Accueil
Retour à
Sommaire
livre
Dossier
Intuition
Reportages
et articles
Encyclo
perso
Margino blog
Marginal Newsletters
Vies en marge
(en construction)
|
11 : LE SYSTEME FAMILIAL
Lorsqu'on leur demande : "Mais bon sang, qu'est-ce donc qu'une famille ?", les systémistes répondent de façon lapidaire qu'il s'agit d'un ensemble de personnes partageant une histoire, un espace-temps et un vécu communs, dans des relations intenses et durables.
Ces affirmations, insatisfaisantes par leur évidence, s'expliquent lorsque l'on considère combien, pour le systémisme, notre vision de la famille reste entachée d'erreurs manifestes, provenant non seulement du décalage entre vieilles images et réalités de la société actuelle, mais aussi d'une conception tout simplement erronée du monde.
La première méprise concernerait le privilège accordé en Occident à
bl'individu. Les sytémistes estiment que la pensée occidentale a inventé la notion d'individu, qu'il s'agit avant tout d'un concept, absent de la plupart des autres cultures. Bien sûr, l'individu existe. Avec son corps, sa pensée, son vécu, son ego, il forme un sous-système à lui tout seul, d'autant plus puissant que ce concept devient prévalent dans toute la culture. Mais en fait, il n'existe pas au départ, ni même en tant que tel, isolément, car il ne peut vérifier son existence, son autonomie, sa différence, que dans une relation avec autrui, grâce à
laquelle il apprend à se connaître au fur et à mesure qu'il se construit, par le processus toujours renouvelé de l'individuation. Savoir qui on est passe toujours par la comparaison avec autrui. D'où la prédominance de la relation sur l'individu, base du systémisme.
Notre seconde erreur porterait sur l'idée moderne de la famille, dite "nucléaire" qui, pour les systémistes, n'existe tout simplement pas, sinon en tant que mythe. Ce mythe aurait été fabriqué dans les années trente par la société nord-américaine dans un but essentiellement mercantile, à partir de l'image de l'immigrant quittant père, mère, soeurs et cousins pour fonder, seul ou avec femme et enfants, un Nouveau Monde sans passé. Historiquement déjà, cette image est fausse, car la majorité des immigrants volontaires faisaient venir leurs parents une fois installés. De plus, comme le montrait dans la famille Gentil l'idée que le grand-père de Monique s'était réincarné dans Jean-Pierre pour aider sa petite fille à résoudre un problème (la fameuse "délégation trans-générationnelle"), les ancêtres restent présents longtemps après avoir disparu. Une famille ne se constitue pas toute seule à partir de rien, mais en fonction des images, forces et faiblesses que chacun conserve de sa famille d'origine, et des liens durables avec elle qu'il impose à son conjoint. Malgré exode rural et éloignement géographique, les rapports avec la famille élargie demeurent, d'autant plus que l'allongement de l'espérance de vie permet la coexistence de plusieurs générations, ce qui a entraîné une évolution dans la pratique des solidarités : en cas de besoin, on confie aujourd'hui l'enfant à ses grands parents plutôt qu'à ses oncles et tantes.
De l'abandon de ces idées fausses résulterait une vision radicalement différente de la famille et de la place qu'y occupent chacun de ses membres. Les voilà pris en effet dans un réseau tissé à travers l'espace et le temps, dont ils se dégagent peu à peu mais jamais tout àfait, dans un va-et-vient permanent entre dépendance et autonomie.
Bien qu'ils s'attachent à proclamer chaque famille spécifique, les systémistes considèrent pourtant que certaines lois générales régissent le fonctionnement du réseau familial tout entier, constituant ce que le psychiatre Jacques Miermont, président de la Société française de thérapie familiale, intitule dans un essai récent une "écologie des liens". (*)
Pour ordonner les liens qui la font vivre, toute famille les alimente à l'aide de mythes, et se structure autour de règles auxquelles elle donne forme et sens grâce à des rituels.
Les rituels servent à formaliser la communication : "Chez nous, on ne parle pas comme ça", entendra très tôt l'enfant. Ils représentent plus que de simples habitudes, car ils sont chargés de signification. Ils permettent à chacun de se localiser soi-même dans la forêt des informations possibles, d'en dégager un sentiment d'appartenance à la famille, au groupe social, à la nation, à l'humanité. Passer du bref "bonjour, ça va ? - ça va" des salutations occidentales aux longs échanges des Orientaux, c'est accéder par le rite à une autre culture. Intervertir les deux fait passer aux yeux des uns pour un raseur trop prolixe, et des autres pour un barbare maladroit et irrespectueux. Dans les deux cas, en ne suivant pas le rituel, on "passe à côté", on n'appartient pas.
Toute famille fabrique ses rites spécifiques dans une synthèse entre rites sociaux, habitudes acquises et création propre. Le rituel des rencontres amoureuses est bien connu, régi par des règles sociales précisant ce qui est convenable. Un jeune Américain se devra d'ouvrir en premier la portière de la voiture à sa dulcinée, mais n'osera proposer de payer en entier la note du restaurant : sa partenaire croirait qu'il cherche à l'acheter. En Europe, la première attitude sera prise pour de l'affectation, et la deuxième pour de la pingrerie.
Mais d'imperceptibles signaux apportent aussi un sens plus personnel aux liens, en même temps qu'ils les créent. La galanterie sera indispensable envers certaines femmes, alors que pour d'autres elle représentera un signe de machisme.
L'unité du couple se forge ensuite dans l'harmonisation entre les rituels issus des familles d'origine, symbolisée par les conflits plus ou moins ouverts avec les belle-mères. L'arrivée des enfants instaure d'autres liens, ritualisés par des comportements de soins exprimant l'attachement affectif, puis par des pratiques éducatives qui reflètent plus souvent l'interpénétration entre rites familiaux et sociaux qu'une prise en compte véritable des capacités, talents et désirs de l'enfant. Ainsi chez les uns on "joue de la musique", chez d'autres il "faut faire du sport", chez d'autres enfin "les enfants font ce qu'ils veulent". Musique, sport ou farniente devant la télévisionn, qui donnent d'ailleurs lieu aux grandes cérémonies collectives des rituels modernes, représentent plus que de banales activités ludiques, elles indiquent le type de valeurs que la famille privilégie : esthétisme, dynamisme ou liberté.
Paradoxalement, l'individuation demande une certaine intégration des rites familiaux dont découlent ces valeurs, afin d'en juger les qualités, de les comparer, et de les enrichir. Car adopter systématiquement des rites opposés pour aller à l'encontre des valeurs, c'est encore en être prisonnier. L'attitude inverse, qui consiste àconfondre les deux, rend tout aussi impossible l'autonomie, car elle conduit à transformer des valeurs familiales en règles universelles, ce qu'elles ne sont pas, et empêche la prise de distances permettant de se constituer des valeurs personnelles. Ce n'est plus "chez moi, on fait ceci" mais "il faut faire ceci", avec tout le rejet que cette forme impersonnelle implique envers qui se comporte différemment. Encore un méfait de la rigidité !
Les mythes familiaux constituent la deuxième force à l'oeuvre dans l'écologie familiale. S'ils sont trop puissants ou s'opposent aux mythes sociaux en vigueur, ils peuvent contribuer à la confusion de niveaux logiques entre rites et valeurs, comme dans le cas de ces familles fortement marginalisées pour qui seules les valeurs de leur clan représentent ce que devraient être de "vraies" valeurs.
Grâce à ses mythes, la famille renforce sa cohésion et régule ses relations avec l'extérieur. Ceux qui concernent les ancêtres servent àla famille de mythes fondateurs, expliquent bon nombre de délégations trans-générationnelles, et sont souvent les plus mensongers : la grand'mère présentée comme une femme de caractère était en fait une impitoyable harpie, le grand père soit-disant mort en héros un infâme collaborateur, mais tous deux contribuent à l'image d'une famille sortant de l'ordinaire. Les mythes renvoient directement à cette réalité de second ordre dont parle Watzlawick, car comme leur nom l'indique, leur qualité essentielle est de représenter la réalité pour qui les cultivent et un mensonge pour les autres, qui le dénonceront d'ailleurs en fonction de leurs propres mythes plus qu'à partir d'une position objective, impossible à atteindre. Une famille n'existe pas sans mythes, qui l'inscrivent dans le temps, lui écrivent une histoire, lui fabriquent une image, et aideront les enfants devenus adultes àdonner du sens aux souvenirs de leur enfance.
Donner du sens aux relations, tel est le rôle commun au mythe et au rite. Sans signification, l'écologie familiale serait vide, agglomérat informe d'individus incapables d'acquérir leur autonomie puisque dépourvus de sentiment d'appartenance. Mais ce sens aboutit aussi à une vision du monde, grâce à ce que Jacques Miermont appelle l'épistémè, mot grec signifiant "science", et qu'il définit comme le "capacité à
comprendre une situation donnée, à raisonner à partir de celle-ci, à juger des attitudes à adopter en fonction de cette compréhension et des raisonnements qu'elle suscite". C'est, ajoute-t-il, "la disposition qui permet à une personne de prendre une distance par rapport aux effets des rituels et des mythes".(*)
La vision du monde et la faculté de s'en constituer une proviennent directement de la famille. Une famille qui cultive des valeurs esthétiques développera chez ses membres leur intuition et leur sensibilité, elle fabriquera des artistes. Dans une famille qui privilégie l'intelligence, le
rationalisme sera roi. Et les poltergeist ou d'autres phénomènes paranormaux éclateront plutôt chez celles pour qui l'irrationnel existe, ce que les études sociologiques du CRPN avaient confirmé. Les grilles de lecture elles-mêmes, grâce auxquelles le réel est filtré, trouvent leur source dans l'épistémè familiale. Certains refusent cette opinion et tentent de prouver que les traits de caractère et les comportements sont d'origine génétique. Et d'où proviennent les caractéristiques génétiques ? Serait-ce le dilemne de l'oeuf et de la poule ?
L'épistémè diffère de l'épistémologie, autre mot savant désignant le mélange entre le savoir scientifique et la doctrine qu'il infère, en ce qu'elle provient non d'une démarche rationnelle, mais d'intuitions et de certitudes pour la plupart inconscientes. Toutes deux forment les bases de ce que les penseurs modernes appellent un "paradigme", une conception du monde, lorsqu'ils nous invitent à en changer pour nous adapter aux événements, réalités et découvertes, envers lesquelles (1) les vieux modes de pensée deviennent inapplicables.
Tout ceci est fort instructif, mais ne répond guère aux questions soulevées à la fin du chapitre précédent.
Si elles éclairent la façon dont fonctionne une famille, les notions systémistes de rite, de mythe et de vision du monde ne font finalement qu'en définir les structures. Elles ne permettent pas d'en saisir la substance.
Et le poltergeist ? Qu'aurait dit Gregory Bateson pour en expliquer le processus ? Il mentionnait volontiers "l'esprit d'une forêt", pour décrire l'action de la nature sur les liens étranges, magiques,
immatériels, qui relient les êtres humains à leur environnement. Aurait-il parlé de "l'esprit d'une maison", comme nous le faisons souvent pour en définir l'impalpable atmosphère ? Les relations étroites qui se nouent entre une demeure familiale et ses habitants seraient-elles à double sens, comme le dit le systémisme de toute relation ? Ce mélange d'engagement physique, de sacrifices financiers, d'investissement affectif, dont nous avons vu l'importance avec la famille Lemerle, pourrait-il, dans la dynamique familiale, conférer àla maison un rôle capital, souterrain, actif ? Le systémisme a peut-être oublié un partenaire essentiel du système familial...
Heureusement, il existe une autre école thérapeutique, qui aborde l'histoire de la genèse collective de la psyché, et donc du poltergeist, sous un angle totalement différent.
Une école qui va entraîner cette enquête vers un nouveau rebondissement, ou plutôt dans une plongée en eau profonde, à la recherche de la nature même du mystère familial.
1) Zut, flute pour l'orthographe ! Deux féminins valent plus qu'un masculin. Changeons de paradigme !
Extrait de Lorsque la Maison crie, phénomènes paranormaux et
thérapie familiale, Robert Laffont, Paris, 1994
|
|