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13 :  REVEUSE SYMBIOSE


" Mon bébé ! Comme tu m'as fait mal ! Et comme je me sens vide ! Vide de ne plus t'avoir en moi, et en même temps si heureuse de te voir enfin, et de te trouver beau. Mais pourquoi, pourquoi refuses-tu de téter ? Pourquoi tournes-tu la tête chaque fois que je te présente le sein ? Le docteur dit : "Parlez-lui, parlez-lui, racontez-lui tout" ! Comme si c'était facile, de parler à un bébé de trois jours, comme s'il pouvait comprendre ! 
" Tu sais, bébé, je n'ai que dix-sept ans. Je ne crois pas que j'étais prête pour toi. Mais qu'est-ce qui m'a pris d'être amoureuse d'un homme marié ? Pourquoi n'ai-je pas fait attention ? J'étais comme folle, je ne pensais qu'à nos rendez-vous, qu'à être dans ses bras. Résultat, je suis tombée enceinte. "Tomber" enceinte, c'est bien le mot, une vraie descente aux enfers ! Et combien de fois l'ai-je entendu, quand j'ai annoncé la nouvelle à la maison ? Maman, qui m'a eu au même âge, pleurait en disant que "tomber" enceinte à dix-sept ans, c'était gâcher ma vie comme elle avait gâché la sienne. Papa, lui, a piqué une vraie crise, il hurlait que ce n'était pas possible d'être aussi bête, qu'on ne "tombait" plus enceinte de nos jours, qu'on prenait des précautions, et d'abord qu'on ne couche pas avec un homme marié. Ils voulaient que je me fasse avorter, même ton père, qui proposait de tout payer. Mais c'était trop dur, je ne pouvais pas, j'avais peur, je t'ai gardé. 
" Oh là là, le scandale ! Papa m'a jetée dehors en me traitant de folle, de trainée, comme si lui-même n'avait jamais "fauté", comme il disait. Pas étonnant que ma grossesse se soit si mal passée, que j'aie été si souvent malade. Même maman, qui m'a trouvé une chambre et qui venait me voir en cachette, c'était pour mieux essayer de me convaincre, au début d'avorter, et après de te faire adopter. Et ton père, parlons-en ! Est-ce que tous les hommes sont aussi lâches ? Quand je lui ai annoncé que j'avais décidé de te garder, il est devenu mou comme une chaussette ! Il n'arrivait même pas à me dire franchement que c'était fini entre nous, qu'il ne divorcerait jamais, j'ai dû lui arracher les mots de la bouche. Et après, terminé !, pas un mot, pas un coup de fil, rien.
" Tu vois, bébé, on est bien mal parti tous les deux ! 
" Pourquoi est-ce que je ris, alors ? Parce que je suis triste, mais aussi parce que je suis heureuse, maintenant je sais pourquoi tu es là ! Et tu es là, mon petit miracle ! Ils ont beau dire, je tiendrai le coup. D'ailleurs tout va s'arranger, j'en suis certaine. Maman est venue, si tu l'avais vu fondre, quand elle t'a vu ! Et hier Papa a appelé, il a dit que je devais revenir à la maison en sortant de la clinique, qu'il fallait passer l'éponge. Et j'ai même reçu des fleurs de ton père ! Oh, je ne compte pas trop sur lui, il me dégoûte plutôt qu'autre chose maintenant. Non, c'est sur nous-mêmes qu'il faut compter, mon bonhomme. Ne t'inquiète pas, je serai forte pour deux, tout va aller mieux maintenant, pourvu que tu y mettes du tien aussi. Allez, il faut téter, mon tout petit, pour devenir fort, et grand, et pour m'aider un peu aussi. Voilà, comme ça, bravo !
" Regardez, docteur, il tête, ça marche, c'est incroyable ! Enfin, n'allez pas me dire qu'à trois jours il comprend ce que je lui dis, quand même ? Et regardez un peu : on dirait qu'il me regarde, c'est pas possible ...! "

Non, cette scène n'est pas extraite des Misères et Grandeurs d'une Vie de Fille-mère," pièce de théatre plus ou moins bien pensante. Elle se déroule dans une maternité de la région parisienne, sous l'oeil attendri d'une psychanalyste, spécialiste de ces "nourrissons àproblèmes" qui, victimes d'un mal de vivre aussi prématuré qu'existentiel, expriment leur souffrance par le biais du seul langage auquel ils aient accès, celui de leur corps. Les symptômes qu'ils développent alors relèvent plus de la psychologie que de la médecine : problèmes respiratoires sans cause physique ou allergique, refus ou rejet de la nourriture, perte du sommeil, nervosité alarmante, voire certaines morts subites "inexplicables". 
Le diagnostic en est difficile, le traitement plus délicat encore. Une fois déterminé que le trouble n'a pas de causes physiques évidentes, qu'aucune maladie, malformation ou infection ne l'explique, les recherches s'orientent vers les parents, principalement la mère. Périlleux exercice ! L'urgence que provoque l'état et la fragilité du bébé interdit une démarche à proprement parler psychanalytique, trop lente. Avec prudence, en évitant soigneusement de les culpabiliser, les thérapeutes s'efforcent de dénouer l'écheveau des tensions qui habitent les parents, en refaisant avec eux le chemin parcouru, de leurs familles d'origine jusqu'à la formation de leur couple, en passant par la conception et la mise au monde de l'enfant. 
De multiples facteurs peuvent entrer en jeu : enfance malheureuse entraînant un refus avoué ou secret de donner la vie, grossesse mal acceptée, mal vécue ou marquée par un choc ou un décès, angoisse démesurée, problèmes de couple provoqués par l'arrivée prochaine d'un nouvel élément, tout ou presque peut expliquer qu'un nouveau-né se sente mal-venu au point d'en somatiser le malaise qu'il ressent. Souvent, les parents s'avèrent incapables d'exprimer eux-mêmes leur désarroi à l'enfant, et le psychanalyste devra les remplacer, mettre en mots pour lui leur malaise, lui insuffler l'espoir, l'inciter à accepter la vie.

Aujourd'hui, Françoise Dolto étant passée par là, l'idée qu'un nouveau-né puisse nous comprendre choque moins, même si elle rencontre encore quelques réticences. L'image du bébé "tube digestif" jusqu'à ses premiers pas, ou "légume" jusqu'à ses premiers mots, semble définitivement dépassée. 
Mais, ce faisant, elle pose d'autres questions. Comment l'exemple de ce nouveau-né soigné par le discours de sa mère est-il possible ? Comment passe ce "courant" que tant de mères ont ressenti pendant leur grossesse ou au cours de l'allaitement ? Comment un nourrisson peut-il en arriver à désirer mourir ?
On ne sait pas encore exactement. Jusqu'à une époque très récente, les connaissances psychologiques sur l'enfance s'arrêtaient à l'âge des premiers mots ou des premiers dessins. Heureusement, les psychanalystes qui se consacraient aux enfants étaient en général des femmes, plus sensibles au silencieux miracle de la gestation. Dès les années cinquante, Mélanie Klein en Angleterre et Françoise Dolto en France firent ainsi remarquer à quel point les troubles de la petite enfance semblaient directement liés à des expériences intra-utérines, ou plutôt à une ambiance ressentie pendant la grossesse. 
"L'enfant qui n'est pas désiré mais subi, du fait de la pression morale du milieu sur ses géniteurs, croît sans joie in utero et, pendant neuf mois, ne rencontre pas, lié à ses processus vitaux, la complaisance consciente de ses parents", écrivait Françoise Dolto, en ajoutant : "Il paraît marqué dans sa psychologie inconsciente d'un sceau particulier, (...) cela se traduit par un sentiment d'insécurité angoissante qui freine les élans dynamiques les plus basaux." (*)
La psychologie fut ainsi conduite à repousser les limites de ce qu'il faut bien appeler une conscience, et à les faire remonter au delà même des toutes premières heures de l'existence, jusqu'à la vie intra-utérine.
Les progrès de l'embryologie et de la pédiatrie l'aidèrent à élucider les mystères de cet âge sans paroles. 

On connaissait depuis longtemps l'effet que peut avoir l'ingestion pendant la grossesse de certaines substances, pour la plupart toxiques, sur le poids ou l'état de santé de l'enfant à la naissance : rachitisme dû à l'alcoolisme, ou nouveau-nés accrochés avant l'heure à la toxicomanie maternelle. Les techniques d'observation in utero ont permis de constater en direct que ces effets sont aussi immédiats, et parfois spectaculaires. L'inhalation d'une cigarette, par exemple : l'embryon se recroqueville sur lui-même en quelques secondes, semble littéralement asphyxié, lui qui pourtant ne respire pas. 
Mais sa sensibilité ne s'arrête pas aux variations de l'état physique de sa mère. Il réagit directement et immédiatement à ses sautes d'humeur et à son état d'esprit. Sa voix le calme, ses pleurs l'indisposent, sa fatigue l'épuise. 
L'embryologie a en effet montré que, depuis la chambre d'écho de son bain amniotique, le bébé ressent tout par toucher et olfaction puis, àpartir du cinquième mois, entend tout : la télé, la musique, les autos, les conversations, au cours desquelles reviennent la voix de son père et surtout celle, si proche, si vibrante, de sa mère. A cela s'ajoutent les bruits internes au corps maternel, dont deux vont le marquer par leur permanence et leur régularité : le toc toc des battements cardiaques et le souffle de la respiration. La similitude de ce dernier avec le bruit des vagues éclaire d'un jour nouveau l'idée de Freud de ce "sentiment océanique", illusion de ne faire qu'un avec autrui que, paraît-il, nous recherchons inconsciemment notre vie durant. Cette illusion explique pourquoi, tout comme l'enregistrement du coeur de leur mère, la musique du ressac est le meilleur moyen de calmer les enfants énervés, et d'apaiser les fous. S'il est muet, l'embryon n'est pas sourd.
Et bien loin d'être indifférent. 
Sa réaction n'est d'ailleurs pas que passive, mais semble bien transmettre à la mère des messages destinés à influer sur son comportement. Beaucoup de femmes enceintes le sentent, certaines osent le dire, au risque de passer pour des hystériques. Françoise Dolto racontait comment, vers le cinquième mois de ses grossesses, une lutte psychique s'engageait entre elle et son bébé pour qu'elle arrête de se surmener. "Le bébé demandait du repos. Moi, j'aurais bien continué. Mais je sentais (ce n'est pas une parole), je sentais : "Il faut que tu te reposes". Ce n'était pas mon corps qui parlait, j'ai beaucoup de réserves. Mais il y avait quelqu'un qui n'avait pas les mêmes réserves que moi et qui voulait que je me repose." (*)
Ainsi le cordon ombilical, véhicule des éléments nécessaires au développement du foetus, sert-il aussi à transmettre des messages plus subtils, circulant dans les deux sens. Mais comment ? Et d'où proviennent ces messages ? 
Pour répondre, les embryologues étudient aujourd'hui l'activité neuronale à l'oeuvre dans le cordon. Il est très difficile de faire la part entre des composants physico-chimiques nutritifs transmis par le cordon ombilical ou par le placenta, et des messages plus subtils qui relèveraient d'une psyché foetale encore rudimentaire. 
Si, comme on l'imagine aisément, l'embryologie refuse l'idée de la télépathie, elle ne s'aventure pas encore jusqu'à préciser la nature de cette communication entre la mère et l'enfant qu'elle porte, et encore moins celle de la conscience embryonnaire. On a cependant officiellement établi que l'activité cérébrale ne commençait pas à la naissance, mais vers le quatrième mois de la gestation. Or, à en croire ces premières explorations, l'embryon ne "pense" pas réellement, il rêve. 
A quoi rêve-t-il ? 
Difficile de trouver la réponse. Mais la connaissance acquise sur l'étape suivante permet d'en deviner la teneur. Car bientôt bébé naît.

Naissance. Etape fondamentale, douloureuse rupture, expérience première de l'angoisse, conditionnement indélébile autour duquel, selon certains, s'organiserait ensuite tout le développement psychique. Irrémédiable traumatisme imprimant sur notre psyché une ambivalence fondamentale qui durera toute la vie : le désir d'un retour au fusionnel confort du ventre maternel, mais aussi une haine inconsciente envers celle qui nous en a privé.
Pendant longtemps la psychanalyse privilégia la biographie, les traumatismes du vécu, considérant avec Freud que la naissance et les tout premiers moments de la vie, porteurs d'expériences non mentalisées et inaccessible aux mots, ne relevaient pas de la connaissance psychologique. 
Puis de nombreux psychanalystes en firent la grande affaire de la vie, la source de tous nos maux et de tous nos désirs, la matrice de toutes nos pensées inconscientes. Si certains, tels Otto Tank et plus récemment Lacan, ont peut-être exagéré l'importance de ce choc initial, d'autres, comme Mélanie Klein ou Françoise Dolto, montrèrent (renouant ainsi avec un savoir universel, particulièrement bien exprimé dans la science védique de l'Inde) que le coup de poinçon de la naissance s'imprimait sur une cire non pas vierge, mais déjà modelée par l'état d'esprit des parents pendant la grossesse, les motivations inconscientes de leur désir d'enfanter, la chaleur de leur accueil.
En s'appuyant sur les découvertes de la neuro-physiologie pédiatrique, d'autres enfin, comme Winnicott, William Bion ou Didier Anzieu cherchèrent surtout à comprendre le fonctionnement d'un cerveau nouveau-né, la structure encore rudimentaire de son activité, et leurs rapports avec la relation mère-nourrisson.

Les électro-encéphalogrammes font apparaître clairement que chez un nouveau-né le rêve occupe les trois-quarts du temps de sommeil, contre 2O% chez l'adulte, rythme que l'enfant n'atteindra qu'entre trois et cinq ans. De plus, le nourrisson passe près de 2O% de son temps de veille à rêver. Bébé s'éveille. Il a faim. Il crie et l'on dit : "Il pleure". Soudain les cris s'interrompent et font place pendant quelques courts instants à des mouvements de bouche simulant la tétée, ou à un sourire : bébé rêve. 
Mais à quoi rêve-t-il donc ? Eveillé ou endormi ? Et en quoi ce rêve peut-il nous éclairer sur la nature de la communication qu'il établit, au delà des mots, avec sa mère ?
Les réponses cetde fois sont du ressort des psychologues. 
Ils font remarquer d'abord que, en ce qui concerne le rêve éveillé, la réponse semble évidente. Mouvements de succion, sourires : bébé rêve du sein maternel, source de satisfaction. Ensuite, si en dormant il rêve beaucoup, le nouveau-né ne rêve pas longtemps : les phases de sommeil paradoxal sont fréquentes mais très brèves. Le songe du nourrisson est loin de ce que nous appelons le rêve, construction d'une autre réalité dans laquelle l'inconscient peut dialoguer avec le moi, en un jeu de cache-cache entre pensées refoulées et libération des pulsions. Le cerveau d'un nouveau-né, malgré son expérience intra-utérine, est bien trop neuf pour élaborer une construction aussi sophistiquée, basée sur un monde dont il ignore encore tout. Son rêve s'apparente plus à une activité onirique indistincte et confuse grâce à laquelle le bébé tente d'assimiler les informations nouvelles mais éparses que lui communiquent sans ménagement, pendant les moments d'éveil, ses sens en pleine phase de formation. 
William Bion (*) a baptisé "fonction bêta" et qualifié de "non-pensée" cette étape première du développement psychique, essentiellement peuplée de sensations non mentalisées, de vécus corporels surchargés d'émotions et d'impressions sensorielles indifférenciées, dont l'intensité brute et insupportable provoque des cris et des pleurs spécifiques, différents de la faim, et que la plupart des mamans savent reconnaître.

Ne l'oublions pas, l'humain naît prématuré par rapport aux autres espèces animales.
Son système nerveux central encore rudimentaire prendra plus de deux ans pour se constituer entièrement, l'achèvement des connexions entre le cerveau et les terminaisons inférieures de la moelle épinière lui permettant d'acquérir, vers l'âge de deux ans et demi, équilibre psycho-moteur et continence sphinctérienne. La prématurité du nourrisson lui interdit l'autonomie et le place dans une situation de dépendance totale, psychique autant que physique et, ajoutent les psychologues, réciproque. 
Le bébé, pense-t-on souvent, est le "tout petit à sa maman", sa "petite chose", il lui appartient, comme une grosse poupée enfin vivante. Mais regardez-les bien tous les deux. En vérité, c'est le contraire ! C'est la mère qui est aux ordres, qui se lève quand il a faim, l'habille, le nettoie et le lange, se précipite et le console quand il pleure, se sent heureuse quand il sourit ! 
Donald Winnicott, psychanalyste anglais, insista le premier sur la réciprocité psychique de cette fameuse dépendance. "La mère, écrivait-il dans les années cinquante, dépend des processus intellectuels de l'enfant, et c'est le développement de ces processus qui lui permet peu à peu de reprendre une vie à elle" (*). Or ce développement est lent, car la psyché met plusieurs mois à intégrer le corps, suivant le rythme imposé par la maturation progressive du système nerveux. Avant d'y parvenir et de se personnaliser, elle flotte entre deux eaux, dans un espace mère-enfant indifférencié où se rejoignent leurs mutuelles dépendances, et dont seule la mère permettra à l'enfant de sortir, par sa capacité à s'engager affectivement dans une relation équilibrée, c'est-à-dire moins fusionnelle, avec son enfant.
Rôle difficile et paradoxal ! La reprise de sa propre liberté dépend de l'évolution de son bébé vers plus d'autonomie, mais c'est elle seule qui peut, par son amour, favoriser cette évolution. 
Eh bien voilà , c'est tout simple, serait-on tenté de dire pour résoudre l'affaire : la réponse à tout, c'est l'amour, toujours l'amour !
Ce qui est vrai, répondent les psychanalystes les plus soucieux de rendre leurs idées accessibles pour les faire partager, comme le fut Françoise Dolto. Mais il faut comprendre leur réticence à utiliser ce mot, et leur refus d'en rester à un terme aussi vague. L'amour maternel peut prendre bien des formes, et le même mot recouvre des réalités différentes selon les individus, le stade d'évolution de l'enfant comme celui de sa mère. Pendant cette première période de la vie de l'enfant, que nos grand'mères nommaient le "retour de couches", les femmes sont elles-mêmes soumises à leur propre désir de fusion datant de leur propre naissance. Le sentiment de vide que beaucoup ressentent juste après avoir mis au monde leur bébé est bien connu, il va même parfois jusqu'à de véritables dépressions nerveuses. De plus, le soulagement des peurs liées à l'accouchement, le bonheur de la découverte, la présence d'un petit être issu de leur chair se teintent du regret, plus ou moins reconnu, de cette plénitude que leur procurait la grossesse. Tout comme l'enfant, soumis à sa dépendance, à sa fragilité et à son désir de retourner au confort du ventre maternel, la mère souhaite retrouver l'état perdu de complète fusion, autant par nostalgie du temps où ils ne faisaient qu'un, que par compassion envers l'être si fragile maintenant confié à ses soins.
L'espace de symbiose que tous deux cherchent à créer dès les premières minutes, sorte de sas entre l'union passée et l'indépendance à venir, s'anime de la rencontre entre la fonction bêta du nourrisson et la fonction alpha maternelle.
Autre concept inventé par William Bion, les ondes alpha regrouperaient la pensée onirique, le rêve, la rêverie, les souvenirs, à mi-chemin entre la sensation et la pensée consciente, entre l'émotion et la réflexion. Activité cérébrale où se mêlent rêves conscients et inconscients, souvenirs, tendresse pour son enfant, amour pour l'homme grâce auquel elle a pu donner la vie, selon Bion, la fonction alpha de la mère est un état proche de l'oubli de soi auquel les humains consacrent sans le savoir une bonne partie de leur temps : échappée buissonnière du cancre au fond de la classe, rêverie poétique du promeneur solitaire, hébétude robotique du citadin noyé par la foule. 
Dans cette confortable bulle psychique, les éléments purement sensoriels et émotionnels, sans support, bruts, de la fonction bêta de l'enfant sont "digérés", dit Bion, par la fonction alpha maternelle, et peuvent ainsi se transformer à leur tour en éléments alpha, en ébauche de pensée, en véritable rêve. 
Et de quoi rêve le nourrisson ? Là, dans cette rencontre magique, résiderait le secret : il rêve de sa mère, de sa mère rêvant elle-même à la satisfaction de son enfant ou au père de celui-ci, premier et aujourd'hui second objet de son amour. Là se jouerait le miracle de la relation mère-nourrisson, attendrissante quoique si étrange aux yeux du spectateur extérieur. Là se cacherait aussi le mystère de la famille et peut-être du poltergeist.
Là enfin se trouverait la source des psychoses enfantines : s'il ne rencontrait pas la fonction alpha maternelle, le nourrisson serait incapable de fabriquer la sienne. Il resterait bloqué en fonction bêta, à mi-chemin entre conscience et inconscience, entre éveil et sommeil, entre rêve et réalité, petit être perdu dans de limbiques solitudes, fou à jamais. Si la fonction alpha de sa mère est seulement insuffisante, poursuit William Bion, l'enfant rejettera les éléments sensoriels bêta, vécu invivable, sur des identifications projectives. Françoise Dolto racontait ainsi comment, recevant un enfant de trois ans dont tout le comportement se limitait à des gestes spasmodiques des bras, elle réussit finalement à comprendre qu'il imitait, tels qu'il les voyait jadis depuis son berceau de bébé, les mouvements mécaniques de la machine à coudre auprès de laquelle sa mère passait tout son temps, et à laquelle il s'était identifié.
Parlez, concluait-elle, parlez à votre enfant ! 
Ce n'est pas vraiment, on s'en doute, le sens des mots que le nouveau-né suicidaire du début de ce chapitre comprenait, mais plutôt la décharge émotionnelle que les paroles comportaient, les changements qu'elles entraînaient pour sa mère dans la nature-même de leur relation endommagée par les difficultés d'une grossesse difficile.

Heureusement, dans la plupart des cas, enveloppés dans l'espace symbiotique d'un univers fait de douce rêverie, de babillage et de caresses, maman et son bébé vivent leur réciproque dépendance dans une harmonie qui permet à l'enfant de filtrer par le rêve les sensations brutes éprouvées par son corps, de percevoir peu à peu le monde à travers le voile immatériel de la tendresse. Même là cependant, la communication étroite que la mère établit avec lui comporte aussi sa part de données inconscientes : les études indiquent par exemple que le temps accordé à l'allaitement, moment privilégié de ce contact charnel symbiotique, dure en général beaucoup moins longtemps si l'enfant est une fille que si c'est un garçon ! De plus, pour que la transition vers le réel s'accomplisse, cette rencontre purement psychique entre rêve du nourrisson et rêverie maternelle semble bien insuffisante. Comment communiquent-ils, comment s'accomplit le passage ?, se demandent les fervents défenseurs de réalités plus tangibles. Confortablement installé dans son espace protégé, bébé ouvrirait soudain les yeux et découvrirait le monde, prêt à le parcourir, ne serait-ce que du regard ? 
Mais pas du tout ! s'exclame Didier Anzieu. Cela viendra beaucoup plus tard. Pour l'instant, il ne voit rien, il touche ! Vous avez dit tangible, n'est-ce pas ?

Didier Anzieu est un psychanalyste bien singulier. La plupart de ses confrères font de la réserve une obligation morale. Lui n'hésite pas àse dévoiler en écrivant un recueil de contes, poétiques, salaces ou sanglants. Bardé de diplômes, de titres et d'humour, il accuse la psychanalyse d'être devenue "pédante, préchante, artificieuse et triste", avoue avoir trouvé Lacan théoricien fumeux et praticien peu honnête, tout en parlant de lui avec une certaine affection. Reconnu, honoré et suivi, il n'hésite pas à soutenir Djohar Si AHmed dans son projet de thèse qui sent le soufre et que tout le monde cherche à la dissuader de poursuivre. Alors que les biographies des Maîtres, y compris l'autobiographie de Jung, tournent toutes à l'apologie de leur grandeur d'âme et de leur génie créatif, et donnent l'impression que leur inconscient, qu'ils disent avoir fouillé, était pur comme torrent de montagne, lui s'attache à montrer, dans la série d'entretiens qui compose la sienne, combien ses choix et ses trouvailles furent le fruit d'une enfance sur-protégée, malheureuse et maladive. 
Fils victime d'une mère dépressive passant de l'attention extrême au délaissement le plus total, et finalement internée, Anzieu a souffert àla fois d'un manque de contact physique et d'une sur-protection, symbolisée par l'obligation de vivre constamment emmitouflé dans des couches de vêtements trop étroits, trop nombreux, véritables pelures ajoutées à une peau dont l'état, par contraste, était laissée à vau-l'eau.
Plus tard, une psychanalyse l'aida à se débarrasser de cette habitude, dans laquelle il dit avoir trouvé l'idée de l'enveloppe psychique groupale, mais surtout celle de l'importance du toucher et le concept de Moi-peau qui en découle, et dont il fait un stade primordial du développement de la psyché. 
Mais si elle est dans un premier temps le produit d'un retour sur lui-même, l'importance qu'il accorde au toucher vient aussi de l'observation clinique des nouveau-nés, et d'une réflexion plus large sur l'être humain en général. 

A sa naissance l'enfant, dit Anzieu, ne voit, n'entend, ne sent, ne goûte même, pas tant qu'il touche, et qu'on le touche. Et ce contact essentiel, primordial, passe par la peau, organe des sens le plus vital, le plus immédiat, le plus riche, en poids, surface et sensibilité.
Sans peau, pas de vie. On peut vivre sourd, aveugle, sans goût ni odorat. Détruisez plus d'un septième de votre peau, et vous mourrez. Elle apparaît en premier, avant tous les autres organes sensoriels, et représente 2O% du poids total d'un nouveau-né. Elle ne peut être bouchée comme les oreilles ou le nez. Elle réagit à une gamme complète de stimulations différentes, contact, chaleur, électricité, humidité, etc. Organe d'un sens, elle remplit en même temps la fonction vitale de maintenir le corps autour du squelette, et stimule d'autres fonctions biologiques : respiration, digestion, sécrétion, excrétion, reproduction. 
Chez l'animal, principalement chez les mammifères, le toucher sert de vecteur privilégié à l'apprentissage et à la communication.
Didier Anzieu aime bien les Esquimaux. Pour lui, une des raisons principales de leur remarquable équilibre, fait de calme, de confiance et d'altruisme, tient dans le fait que les mères esquimaux ont l'habitude de porter leur bébé dans leur dos à même la peau pour les protéger du froid, et de les lécher à cause du manque d'eau, diminuant ainsi l'angoisse de séparation si fréquente chez les bébés occidentaux, coupés très tôt de tout contact charnel.
Car pour l'humain, le toucher représente le support physique du sas entre l'union intra utérine et la première individualisation du bébé. Si la substance psychique en est le rêve, rencontre entre les songes du nourrisson et ceux de sa mère rêvant de lui, c'est la peau qui forme l'enveloppe de cet espace indifférencié dans lequel, disait Winnicott, "l'enfant vit des expériences ineffables", confuses mais inscrites pour toujours dans sa mémoire, faites de psyché pure sans teneur précise devenant images progressivement plus claires de son entourage, en direction, pourrait-on ajouter, du langage. Bref, dans un premier temps, le nourrisson vit dans l'illusion de partager une peau commune avec sa mère. 
Grâce à la peau, le toucher permet à la mère autant qu'au nourrisson d'atténuer le choc de la rupture, de passer sans heurt de la fusion àla séparation, et peuple de gestes réels leur symbiose. Adulte, nous garderons le sentiment de son importance : "Je suis très touché", dirons-nous lorsque s'établira un bon contact.
Mais le toucher remplit aussi un autre rôle, ajoute Anzieu, bien plus fondamental pour l'enfant lui-même. Il permet à l'enfant de construire sa propre enveloppe psychique, qu'Anzieu appelle le Moi-peau. "Par Moi-peau, écrit-il, je désigne une configuration dont le Moi de l'enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant des contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface de son corps." (*) Par le toucher le nourrisson sort psychiquement du ventre de sa mère, espace transposé à la naissance sur la bulle qu'il formait avec elle.
Une autre caractéristique unique à la peau confère au toucher sa spécificité. Certes, elle enveloppe, mais elle constitue aussi une interface : lorsque je touche, je suis touché. Comme une écorce, le Moi-peau possède une face externe et une face interne. Il autorise la circulation des informations dans les deux sens, l'expression réciproque des besoins et de la satisfaction. En le rassurant sur sa propre existence, il ouvre au bébé les portes de son environnement, délimitant par son épaisseur les extrêmes de la folie : trop mince on est envahi par les autres, trop épais ils n'existeront plus. 
Le poltergeist proviendrait-il de l'explosion d'un Moi-peau trop fragile devenu collectif ?
L'acquisition du Moi-peau commence à diviser, de l'intérieur, la bulle dans laquelle bébé était enfermé pendant la phase de symbiose, et qui peut maintenant éclore, se dissoudre en s'ouvrant sur l'entourage. Peu à peu, la mère et l'enfant se détachent l'un de l'autre. Le biberon puis la cuiller remplacent le sein : du Moi-peau l'enfant passe au Moi-main. Le langage, qui constitue l'horizon lumineux de cet espace confus où règnent émotions et sensations, lui apporte l'objectivité du sens et fait passer mère et enfant de la communion à la communication. 
L'interdit du toucher, d'abord sécuritaire ("ne touche pas, tu vas te faire mal") va permettre l'interdit oedipien, l'entrée en lice du père. Déjà présent comme objet de la rêverie et du désir maternels, celui-ci devient de plus en plus important au fur et à mesure que la bulle mère-bébé s'ouvre et que l'enfant découvre son entourage. Le partage des tâches le conduisant à jouer un rôle plus maternant, le père, déjà porteur du langage social, prend parfois de nos jours une place ambiguë, maternelle/paternelle, que les psychanalystes ne semblent pas pleinement encore mesurer. Attachés à une distinction très nette des fonctions parentales, ils insistent surtout pour l'instant sur le risque de confusion que l'évolution actuelle comporte pour le développement ultérieur de l'enfant.

De membre inconscient d'une relation essentiellement binaire, où il se révèle moins passif qu'on le croyait, Bébé devient en grandissant un partenaire à part entière dans un ensemble plus large, et tout aussi mystérieux : sa famille.
Dans ce nouvel espace, rêverie symbiotique et Moi-peau ne vont pas disparaître. Bien au contraire. Ils vont nous faire entrer dans un bien curieux rêve.

             Extrait de Lorsque la Maison crie, phénomènes paranormaux et thérapie familiale, Robert Laffont, Paris, 1994

 

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