parce qu'Il l'a délaissée. Les adultes ont beau jeu de dénoncer le manège des disputes enfantines, où chacun se disculpe en proclamant : "J'ai rien fait, c'est lui qui a commencé !". Ils en font autant quasiment tous les jours, des conflits amoureux aux luttes syndicales, des mésententes prétendues spontanées aux ruineuses courses à l'armement.
La seconde divergence de ponctuation concerne le regard que chacun porte sur les relations, dont l'exemple bien connu des psychologues est le discours du rat : "J'ai bien dressé cet homme, dit le rat, chaque fois que j'abaisse le levier, il me donne à manger !". Mais cette différence de point de vue peut avoir comme conséquence des incidents diplomatiques, ou au niveau familial des tensions plus acerbes. Dans un couple où règne le flou quant à une répartition harmonieuse des rôles parentaux, un père se sent contraint de materner ses enfants à cause de la froideur et de la sécheresse dont témoigne envers eux son épouse; il lui reproche d'être une mauvaise mère, alors qu'elle se sent forcée de se montrer sévère à cause du coupable manque d'autorité de son mari. Contrairement à ce que chacun d'eux peut penser, la différence ne touche pas la situation en elle-même. Ce sont leur points de vue opposés sur une même réalité qui provoquent la mésentente.
Tout cela conduit les systémistes à affirmer qu'il n'existe pas une mais deux réalités : la réalité de premier ordre des faits objectifs, "scientifiquement établis", et celle, totalement subjective bien que non reconnue comme telle, de la signification qu'on leur donne, à
propos de laquelle Paul Watzlawick écrit : "Dans le domaine de la réalité de deuxième ordre, il est absurde de discuter de ce qui est "réellement" réel" (*).
Si l'on ajoute à cette façon de voir les grands paradoxe de la physique quantique - qui remettent en question la possibilité même d'observer objectivement des faits - on peut se demander si l'on
n'assiste pas à un rétrécissement progressif du domaine réservé à la réalité de premier ordre, au profit de la seconde, et si, comme le prétendent les parapsychologues, la frontière entre les deux ne serait suffisamment mince pour pouvoir être franchie.
Les deux failles de la ponctuation, décalage temporel et regards divergents portés sur une même réalité, peuvent entraîner bon nombre d'âpres et stériles disputes, chacun pensant que l'autre ne "comprend" pas son point de vue. Plus encore tributaire d'une longue fréquentation d'autrui que le langage analogique, l'entente sur la ponctuation nécessite de la part des partenaires d'une relation la capacité de prendre une distance par rapport à leurs comportements. Cette "entente", en effet, exige qu'ils communiquent sur le sujet même de leur communication, ce qui équivaut à changer de niveau logique.
Les systémistes appellent cela "méta-communiquer". Contrairement à ce que le terme pourrait faire penser, il ne s'agit pas obligatoirement d'une discussion plus ou moins intellectuelle sur la relation en cours, mais plus souvent d'un simple commentaire sur la communication qui vient d'avoir lieu. Une mimique ou un certain clin d'oeil, par exemple, peuvent signifier à l'interlocuteur : "Ne prenez pas au sérieux ce que je dis". Clore une remontrance d'un sourire indulgent et d'un "n'en parlons plus" indique à l'enfant rassuré que la mauvaise conduite dont on lui fait reproche laissera cependant le sentiment intact.
Dans les situations conflictuelles, métacommuniquer demande évidemment plus d'efforts mais sert à éviter la spirale infernale de rapports en pleine dégradation, faite de ces cercles vicieux dans lesquels chacun s'efforce d'enfermer l'autre tout en lui assénant d'interchangeables griefs. Difficile en effet d'échapper à la tentation de l'esquive, illustrée par le fréquent "tu dois avoir un problème pour être aussi compliqué" de celui qui se croit en position de force, ou par le mutisme presque catatonique de celui qui ne l'est pas.
Mais la métacommunication remplit aussi une autre fonction, plus importante encore selon les systémistes. Elle représenterait, avec certains comportements, le seul moyen pour se dégager d'un paradoxe.
Le paradoxe ! Codage des langages, ponctuation et métacommunication y conduisent tout droit, et c'est l'idée fondamentale de la théorie systémiste sur la communication. A tel point que le Bateson Project, autour duquel se forma vraiment le groupe de Palo Alto et que finançèrent pendant dix ans les très sérieuses fondations Rockefeller et Macy, s'appelait officiellement au début : "Etude du rôle des paradoxes de l'abstraction dans la communication".
A vrai dire, les problèmes que pose le paradoxe remontent sans doute à l'aube de l'humanité, bien avant qu'Epiménide le Crétois ait énoncé son fameux : "Tous les Crétois sont menteurs", qui le rendit célèbre et inspira à Bertrand Russell, le mathématicien et philosophe anglais professeur de Norbert Wiener, une théorie des types logiques dont Bateson retira à son tour son idée des différents Niveaux de communication.
Peut-être parce qu'il parle plus à notre cerveau droit, celui de la perception intuitive des formes, le paradoxe est à la source des histoires drôles et absurdes, de la littérature surréaliste, de l'évolution créatrice, du progrès, et de l'esprit d'initiative, comme le reconnaissait l'Empire
Austro-Hongrois qui décernait l'une de ses plus hautes distinctions militaires à l'officier ayant accompli un exploit tout en désobéissant aux ordres, à condition toutefois qu'il eût remporté la victoire !
Tout comme les divergences de ponctuation ou les erreurs de compréhension induites par une contradiction entre langage digital et analogique, les paradoxes de la communication résultent en effet pour Bateson d'une confusion des niveaux logiques de communication. Ainsi le message : "Je me sens bien avec vous" se situe à un certain niveau, et sera perçu en partie en fonction du ton employé pour l'émettre. Dire ensuite : "Je dis cela pour que vous vous sentiez à l'aise" fait passer à un autre niveau, métacommunicatif. Ajouter après un temps d'arrêt ou un soupir : "Vous aussi" est plus qu'une simple addition d'information, cela... métacommunique sur la métacommunication, en laissant flotter une ambiguïté sur le sens à donner à cette demande de réciprocité. Enfin, clore l'échange par une mimique signifiant "Je rigole, ceci est un jeu" introduit, par le biais du paradoxe, le mystère : où est le jeu ? dans quelle partie du message ? dans le message tout entier ? dans la vie ? dans la séduction ? dans le ridicule d'une situation où l'on en dit trop ? dans la crainte d'être repoussé ? dans l'affirmation anticipée qu'on risque fort de l'être ?
Pour répondre à ce genre de questions, Bateson et son équipe font feu de tout bois. Ils observent pendant des jours entiers les animaux du zoo de San Francisco, afin de trouver où et comment ceux-ci émettent le message "ceci est un jeu" qui leur permet de se battre sans se faire le moindre mal. Ils filment un entretien entre deux psychiatres inconnus l'un de l'autre, où chacun a été prévenu en grand secret que l'autre était un schizophrène se prenant pour un psychiatre ! Ils étudient la trame des koans, ces phrases paradoxales visant à déstabiliser le disciple dans la philosophie Zen, à laquelle, en ces années d'ébullition californienne, Bateson est initié par Allan Watts et Jack Kerouac, inspirateurs du mouvement Beatnick. Ils cherchent également, avec l'aide de Wiener, quelles données paradoxales pourraient rendre un ordinateur schizophrène !
Car c'est à l'étude de la schizophrénie que Bateson s'attaque peu après, dans le but de valider ses hypothèses sur l'importance des paradoxes dans les mécanismes de communication. Dans la schizophrénie, dont l'étymologie signifie littéralement "esprit fendu", le malade vit une dissociation de ses fonctions psychiques et mentales et perd le contact avec la réalité, au point de sombrer tantôt dans le repliement autistique sur lui-même, tantôt dans la violence. Mais la conservation de ses facultés intellectuelles, l'effrayante logique du fou, explique pourquoi cette maladie constitue pour la psychiatrie la pathologie la plus problématique.
Tout en restant centrée sur une approche psychanalytique, et donc individuelle, la psychiatrie a mis l'accent depuis les années trente sur l'influence dans l'entourage du schizophrène d'une mère dominatrice et insécurisante et d'un père passif et lointain. Pour Bateson, le problème ne réside pas dans les personnes. La disqualification permanente à laquelle se livre le malade dans son discours, en prétendant qu'un autre parle à sa place ou à la place de son interlocuteur, en utilisant des métaphores indécodables et hors de propos, renforce chez Bateson l'intuition que la maladie provient du mode de communication auquel le schizophrène a été habitué et que comprendre son fonctionnement s'avèrera plus efficace que la recherche de coupables, fussent-ils parentaux.
Attiré par les paradoxes de cette folie intelligente, Bateson se lance donc dans l'étude de la schizophrénie. Il filme les malades, les observe, discute avec eux pendant des heures, pour mettre à jour les glissements de niveau de leurs communications. A l'encontre des recommandations psychiatriques, il les place en présence de leurs familles. Et c'est ainsi qu'apparaît un processus de communication qu'il appelle "double bind", le double lien ou double contrainte, concept avec lequel Bateson remporte son premier grand succès - et grâce auquel le groupe de Palo Alto va véritablement prendre son envol, et la théorie systémique pénètrer de plain pied dans la thérapie familiale.
Une mère rend visite à son fils, interné depuis plusieurs semaines et dont l'état s'améliore. Visiblement heureux de la revoir, le schizophrène prend sa mère dans les bras, mais... immédiatement celle-ci se contracte, montrant imperceptiblement que l'étreinte lui est désagréable. Le fils recule, prend à son tour ses distances. Aussitôt, sa mère lui demande : "Hé bien, mon chéri, tu ne m'aimes plus ?". Le fils bredouille et rougit. "Mon chéri, renchérit la mère, il ne faut pas être gêné et avoir peur de tes sentiments." Patatrac ! Le jeune homme sombre dans le mutisme, puis agresse violemment un infirmier, dès que sa mère l'a quitté. Que lui est-il arrivé ? Il a été soumis à la double contrainte d'un message digital venu culpabiliser sa réaction pourtant appropriée au premier message analogique corporel. Contradiction insurmontable, aggravée par un troisième commentaire qui, en transposant le problème sur le terrain de sa propre personnalité, lui a interdit toute réaction métacommunicative. Appliquée à un enfant dès son plus jeune âge, cette douche écossaise de permanents paradoxes, sous laquelle les informations reçues par les hémisphères droit et gauche de son cerveau se contredisent totalement sans qu'il puisse faire confiance ni à l'un ni à l'autre, ni se dégager du
dilemme, conduit littéralement à lui "fendre l'esprit". Les systémistes valident l'étymologie, et doublement, puisqu'au symptôme ils ajoutent la cause !
Le concept de double contrainte, tout d'abord considérée comme une pathologie de la relation mère-enfant, marque l'entrée de la communication en tant que facteur déterminant de la maladie mentale. Le problème n'est plus l'individu malade mais les relations auxquelles il a été soumis.
Peu à peu, le groupe de Palo Alto, poussé par l'enthousiasme que son idée suscite, aiguillonné aussi par les critiques qu'elle soulève, affine et élargit le concept. En observant la famille entière, on constate que ses membres semblent ligués par quelque pacte secret, inconnu d'eux-mêmes, et empêchent inconsciemment toute réaction métacommunicative visant à exprimer le malaise. Est notamment interdite toute liaison à deux, qui permettrait de sortir de la contradiction et de former une coalition suffisamment durable pour stopper cette constante et angoissante négation de soi que constitue le fait de se voir puni à tous les coups : puni pour avoir correctement interprété un comportement, puis aussitôt puni pour avoir soit-disant mal interprété le message qui le contredisait. L'enfant n'est plus seulement la victime d'une relation retorse, il devient le "patient identifié" d'une famille malade de sa mauvaise communication.
Depuis longtemps certains psychiatres attribuent à la schizophrénie des causes génétiques, ce qui semble confirmé aujourd'hui quoique le débat fasse toujours rage au sujet de la différence entre causes et facteurs aggravants. Mais cette thèse ne résoud pas le problème : pourquoi apparaît-elle chez l'un alors que les autres membres de la famille, partageant les mêmes gènes, en demeurent préservés ? La question peut paraître réservée aux spécialistes, après tout, les schizophrènes ne sont pas si fréquents. Elle conduit cependant à une interrogation toute simple mais bien plus large, qui est au centre des réflexion sur la famille : si un être humain est le produit de ses gènes, de son éducation et de son milieu social, comment se fait-il qu'il soit pourtant, et parfois tellement, différent de ses frères ou soeurs ? Précisément parce que, répondent les systémistes, il est ici et ses frères et soeurs sont là, c'est à dire ailleurs, bien que plongés dans le même bain !
La famille est un système. Chacun de ses éléments a une place et un rôle bien spécifiques, différents de ceux des autres éléments avec lesquels il entre en interaction. Et même en acceptant l'hypothèse, discutable et qui reste à démontrer, où l'individu serait entièrement déterminé, les interactions auraient une grande part dans cette détermination et feraient de lui l'acteur d'une dynamique dans laquelle les places et rôles ne sont nullement interchangeables. Des jumeaux eux-mêmes, aussi ressemblants soient-ils, ne sont jamais totalement interchangeables, précisément parce que l'un est le jumeau de l'autre et qu'ils interagissent, entre eux et avec leur famille.
La double contrainte, éminent fabricant de fous, "facteur pathogène" comme disent les psys, n'est qu'une parmi les nombreuses formes de communication discordante. Les relations complémentaires et symétriques peuvent, comme l'avait vu Bateson à propos du Naven, relever de la pathologie si elles deviennent rigides au point d'en interdire toute autre. Les confusions de niveaux logiques aussi, quand elles sont trop fréquentes et/ou manipulées par un esprit retors, et entraînent déni de l'autre, refus ou incapacité de métacommuniquer, emprisonnement dans un jeu sans fin. En fait toute communication peut devenir maladive lorsqu'elle joue sur un seul registre une chanson fixe, imposée et répétitive, tendant à bloquer le système dans le confort trompeur de l'homéostasie. Pour qu'elle devienne véritablement pathogène, il faut que s'ajoutent à ce blocage deux ingrédients majeurs, présents hélas dans bien des familles : l'impossibilité de sortir du jeu et la différence de statut que provoque la dépendance.
Si toutes les familles n'engendrent pas de fou, laquelle ne possède pas son alcoolique, son raté, son révolté, son vilain petit canard ? Si toutes les communications sont loin d'être maladives, laquelle peut se prévaloir d'une harmonie parfaite et constante ? Il est souvent plus facile de voir dans les familles l'action coupable d'un esprit mal tourné, de dénoncer dans les contradictions de la communication la responsabilité d'un interlocuteur, plutôt que de s'avouer élément d'un système où chacun joue son rôle, et rarement celui de victime totalement innocente. Car le paradoxe est un piège de la communication elle-même plutôt que l'action manipulatrice d'une personne sur une autre. Le double lien bénin de l'affirmation "avec toi j'ai toujours tort" enferme dans le paradoxe autant celui qui parle que celui qui écoute. Les communications familiales regorgent de telles situations, particulièrement en cas de conflit. Une mère ordonne à ses enfants de se laver les dents tout en leur reprochant de ne pas y penser par eux-mêmes. Pourquoi le feraient-ils puisqu'elle le leur ordonne ? Un père conseille à l'adolescent timide d'être plus spontané. Comment peut-on se forcer à être spontané ? L'ami bienveillant invite l'alcoolique à
combattre son penchant pour la bouteille. Comment pourrait-il vaincre, puisqu'il en est l'esclave ? Une femme exige d'un homme qu'il soit plus fort et la domine, un mari hurle à son épouse d'arrêter sa crise d'hystérie, et tous se lamentent que leurs paradoxales injonctions n'aient aucun effet !
En prenant conscience des contradictions, des paradoxes absurdes, de la permanente confusion entre niveaux logiques que recèlent les communications et que dénonce la théorie systémiste, on se sent soudain pris d'un tremblement sacré : quelle inconscience est la nôtre, quelle ignorance quant aux ressorts de ce qui fait l'essentiel de nos vies, quelle méconnaissance des relations avec autrui ! D'autant plus que sous ces contradictions se dissimulent parfois des éléments proches de la double contrainte. "Il faut prêter tes jouets" dit la mère à son fils, ajoutant dès le lendemain : "Qui t'a permis de prêter ton joli camion bleu?". On fait une remontrance, suivie d'un "de toute façon, ce que je dis ne sert jamais à rien" qui en détruit l'impact. Un père demande à ses enfants d'effectuer une tâche, avant de s'exclamer dès le travail commencé, sur le ton excédé du maître au serviteur incapable : "Laissez donc, je vais le faire moi-même, cela ira plus vite". Quelques années plus tard il leur reprochera le manque d'initiative dont ils font preuve dans leur vie adulte, ne comprenant pas d'où vient un tel manque de confiance en soi !
Nous étions partis à la recherche d'une solution pour un phénomène qui, apparemment, ne concernait que quelques cas rares et mystérieusement pathologiques -les familles à poltergeist -, et nous voilà nous-mêmes au beau milieu du marécage. Les dysfonctionnement de communication concernent, à un degré ou à un autre, toutes les familles du monde. Difficile, au point où nous en sommes, de faire demi-tour. Nous sommes au milieu d'une vaste problématique. Poussons-la jusqu'au bout. Comment faire pour corriger ces travers dont souffrent les relations familiales ? Comment éviter ces distorsions pernicieuses de la pensée qui poussent à confondre les effets et les causes, dans des comportements souvent générateurs de souffrance ?
Les systémistes n'apportent guère de réponse directe. Ils se refusent
à émettre de bons conseils dont ils connaissent l'inutilité et qui font plus souvent partie du problème que de ses solutions, et tiennent rarement compte du contexte. Car si les communications obéissent à des lois, elles s'appliquent à un contexte. La famille est un système mais chaque famille est unique. Un conseil valable pour l'une sera nuisible pour une autre. Pour être efficace, un avis doit surtout répondre à une demande véritable, ce qui est rare, les bons conseils étant faits, comme chacun sait, pour n'être pas suivis.
Mais alors comment faire pour éviter de sombrer dans les pièges de la communication ?
C'est là qu'interviennent les thérapeutes. Parce qu'elle est le lieu privilégié des apprentissages et le cadre premier de la communication, la famille constitue le terrain le plus favorable aux interventions systémistes, thérapie visant au changement d'un système plutôt que d'un individu.
Extrait de Lorsque la Maison crie, phénomènes paranormaux et
thérapie familiale, Robert Laffont, Paris, 1994
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