En.marge                  Lorsque la maison crie, phénomènes paranormaux et thérapie familiale

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10 :  CHRONIQUE D'UNE THERAPIE DU CHANGEMENT

Lorsque Mr et Mme Gentil se présentèrent pour leur premier entretien thérapeutique, accompagnés de Jean-Pierre, leur fils de quinze ans atteint d'hébéphrénie, leur différence frappa immédiatement les trois co-thérapeutes. Monique, vêtue d'un élégant manteau à col de fourrure entrouvert sur un seyant tailleur Chanel, dépassait son mari de tous les généreux centimètres de coûteux escarpins à longs talons aiguilles. 
- Bonjour, docteur !, s'écria-t-elle d'une voix chaleureuse et légèrement haut-perchée, en franchissant le seuil d'un pas résolu.
- Bonjour ! mais je ne suis pas docteur, répondit Jacques amicalement.
Un bref rire de gorge ponctué d'un vague geste de la main balayèrent l'objection.
- Ah oui, c'est vrai, j'oubliais, excusez-moi ! 
- Ce n'est pas grave, et même plutôt flatteur, dit-il sur le même ton de badinage qu'elle.
Armand Gentil suivit sa femme dans l'entrée. Silencieux, massif et trapu, ses larges épaules un peu voûtées recouvertes d'un informe imperméable beige froissé, il étonna Jacques par la fermeté d'une poignée de main vigoureuse. Laissant la porte ouverte, sur le pas de laquelle l'adolescent demeurait, immobile, Jacques précéda le couple jusqu'à la salle de thérapie, où ils rejoignirent les deux autres thérapeutes de l'équipe, à qui il transmit par un signe discret l'ordre de ne pas réagir au retard du garçon.
- Je vous présente mes collègues. Michèle que voici participera à nos entretiens, tandis qu'Alain nous observera à travers ce grand miroir sans tain, depuis la petite pièce à côté, Son regard extérieur nous aidera à enrichir notre travail. Il pourra intervenir grâce à ce téléphone, et cette caméra enregistrera les séances pour nos archives et pour que nous puissions mesurer les progrès accomplis. Avez-vous des questions ?
Le couple, ostensiblement décontracté, tint à visiter la salle d'observation, s'extasia sur l'opacité du miroir, commenta sur un ton mondain la qualité de l'image vidéo, puis après quelques hésitations s'installa côte à côte sur les fauteuils peu confortables disposés en cercle dans la salle de thérapie. Jacques et Michèle s'assirent à leur tour.
Suivirent quelques secondes d'un long silence où s'infiltra comme une gêne que Michèle supporta à grand peine, partagée entre le désir d'exploser et l'impression que Jacques, qui l'avait formée au métier, était en train de lui donner une nouvelle leçon d'intervention systémiste. 
- Et généralement qui le fait marcher ? demanda finalement celui-ci du ton calme et factuel qu'il aurait employé pour parler d'un objet, en indiquant d'une main nonchalante la direction de la porte d'entrée sur le pas de laquelle Jean-Pierre attendait toujours. Car un hébéphrène est ainsi, pareil à un automate totalement dépourvu d'initiative : inerte, hébété, il marche lorsqu'on le met en mouvement, s'arrête quand on l'arrête. Si personne ne le stoppe ou ne le fait tourner, il continue tout droit, jusqu'au premier obstacle contre lequel il bute.
Avec des bredouillements soudainement confus, le couple se leva, se rassit, échangea des regards dans lesquels se succédèrent rapidement étonnement, interrogation, accusation, ordre. Finalement Armand alla chercher Jean-Pierre, que sa mère saisit par le bras dès son arrivée pour le faire asseoir près d'elle, du côté opposé à son mari.
- Hé bien, quel est votre problème ? demanda Jacques après quelques instants.
De nouveau un bref flottement et un échange de regards montrèrent l'hésitation du couple à prendre la parole. Mais cette fois, la mère prit les devants :
- Voilà, c'est très simple, depuis quelque temps Jean-Pierre fait preuve de mauvaise volonté, il ne fait plus rien à la maison. Auparavant pourtant il aimait bien aider, par exemple en lavant la vaisselle.
- Et qui la fait maintenant ? questionna Jacques toujours imperturbable, après avoir fait signe à Michèle sidérée de ne pas broncher.
- C'est moi, dit Armand, je fais tout à la maison, sauf la cuisine, parce que ma femme est un sacré cordon bleu.
Et l'entretien s'engagea, sur ce registre très terre à terre. En parlant de travail, de vaisselle, de ménage, et de menus problèmes, sans jamais aborder eux-mêmes d'autres causes éventuellement plus profondes du malaise, les thérapeutes rassemblèrent les premiers éléments, encore disparates, d'une situation complexe. La répartition des tâches domestiques entre mari et femme n'allait pas sans conflits. Le manque de participation de Jean-Pierre, sa "mauvaise volonté", correspondaient avant tout à une aggravation de son état provoquant des hospitalisations de plus en plus fréquentes.
- Ma mère qui n'habite pas loin s'en occupait beaucoup, mais depuis quelque temps elle n'y arrive plus, dit Monique comme pour justifier ces internements.
- Quels résultats désirez-vous obtenir ? leur demanda Jacques au bout de quelques instants.
- Nous voudrions que tout redevienne comme avant, répondit Monique sans hésitation.
- C'est à dire ?
- Hé bien, qu'il revienne à la maison et reprenne sa part du travail !
- Et qu'il aille mieux, ajouta son mari après un temps de réflexion.
- Jean-Pierre, que penses-tu de ce que tes parents disent ?
Par le silence de sa torpeur hébétée, le garçon fit comprendre qu'apparemment, il n'en pensait pas grand'chose. 
Finalement, après une longue demi-heure passée à écouter attentivement le récit bien banal d'un quotidien pourtant dramatique, les deux thérapeutes se retirèrent auprès de leur collègue, resté derrière le miroir sans tain, pour confronter leurs points de vue.
- Avez-vous noté, leur fit remarquer le collègue, que Jean-Pierre ne regarde jamais le parent qui parle mais toujours celui qui écoute, ou bien il se plonge dans le vide ? A mon avis, ce garçon est pris dans une lutte entre ses parents, chacun essayant de former une coalition avec lui, et il s'échappe comme il peut, en évitant de prendre position. Et cette mère me paraît bien peu maternelle ! C'est elle qui mène la barque, dirait-on.
- C'est une hypothèse, mais ne nous laissons pas prendre aux apparences, dit Jacques, le père est un peu passif mais ce n'est pas une carpette, il a une poignée de main solide. Il est nettement plus âgé que sa femme et semble avoir quelqu'avantage à faire croire qu'elle le domine. On n'en sait pas assez. La grand'mère aussi doit jouer un rôle.
- Oui, je crois qu'ils n'ont pas tout dit, ajouta Michèle, quand ils parlaient de leurs conflits domestiques la mère a eu un bref regard signifiant : "Stop, on arrête là", je l'ai bien vu.
De retour dans la pièce, les thérapeutes annoncèrent leurs premières remarques :
- Nous pensons votre problème assez grave et nous sommes loin de croire que vous pourrez en sortir. Il vous reste beaucoup à dire, que vous avez gardé pour vous aujourd'hui, mais franchement nous comprenons que ce n'est pas facile. En attendant de nous revoir, voilà ce que nous allons vous demander de faire, même si cela peut vous paraître étrange. Ne changez rien. Jean-Pierre, tu ne dois rien changer à ton comportement. Monique, vous devez réfléchir à ce que vous entendez par ce souhait que "tout redevienne comme avant". Armand, vous essayerez de nous dire ce qui marquerait concrètement pour vous une amélioration chez Jean-Pierre. Voilà, merci d'être venus, nous vous attendons dans quinze jours, mais cette fois accompagnés de la grand'mère de Jean-Pierre dont la présence nous semble indispensable.

Pourquoi Jacques a-t-il laissé Jean-Pierre à la porte, pourquoi en est-il resté à ces histoires de vaisselle au lieu d'aborder le vrai problème de l'hébéphrénie de l'enfant ? Pourquoi des questions aussi factuelles ? Pourquoi ce verdict pessimiste, pourquoi ces instructions ?
Une intervention systémiste ne correspond guère à l'idée que l'on se fait d'une thérapie psychologique.
Lors d'un premier entretien, il s'agit de comprendre le contexte, d'amener la famille à exprimer clairement ses problèmes et ses buts, et de gagner sa confiance, indispensable si l'on veut qu'elle accepte la thérapie et que s'amorce un changement. Attentifs au discours analogique plus qu'à ce qui est exprimé, aux interactions plus qu'aux individus, les thérapeutes essayent d'en dégager de premières hypothèses. Cependant, pour éviter de se faire "avaler" par la famille, ils doivent lui servir en quelque sorte de miroir. En refusant d'intervenir, Jacques oblige les parents à assumer leur mondaine entrée en matière, et leur demander "qui le fait bouger d'habitude ?" caricature ce comportement pour mettre en évidence son paradoxe : ils ne sont pas venus pour Jean-Pierre, puisqu'ils l'oublient à la porte. Inutile donc aussi d'aborder son hébéphrénie. On touche là un principe de base de la thérapie systémiste, selon lequel mettre en évidence ne signifie pas expliquer les choses, ce qui équivaudrait à seulement parler au cerveau gauche, rationnel et analytique, et entraînerait un déluge de discussions, fausses et vraies excuses, ratiocinations diverses et sans fin et surtout sans conséquences. Mieux vaut, tout en l'observant minutieusement, agir sur le tableau que la famille offre d'elle-même, et en forcer le trait, tout en restant au même niveau qu'elle. Votre enfant est devenu un automate que vous traitez comme un objet ? Entendu, nous ferons de même ! Malgré cela, votre problème, dites-vous, touche aux tâches ménagères ? Parlons donc de vaisselle ! Vous nous signifiez par votre demande incohérente et incomplète que vous voudriez que nous vous changions sans que vous changiez ? Parfait, mais cela signifie que rien ne changera. Nous vous demandons donc de bien rester les mêmes.
L'utilisation du paradoxe dans une intervention peut alller très loin. Devant le spectacle d'un enfant en train de se faire battre dans la rue par son père, un systémiste n'invectivera pas ce dernier de propos condamnateurs et moralistes comme le ferait n'importe qui. Au contraire, il se précipitera en criant très sérieusement : "Attendez, je vais vous aider, je vais vous le tenir, ce sale môme, pour que vous puissiez mieux le cogner !", provoquant une réaction de recul du père qui, interloqué, cessera aussitôt. Le résultat est garanti, et bien supérieur à la vengeance que le père aurait exercé plus tard sur son fils si on l'avait empêché d'agir. 
De l'attitude incompréhensible et parfois paradoxale des thérapeutes se dégage peu à peu une véritable et complète stratégie, avec ses hypothèses fondées sur l'observation, ses tactiques ambiguës, ses raisonnements, et dont on peut tirer des enseignements applicables à toute relation d'aide, à toute recherche du changement, y compris dans des situations moins pathologiques.

Cette stratégie s'affirma de plus en plus clairement à mesure que la thérapie de la famille Gentil avançait.
Le deuxième entretien fut très bref. Constatant l'absence de la grand'mère - désormais "trop fatiguée" pour s'occuper de Jean-Pierre -les thérapeutes s'avouèrent incapables de continuer sans elle, réaffirmèrent leur pessimisme quant à l'issue d'une thérapie engagée dans ces conditions, mais rassurèrent cependant la famille inquiète de l'état de Jean-Pierre. Ce mélange de chaud et de froid, comme leurs interventions antérieures, étaient destinées à renforcer au maximum l'homéostasie du système pour que, parvenu à un point extrême de rigidité, son équilibre devienne précaire.

A la troisième séance, évidemment, rien n'avait changé mais Mamou, la mère de Monique, était présente. Elle installa Jean-Pierre à côté d'elle, un peu à l'écart, laissant entre elle-même et sa fille une chaise vide inutile. Comme tout comportement touchant au langage corporel ce détail fut évidemment noté par les deux thérapeutes pour qui il constitua un message paradoxal de plus dans l'étrange constellation des communications familiales. Par son geste, Mamou s'efforçait à la fois d'affirmer son importance dans la famille en prenant Jean-Pierre en charge, et de nier y jouer un rôle en se plaçant hors du terrain de jeu. Cette attitude fut confirmée par ses premiers propos, portant uniquement sur l'état du malade, et son réticent silence dès que la discussion s'engagea sur la famille elle-même. 
Au départ, ni Monique ni Armand ne purent répondre plus concrètement que la première fois aux questions auxquelles on leur avait demandé de réfléchir. La position des thérapeutes se trouva renforcée, puisqu'ils avaient dit s'y attendre, ce qui contribua à destabiliser la famille. Jean-Pierre parce qu'on l'invitait à rester le même, ses parents parce que l'incohérence de leur demande devenait plus évidente. En restant toujours sur le plan des difficultés quotidiennes, les thérapeutes réussirent cependant à leur faire clarifier les buts recherchés : l'acquisition par Jean-Pierre d'un "comportement normal", défini comme semblable à celui des jeunes gens de son âge, et... l'arrêt des conflits dans le couple. Ce dernier point était important. Certes, Jean-Pierre continuait à être considéré comme le fauteur de troubles, mais, sans s'en être rendu compte, la famille avait franchi un grand pas, d'abord en conférant à l'hébéphrénie de l'enfant le statut de problème reconnu, ensuite en la reliant confusément aux tensions parentales. Un premier choc subtil, inaperçu mais réel, venait de secouer l'homéostasie du système et rendait impossible le retour au statu quo antérieur dans lequel le trouble de Jean-Pierre était banalisé, dissimulé derrière les broutilles de problèmes ménagers. 
Ne s'illusionnant nullement sur les hypothétiques et miraculeuses transformations qu'aurait pu déclencher la prise de conscience de cette première fissure, les thérapeutes profitèrent de la dynamique créée `our faire apparaître des réalités plus profondes. Ils apprirent ainsi que les conflits à propos du partage des tâches avaient pris la place non pas d'une entente harmonieuse mais de disputes parfois violentes, qu'Armand appela des "scènes", au cours desquelles sa femme lui reprochait sa passivité, son manque d'ambition, la petitesse de son entreprise d'artisan électricien, causes de l'absence d'une réussite sociale plus conforme à ses propres désirs et qui leur aurait permis, par exemple, d'engager une domestique.
- Ou vous aurait permis, à vous, de cesser de travailler ? demanda Michèle à Monique.
- Ah, sûrement pas ! pas question de sacrifier ma carrière pour les enfants, enfin, je veux dire, pour lui ! corrigea Monique en montrant Jean-Pierre d'un mouvement négligent de la tête.
Par un accord immédiat, tacite et intuitif, les thérapeutes ne relevèrent pas la correction embarrassée de ce pluriel étrange. L'heure n'était pas encore venue. Ils notèrent cependant que le signe de tête semblait indiquer une montée en puissance de la coalition père-fils, qu'il entreprirent de vérifier pour l'utiliser au besoin. Par un jeu habile de questions posées à l'un puis à l'autre, ils firent ressortir le cycle répétitif déjà très ancien de la dynamique familiale, ayant pour enjeu l'éducation de l'enfant. Il fallut deux séances pour préciser le déroulement exact de ce cycle et ses différentes étapes.
Jean-Pierre fut considéré dès son plus jeune âge comme un garçon difficile. Bébé maladif longuement hospitalisé, il devint un enfant maigre et agité, hyper-nerveux, bruyant, sujet à de violentes crises au cours desquelles il cassait tous ses jouets, hurlait et pleurait, proférait d'abominables insultes, se disputait avec ses camarades.
Devant l'inaction de son mari, passif et souvent déprimé, Monique tentait de calmer son fils, sans aucun succès. Elle en venait rapidement à des moyens plus coercitifs, fessées, douches froides, punitions. Loin d'améliorer sa conduite, Jean-Pierre devenait de plus en plus violent. On reconnaît là le processus de relation complémentaire mis à jour par Bateson, qu'illustre par exemple le trop classique combat contre un enfant qui refuse de manger : plus on le force moins il obéit, moins il mange plus on s'énerve et tente de le forcer.
Jean-Pierre devenant trop incontrôlable, Monique n'avait plus d'autre recours que de le confier à sa mère, heureusement très proche, et qui semblait plus efficace.
Armand sortait alors de sa passivité, exigeait rapidement le retour de son fils, commençait à s'impliquer, s'occupait de l'enfant avec compétence.
Jean-Pierre retrouvait un peu de calme, adoptait une attitude moins hystérique et plus agréable, se transformait en un enfant, turbulent certes, mais espiègle, rieur et tendre.
Idylliques mais brèves périodes de calme. Monique soulagée devenait plus attentive à son mari, se réconciliait avec Jean-Pierre puis, constatant l'amélioration des rapports familiaux, devenait plus exigeante, principalement envers Armand...
...qui du coup retombait dans sa déprime et cessait de s'occuper de son fils.
Retour à la case départ ! Jean-Pierre recommençait ses excès, soudainement interrompus par l'apparition des crises d'hébéphrénie survenues depuis quelques mois.
Au cours de la mise en évidence, toujours très concrète, de cette mécanique infernale, il fut coupé court à toutes les explications et demandes d'interprétation que tentèrent Armand et Monique à partir de leurs biographies et enfances respectives, où chacun s'efforçait de prendre l'un ou l'autre des thérapeutes à témoin et, sous prétexte d'obtenir son avis, de s'en faire un allié. Les praticiens systémistes refusent en effet délibérément de se laisser submerger dans des rationalisations sur un passé lointain ou dans des considérations plus ou moins justificatrices grâce auxquelles les familles tentent de résister au processus thérapeutique en noyant le poisson et en proposant aux thérapeutes des coalitions qui permettraient par la suite de mieux les disqualifier - paradoxale mais fréquente conséquence d'une demande d'aide, comme par exemple lorsqu'un ami est invité à prendre parti dans les disputes d'un couple en plein divorce et se retrouve finalement ennemi juré des deux partenaires, parfois même réconciliés à ses dépens. 
Les thérapeutes voulaient aussi éviter que des incursions dans l'enfance de Monique n'aboutissent à la mise en accusation de Mamou, dont l'attitude effacée dissimulait mal l'importance, révélée par les fréquents regards que lui jetait le couple. Car la dénonciation d'un coupable constitue aux yeux des systémistes un moyen de transposer sur un individu un dysfonctionnement collectif, relationnel et communicationnel, processus comparable à la fabrication d'un patient identifié et qui contribue, en le masquant, à renforcer ce dysfontionnement. 
La recherche d'un bouc émissaire flottait pourtant confusément dans l'air. Pour éviter à sa mère un tel sort, Monique, à mesure que le cycle pathologique devenait clair, parla abondament de l'aide immense que Mamou lui avait apportée. Paradoxe supplémentaire : en insistant sur l'efficacité de Mamou dans l'éducation de Jean-Pierre, elle avouait sa propre incompétence ! Comme pour atténuer celle-ci, elle se rapprocha physiquement de Mamou, s'assit sur la chaise vide entre elles deux. Aussitôt, Jacques renforça cette nouvelle coalition en occupant la place laissée libre par Monique. Armand se retrouva seul face aux trois autres membres de sa famille, dans un isolement dont l'inconfort parut déranger fortement son fils qui, soudain figé dans une hébéttude encore plus catatonique, le regardait maintenant avec dans les yeux un curieux mélange de haine, de pitié et d'appel au secours.
- Franchement, Jacques, je ne sais pas ce que tu en penses, intervint Michèle, mais moi je suis perdue, je n'y comprends plus rien. Voyons, tout ne va-t-il pas mieux entre vous tous depuis que Jean-Pierre est plus calme, malgré quelques petits problèmes ?
La fine mouche, avec ses aveux à double tranchant et ses questions pièges à leçons multiples ! 
En s'adressant à Jacques, elle évite d'affronter directement la famille, bloquée dans ses tensions nouvellement apparues. C'est la première leçon : s'attaquer à un système est inefficace, il sera toujours le plus fort, surtout s'il est tendu. Il faut le contourner. 
En reconnaissant son "incompréhension" avant qu'on ne la lui reproche, elle esquive l'attaque et force la famille à prendre en charge son propre problème, au lieu de le déléguer au fou ou au thérapeute de service. Deuxième leçon : avouer sa faiblesse désarme l'adversaire qui, n'ayant plus de raison de montrer sa force, pourra être incité à en faire preuve de manière positive. Ainsi la femme menacée adepte du paradoxe implore l'aide de la brute et en fait son meilleur défenseur.
La question, apparemment anodine, est aussi très habile. "Tout ne va-t-il pas mieux entre vous tous ?" suggère, en le niant, que justement non, tout ne va pas mieux et que cette mésentente n'est pas que conjugale.
"Depuis que Jean-Pierre est plus calme" dédramatise son état au moment même où il vient d'empirer, et lui confère sa vraie place de symptôme.
"Malgré de petits problèmes" indique où il faut peut-être chercher, sans précision ni dramatisation.
Tout ceci forme l'essentiel de la troisième leçon : le problème se situe rarement où le système croit le vivre, il faut, disent les systémistes, le "recadrer". Au cours de cette thérapie, il s'était ainsi déplacé du manque de coopération de Jean-Pierre, où la famille trouvait confortable de le situer au début, vers sa maladie, dont la prise de conscience de la gravité a permis de déstabiliser le système, puis vers une nouvelle direction qui restait à préciser, relançant la thérapie.

De fait, l'intervention de Michèle déclencha un bond en avant. Il fut soudain admis que l'apparition de l'hébéphrénie avait atténué mais pas arrêté le manège à quatre mis en route depuis si longtemps, et que les désaccords persistaient entre Mamou, Monique et Armand, portant maintenant plus sur les différences d'ambition sociale que sur l'éducation de l'enfant. Les thérapeutes refusèrent cependant de s'y attarder. Ils achevèrent rapidement la séance en l'annonçant suffisamment riche, se concertèrent à l'écart puis revinrent donner pour les quinze prochains jours une série de tâches, destinées dirent-ils à "calmer le jeu", mais visant en fait à pousser le système dans ses retranchements et à favoriser la suite du processus. 
Car l'avantage d'une thérapie familiale tient aussi au fait qu'elle se poursuit hors du cadre thérapeutique, puisqu'en dehors des séances, les membres d'une famille restent ensemble, et avec leur problème. On demanda donc à Mamou de téléphoner deux fois par jour pour s'informer de l'état de Jean-Pierre qui, lui, devait "continuer à ne pas changer". Monique fut chargée de trouver chaque jour un nouveau reproche envers son mari, auquel celui-ci ne devait en aucun cas répondre mais qu'il devait noter sur un carnet, avec mention précise de la date et de l'heure. 
Curieuse méthode ! Pourquoi conseiller aux gens une conduite qui est précisément celle qui leur pose problème ? La thérapie systémiste s'appuie là sur le constat d'un phénomène très courant : inviter quelqu'un à adopter un comportement nouveau n'aboutit généralement à aucun résultat. L'impression de cohérence interne que donne un comportement habituel, aussi maladif soit-il vu de l'extérieur, provoque une résistance plus forte que le désir de changer. En conséquence, les thérapeutes ont recours à une "injonction paradoxale" : ils prescrivent le symptôme ! Lorsque des changements se font jour ils conseillent la prudence, proclament inévitable la rechute, car pour eux le remède ne réside pas dans de nouveaux comportements individuels mais dans la transformation du mode de communication, à la source même des interactions maladives. C'est en quelque sorte l'application positive de la double contrainte. Si la famille n'effectue pas les tâches et progresse, elle démontre sa capacité à changer par elle-même et donc son contrôle de la situation. Si elle échoue, on peut dire qu'elle fait aussi preuve de contrôle puisqu'elle a rechuté activement et volontairement !

Les hypothèses sous-entendues derrière l'énoncé des tâches assignées à chacun paraissent assez évidentes. Les intrusions de Mamou dans l'éducation de l'enfant, la discorde générale quant aux ambitions sociales... Pourtant, à la surprise de la famille, aucun compte rendu n'en fut demandé à la séance suivante. Restait en effet le problème de l'hébéphrénie, et de sa soudaine apparition.
Pour cette séance, que les thérapeutes prévoyaient décisive, sentant le système au bord du déséquilibre, Michèle passa derrière le miroir sans tain et céda sa place à Alain. Colossal et bourru, intrusif et nerveux, grattant fréquemment d'un geste rageur son énorme crâne chauve, ce dernier imposa dès le départ un rythme auquel la famille n'avait guère été habituée.
Jean-Pierre, plus vif, allait visiblement mieux, se déplaçait seul, et s'assit sans hésitation à côté de son père. 
- Il ne participe pas plus pour autant aux travaux domestiques ! informa Monique, confirmant l'hypothèse systémiste selon laquelle tout changement met en péril le mode d'interactions au sein de la famille, qui l'interprète souvent comme une aggravation et s'attache alors à montrer combien les difficultés persistent, pour replacer le malade dans son rôle de patient identifié.
Aussitôt les thérapeutes interrompirent la mère, qui s'apprètait à dresser la liste des problèmes, nièrent l'évidente amélioration, en se posant l'un à l'autre des questions quant à sa réalité. Soutenir ostensiblement l'opinion de Monique leur permettait de rassurer la famille, se ranger du côté de l'homéostasie équivalait en fait à lancer au système le défi de renforcer lui-même sa tendance à la transformation. Alain accusa à demi-mots Jean-Pierre de jouer la comédie, en "faisant semblant d'aller mieux", lui demanda ironiquement s'il aspirait tant à refaire la vaisselle. Puis il noya la famille sous un déluge de propos compliqués et incompréhensibles destinés à brouiller les cerveaux gauches, afin de mobiliser les cerveaux droits auxquels il soumit une métaphore (tout en prétendant que "bien sûr cela n'avait rien à voir") comparant implicitement Jean-Pierre à Cendrillon, sur qui sa famille était si contente de se décharger de tous les travaux domestiques.
L'utilisation intensive de métaphores est une des nombreuses techniques qui font paraître une thérapie systémiste si étrange, intuitive et difficile à comprendre. Elle permet de se placer sur le même plan que les familles, qui les utilisent souvent dans leur communication, de jouer sur les niveaux logiques, de nier en cas de résistance qu'il y ait eu message tout en le faisant passer, de faire appel à l'irrationnel, d'éviter les rationalisations et le discours du cerveau gauche.

Une autre de ces techniques consiste en l'élaboration des "génogrammes".
Abandonnant soudain l'adolescent de plus en plus mal à l'aise, Jacques demanda à Alain de rester tranquille et se tourna aimablement vers les adultes, à qui il proposa de dresser l'arbre généalogique de leurs familles. On inscrivit sur un tableau toutes les informations dont ils se souvenaient sur leurs ancêtres, noms, dates de naissance et décès, professions, mais surtout caractéristiques principales de leurs vies et traits de caractère.
Cette pratique vise à mettre en évidence les processus trans-générationnels à l'oeuvre dans toute famille. Pour les systémistes en effet, la famille constitue beaucoup plus qu'un groupe humain comme les autres, sans autre histoire que celle de son vécu. Dès avant sa naissance, chaque individu est chargé d'un contentieux venu d'un passé qui ne le concerne pas directement. "Il porte une ardoise", disent-ils, sur laquelle sont inscrites, en débit et crédit, de véritables délégations qui le relient à ses ancêtres et aident la famille à se structurer en tant que système, différent des autres et plongeant ses racines dans l'au-delà du Temps. Simple ressemblance physique, partage des traits de caractère ou similitude de comportement, ces transmissions indirectes aboutissent parfois à des "délégations trans-générationnelles", que l'on repère à d'étranges répétitions de destin, telles ces familles de veuves, ces hommes épousant tous des femmes beaucoup plus jeunes, ou ces femmes vivant les mêmes accidents de grossesse que leurs mères.
Il apparut ainsi qu'au moment de la naissance de Jean-Pierre, Monique avait perdu son grand père, homme qui avait remplacé son père disparu très tôt, et participé activement à son éducation. A ce point de la séance, les révélations et découvertes se précipitèrent. L'habitude d'inclure un grand parent dans la prise en charge des enfants devenant une tradition familiale évidente, le rôle de Mamou prenait toute son ampleur. Monique avoua avoir beaucoup pensé que son grand père se réincarnait en quelque sorte dans Jean-Pierre, ce qui lui avait permis de sortir d'une impasse. Révéler de quelle impasse il s'agissait permit de comprendre pourquoi elle avait utilisé auparavant comme par mégarde un pluriel pour affirmer son désir de ne pas se sacrifier pour des enfants.
Monique avait dû en effet s'occuper des fils issus du premier mariage d'Armand, adolescents au moment où elle même se maria avec lui. Période de tensions extrêmes, que l'arrivée de Jean-Pierre avait résolues, en provoquant le départ des jeunes gens. Comme si le grand père de Monique l'aidait, en se réincarnant dans Jean-Pierre, à résoudre un problème contre lequel, vivant, il n'aurait pu rien faire. Mais les circonstances agressives dans lesquelles le départ des enfant du premier mariage s'était accompli expliquait aussi la dépression d'Armand et sa distance vis à vis de Jean-Pierre. Ainsi, dans les familles, événements et sentiments qu'ils déclenchent s'enchevêtrent inextricablement, Sans que personne ne sache, comme des chevaux marchant sur leur longe, s'il faut baisser la tête ou bien lever les pieds, accepter son sort ou se dresser pour le combattre.
A moins que l'on ne choisisse, comme le fit alors Jean-Pierre, d'exploser pour le fuir.
- J'en ai assez, hurla-t-il en se dressant soudain, je veux qu'on parte ! 
- Hop-là mon bonhomme, pas si vite ! 
Vif comme l'éclair, Alain l'intercepta avant qu'il n'atteignît la porte, l'attrapa sans ménagement par le col, saisit sur le sol une pile de coussins qu'il installa sur une chaise entre les parents et sur lesquels il jucha Jean-Pierre, en le maintenant par les épaules de toute sa force de colosse. 
- Alors, s'écria-t-il d'une voix forte qui couvrait largement les sanglots du garçon et les protestations indignées de la famille, quelle impression cela te fait-il d'être le roi dans cette maison ? Tu commences à comprendre ce qui se passe, pourquoi et comment tu protèges tout le monde en jouant au débile ? Attends, je vais te montrer, ajouta-t-il d'un ton plus doux, presque tendre, transformant son emprise en caresse. Jacques, passe-moi ce carton qui traîne là. Alain s'empara d'un rouleau de fil électrique qu'il déroula en un réseau compliqué et touffu, entourant chacun des membres de la famille et les reliant tous entre eux et chacun d'eux à Jean-Pierre. Puis il confectionna rapidement avec du carton et du fil une sorte de gros fusible qu'il mit dans les mains de l'enfant, et alla s'asseoir à l'écart, dans un silence de mort.
- Nous allons en rester là pour aujourd'hui, intervint Jacques d'une voix basse qui ramenait le calme. Nous nous reverrons dans trois jours, appelez-nous d'ici là si quelque chose ne va pas. Mais nous pensons que les décisions à prendre pour changer cet état de fait sont avant tout de votre ressort. La prochaine séance nous permettra de vous y aider. Merci de nous avoir fait confiance. 
A la séance suivante les thérapeutes apportèrent leur explication, visiblement déjà devinée entre temps par une famille sous le choc de ces méthodes peu orthodoxes.
- Voyez-vous, dit Jacques, dans votre famille personne ne tenait son rôle et chacun les jouait tous tour à tour sans vouloir en assumer vraiment aucun. Monique était tantôt la mère qui s'occupe avec tendresse de son fils, tantôt celle qui le punit, tantôt la femme moderne qui mène une carrière à la place de son mari, tantôt la fille qui a besoin de sa maman. Armand, plus âgé que Monique, moins attaché àla réussite sociale, blessé par le départ de ses premiers enfants, se montrait passif, plus mère que père, et n'arrivait à être le chef de famille que par intermittence. Mamou jouait alternativement la grand'mère, la mère et le troisième membre du couple, prenant parti pour sa fille dans un domaine qui ne la concernait pas, celui de leurs décisions sociales. Seul toi, Jean-Pierre, avait compris sans le savoir que tu pouvais faire tenir tout cela ensemble. Pour éviter la discorde permanente et ses conséquences évidentes, il fallait que tu "disjonctes", comme un fusible, quand le système était en surcharge. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'il n'y a pas de coupable, pas de responsable, mais un système dont vous étiez tous prisonniers parce que chacun agissait forcé par les autres, ce qui obligeait les autres àleur tour à agir comme ils le faisaient, tous échangeant les rôles comme nous l'avons vu avec le cycle infernal quand Jean-Pierre était petit. Et ce qui a poussé Jean-Pierre dans la maladie, c'est qu'à son âge, il ne peut plus jouer les enfants turbulent, qu'il a besoin pour se construire lui-même d'une autonomie qui lui était refusée. Et c'était tellement impossible dans ces circonstances, qu'il a failli devenir fou.

Il fallut encore deux séances pour que la famille mette au point ses propres décisions, toujours très pratiques, et confirme la nouvelle dynamique que cette crise avait lancée. Six mois plus tard, Jean-Pierre suivait un apprentissage chez un artisan collègue d'Armand, Mamou avait déménagé dans sa maison de campagne, Monique et Armand terminaient une thérapie de couple qui leur avait permis d'exprimer clairement leurs divergences et d'harmoniser leurs ambitions. Ce qui confirme, malgré l'attachement des thérapeutes systémistes à appliquer à la famille l'ensemble de la pensée de système, un constat qu'ils reconnaissent être amenés à faire dans de nombreux cas : la majorité des troubles familiaux sont directement liés à des mésententes ou tensions conjugales. Mais s'il en donne la cause, parfois lointaine, ce constat n'indique pas comment un tel trouble se noue et emporte toute une famille. 
L'explication réside, selon le systémisme, dans les propriétés inhérentes à tout système, renforcées par les spécificités qu'apporte le fait familial. Toute famille repose sur un paradoxe fondamental, puisqu'elle se constitue dans un contexte de dépendance avec pourtant comme but ultime son propre éclatement, provoqué par l'accession des enfants à l'autonomie et par leur départ inéluctable. Toutes les tensions apparaissent donc dans le conflit entre l'homéostasie (tendance à ne pas changer), et le besoin de transformation, d'individualisation, d'autonomisation imposées par le grand souffle de la Vie.

Concrète, efficace, rapide, la thérapie systémiste revêt des aspects spectaculaires qui la rendent à la fois séduisante et... impressionnante.
Une fois éclaircis les concepts qui la sous-tendent, issus des théories de la communication, cette thérapie nous "parle". Est-ce parce qu'elle montre à quel point la dynamique d'une famille pathologique ne diffère pas fondamentalement de celle d'une famille normale, mais en est la caricature, rigidifiée par des comportements répétitifs et un mode unique de fonctionnement, dont personne ne parvient à sortir ?
Bien qu'il le dénie, le systémisme possède cependant un côté comportementaliste qui dérange et, parfois, effraie. L'esprit français se méfie de ce pragmatisme affiché et très américain, renâcle devant le caractère intrusif et manipulateur de ces interventions. De plus, font remarquer les critiques, privilégier l'efficacité du résultat sur la recherche et la résolution des causes plus profondes peut conduire àdes effets pervers : l'anorexique devient boulimique, ou "transmet" son symptôme à un autre membre de la famille, et tout est à refaire ! Il faut aller plus loin, disent les détracteurs.
On pourrait faire le même constat en ce qui concerne le poltergeist, point de départ - momentanément oublié - de cette enquête. Certes, le systémisme apporte sur le sujet d'intéressantes lumières : comme l'avaient pressenti les parapsychologues du CRPN, le poltergeist traduit un malaise plus collectif qu'individuel. Ainsi, les émules de Hans Bender, qui privilégiaient l'adolescent coupable isolé de son contexte, paraissent bien dépassés ! 
Le systémisme ne permet pourtant pas d'expliquer le phénomène de hantise du poltergeist lui-même. Serait-ce parce que, focalisé sur les réalités quotidiennes - la circulation de l'information et les pièges de la communication - il ne s'attaque pas à la substance même de la psyché familiale ?
Décidément, le mystère familial reste encore bien profond.

             Extrait de Lorsque la Maison crie, phénomènes paranormaux et thérapie familiale, Robert Laffont, Paris, 1994

 

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