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14 :  L'ECTOPLASME FAMILIAL

A l'époque où les Esquimaux passaient les longues nuits d'hiver bien au chaud dans leurs igloos arrondis comme des seins, "l'ensemble des songes d'une même nuit dans un même igloo était considéré comme un seul discours tenu par la collectivité à travers chacun de ses membres", rapporte Didier Anzieu. Raconté, discuté, analysé, ce grand rêve commun aidait à déterminer les activités de chacun, assurait la cohésion de la communauté et servait à résoudre les tensions issues de la promiscuité. 
Pour les Aborigènes d'Australie, les songes jouent un rôle encore plus déterminant. Le rêve que vers huit ou neuf ans l'enfant fait d'un animal ou objet spécifique est estimé avoir été transmis par un ancêtre défunt rêvant de lui. Il détermine sa personnalité, son appartenance àun clan qui est beaucoup plus que totémique puisqu'il entraîne l'abandon de l'enfant par sa famille d'origine. Adopté par un groupe de membres du même rêve qui lui apprennent à "rejoindre" sa vision et avec qui il vivra désormais, l'enfant commence à se déplacer le long d'itinéraires sacrés propres au groupe et indiqués eux aussi grâce aux rêves inspirés par les ancêtres.

Le partage des rêves, d'une vitale importance dans la vie des tribus dites primitives, forme aujourd'hui le centre d'une cure psychanalytique familiale, le coeur de ce qu'on a baptisé la thérapie familiale analytique (TFA). 
Si la réflexion sur les groupes et sur la liaison mère-nourrisson en constitue le double soubassement théorique, la pratique de la TFA provient quant à elle de l'éclatement du cadre rigoureux imposé jusque là par Freud à la psychanalyse, remise en question dont l'un des principaux acteurs fut André Ruffiot, psychanalyste et professeur d'université à Grenoble. Ruffiot franchit le premier pas au début des années 70, lorsqu'il admit, brisant les habitudes, la présence d'un étudiant apprenti analyste pendant les séances de thérapie individuelle qu'il conduisait. A la même époque commença à se développer la thérapie de couple qui balaya un autre tabou freudien, celui interdisant les contacts entre analyste et conjoint de l'analysé (pardon, "l'analysant"), ou même entre thérapeutes respectifs des conjoints. Le couple se retrouvait ensemble, dans une pièce sans divan, en présence de deux analystes ! De quoi faire hurler Freud dans sa tombe !
André Ruffiot raconte volontiers que c'est un enfant qui l'incita à ouvrir la cure à la famille toute entière, en lui disant un jour : "Je suis divorcé de mon papa". Cette petite phrase si pleine de sens et d'implications cachées l'amena à demander à certains couples s'ils souhaitaient être entendus en présence de leurs enfants. Dans de nombreux cas, l'accueil fut plutôt favorable. La pratique de la psychanalyse familiale était née.
En 1978, la rencontre entre Ruffiot, Anzieu et Alberto Eiguer, psychiatre argentin et autre grand fondateur de la TFA, apporta un fondement théorique à cette pratique, et donna le jour quelques années plus tard à l'Institut de Psychanalyse Groupale et Familiale. 

La pratique de la psychanalyse familiale ne diffère pas d'une cure individuelle dans ses principes, bien que la présence d'une famille entière en change considérablement le cadre et le déroulement. Deux thérapeutes au minimum, si possible de sexe différent, reçoivent la famille pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, à raison d'une heure par semaine ou quinzaine, dans une salle où tout le monde est assis en cercle. La présence d'au moins deux générations est indispensable, celle des grands parents étant nécessaire s'ils vivent avec la famille ou en sont très proches, comme par exemple s'ils s'occupent beaucoup des enfants ou sont considérés comme partie prenante du problème. 
Les règles sont identiques à celle de la psychanalyse classique : abstinence et association libre. 
La règle d'abstinence concerne la famille comme les thérapeutes. Tout contact personnel hors séance avec un analyste est banni. Les patients parlent mais ne peuvent que parler, les thérapeutes écoutent puis interprètent, mais ne donnent aucun conseil pratique ou de comportement, ne posent aucune question personnelle, ne poussent personne à s'exprimer. 
Les analysants sont invités à parler librement de leurs problèmes comme de tout ce qui leur passe par la tête, à raconter leurs rêves, à"associer", en évoquant sans souci de logique tout ce qui leur vient à l'esprit au sujet de ce qui a été abordé.
Ce code de conduite est le fondement de la pratique psychanalytique. La psychanalyse considère en effet que le propre de l'être humain est la fonction symbolique : par le langage, l'humain donne un sens aux choses, aux personnes, aux émotions, aux sentiments, au monde. En donnant un sens il prend conscience. En prenant conscience, il acquiert les moyens d'évoluer.
Une thérapie familiale analytique demande des thérapeutes une écoute ineffable, un savoir-faire et une délicatesse dont Djohar Si Ahmed avait déjà montré l'importance. De nombreux psychanalystes n'hésitent pas à nommer leur métier un art, et définissent leur écoute comme une "attention flottante", ce qui ne signifie pas qu'elle soit floue ou relâchée mais que, centrée sur le discours du groupe plus que sur celui des individus, elle tente de dévoiler ce que renferment les chaînes associatives familiales, et ne rejette ni ne privilégie aucun détail du "matériel verbal" présenté.
Les questions des thérapeutes se résument donc en général à demander aux patients : "Comment exprime-t-on les problèmes dans votre famille", "A quoi cela vous fait-il penser ?", et à leur faire raconter leurs rêves, pour amener la famille à revenir, à "régresser" jusqu'à un stade de fonctionnement mental spécifique, primaire, proche de l'inconscient, et groupal.

Le déroulement d'une telle thérapie est impossible à décrire, à moins de le rapporter in extenso et de faire de constants va-et-vient entre ce qui est dit et ce qu'il faut comprendre. Il ne s'y passe rien, sinon des échanges de mots dont la valeur symbolique n'apparaît souvent qu'au spécialiste et prend progressivement sens pour la famille. Aucune séance n'apporte soudain le grand déblocage. Aucune péripétie ne marque d'une pierre blanche le moment clé de la cure. C'est un voyage dans l'inconnu, une métamorphose alchimique dont l'évolution de la famille forme le Grand Oeuvre, dont le malaise constitue le plomb, le langage le soufre, l'inconscient familial l'alambic et une famille rénovée l'or final. 
Le processus a clairement sa logique. Les blocages et hésitations qu'imposent les résistances provoquent des détours et des retours en arrière, selon un cheminement dont le thérapeute s'efforce de percevoir la clarté et dont on peut parfois donner quelques exemples. 
Les différents types de familles et les phases d'évolution qu'une TFA révèle démontrent un fait fondamental justifiant l'intérêt que l'on peut y porter, autant que l'inutilité de la culpabilisation dont les parents se sentent ou sont rendus souvent victimes : les modes de communication et de fonctionnement des familles malades ne leur sont pas spécifiques, mais s'appliquent à toutes les familles, à des degrés divers. Seule l'incapacité à en changer au gré des humeurs du moment, des variations de l'ambiance générale, de l'évolution de chacun, relève de la pathologie. La cristallisation, inaptitude à évoluer lorsque l'apparition de problèmes devrait l'imposer, provoque un sentiment inhibiteur d'impuissance, véritable source de la souffrance.
La première étape d'une telle thérapie se caractérise souvent par ce que les psychanalystes appellent une "relation blanche de mode opératoire", où tout est présenté avec une logique froide, sous la forme de mécanismes de cause à effet considérés comme évidents et naturels. La famille va mal suite au chômage du père. Les cauchemars permanents d'un enfant ont pour cause une morsure subie il y a plusieurs mois. Les bagarres incessantes entre frères sont la faute de la télévision, provoquées par les grands ensembles où la famille habite. La toxicomanie du garçon est dûe à un échec scolaire ou à de mauvaises fréquentations. L'anorexie d'une jeune fille vient de ce qu'elle n'arrive pas à se faire des amies, ce qui l'a rendue dépressive. Ne sommes-nous pas tous enclins à pratiquer ce genre d'explications sommaires, par amalgame avec des faits extérieurs corréllaires ? 
Les récits de rêves, auxquels les thérapeutes font appel pour passer cette étape et déclencher vraiment le processus, mettent ensuite généralement en valeur l'illusion groupale qui permet à la famille de continuer à exister et à fonctionner malgré des troubles dont la gravité aurait fait exploser n'importe quelle autre structure. Une illusion familiale communément répandue, particulièrement dans les cas de psychose mais encore une fois pas seulement chez les familles malades, concerne la sexualité ou plutôt l'absence de sexualité. La famille se présente comme asexuée, une communauté de membres égaux en rôles et fonctions. Le père sans pouvoir n'impose ni l'interdit de l'inceste, ni la loi, ni l'autorité, rendue inutile par la négation de tout conflit. La mère n'existe pas plus, elle est la soeur de ses filles et tous dans cette famille sont comme des frères. La confusion des générations règne, dans un double processus de parentification des enfants pris comme confidents adultes et d'infantilisation des parents dont la fonction génitrice est considérée comme accidentelle. Ce n'est plus le partage des tâches, mais le grand mélange ! Par ses propos, la famille s'attache à nier l'existence de tout conflit et à montrer combien chez elle "l'unité et l'affection règnent". Surtout, remarquent les analystes, depuis que l'un de ses membres est malade ! Les rêves qui illustrent cette confusion font référence à l'espace indifférencié de la relation mère-nourrisson, et au Moi-peau dont parle Didier Anzieu : baignades, groupes d'anges en communion parfaite, mais aussi noyades et monstres dévorants. 
L'illusion familiale d'une unité parfaite fondée sur la similitude s'accompagne de tensions, appelés "clivages", que la famille tente de projeter hors d'elle. Dans le clivage malade-bien portant, les membres auto-proclamés sains se démarquent du malade porteur des troubles dans le but affirmé de ne pas se remettre eux-mêmes en question. "Nous, nous allons bien, c'est lui qu'il faut soigner, de lui qu'il faut parler, si nous sommes venus c'est pour l'aider," disent-ils, adoptant une attitude proche du "c'est ton problème" ou du "je ne comprends pas comment tu peux être aussi compliqué" utilisé fréquemment pour échapper à une discussion. Le clivage avant-après conduit la famille à demander que le malade soit soigné afin que l'on puisse revenir vite à cet état de communion béate où "tout allait si bien entre tous". Le clivage dedans-dehors consiste en un renforcement extrême de la tendance naturelle à tout groupe à se fabriquer une image de lui-même valorisante. "Nos problèmes viennent de ce que nous sommes tellement différents, inacceptables pour cette société écrasante." Illusion groupale et clivages, principalement le dernier de ceux-ci, reviennent à intervalles réguliers au cours de la cure, pour marquer le passage de chaque étape.

Certains mots, certains rêves dénotent l'accession de la famille à de nouveaux stades de la cure. A la quinzième séance d'une thérapie qu'il suit avec sa mère et sa soeur, un jeune psychotique de huit ans rapporte : "Dans la forêt, on a vu un animal noir et blanc, un animal comme un ours mais pas un ours. Cet animal me fait penser à quelque chose d'un peu méchant. Je crois que c'est une bête qui vit dans l'eau..." Il faut être analyste pour comprendre que l'enfant cherche à se reconnaître un père (l'ours), à la fois géniteur (l'eau), représentant de l'interdit et du désir (noir et blanc, un peu méchant) et de l'ouverture au monde (la forêt). Il faut avoir participé à la thérapie depuis son début pour comprendre qu'à ce moment est en train de se forger au sein de la famille l'imago paternelle, jusque là très absente. La séance suivante en fournit bientôt la preuve, avec l'entrée dans la thérapie du papa de l'enfant !
Comme le montre cet épisode, l'association libre permet à la famille de mettre à jour les organisateurs inconscients de la psyché groupale dont il a été question à propos des groupes. Les interprétations des thérapeutes, quant à elles, restent souvent silencieuses. Elles s'inscrivent dans le cadre du transfert, autre spécificité de la méthode psychanalytique, moments où la famille, ou l'un de ses membres, tente de transposer sur les analystes les émotions, sentiments ou blocages ressentis. Là encore, les rêves jouent un rôle prépondérant, fournissant le matériau de base sur lequel porte l'interprétation. Ceux liés au transfert sont généralement clairs. Une mère rêve d'un dentiste soignant toute la famille, sous le contrôle d'inspecteurs. Un père fait un rêve à la Kafka, encombré de bureaux, de dossiers, de surveillants sévères. Un enfant perd son cartable mais le retrouve bientôt, gardé par un gros chien qui se transforme en monstre, puis en géant, et finalement devient... le thérapeute lui-même !

Ainsi peu à peu, de résistances en associations libres, de clivages en rêves révélateurs, la famille franchit les différentes étapes de sa thérapie. L'illusion groupale tend à s'estomper, les organisateurs inconscients apparaissent, les différences ressurgissent, d'abord sexuées, puis personnelles. "J'ai rêvé que je sortais avec un garçon et que je me faisais gronder par maman", dit la jeune fille de quinze ans qui n'a jamais eu d'amies, provoquant une réaction défensive immédiate de sa mère qui s'exclame : "Je voudrais bien que tu aies des amis, mais il n'y a quand même pas que le sexe dans la vie !". Les enfants en bas âge sont souvent les catalyseurs de l'évolution, proférant tout à coup, au grand dam de leurs parents qui s'efforcent de ne pas leur porter attention, des paroles parfois crues, violentes, hors de propos, qui exposent au grand jour les pulsions archaïques qui agitent la famille. "Ce matin j'ai vu dans la rue deux chiens qui sont restés collés", s'exclame un petit de quatre ans, à la surprise gênée d'une famille où toute mention de la sexualité est taboue.
L'expression de différences entre les membres de la famille, affirmée ou rêvée (rêves de Belle au Bois Dormant, de grillages, de passages d'une frontière), la disparition ou l'atténuation des symptômes pathologiques, fournissent aux analystes l'indication que la thérapie touche à sa fin. Les famille en prennent elles-mêmes l'initiative, en reconnaissant que tout n'est pas réglé mais qu'elles se sentent désormais la force de faire face seules à leurs problèmes.

Le franchissement de ces étapes successives, dont certaines peuvent se chevaucher, s'intervertir ou manquer totalement, offre à la famille le moyen de sortir de sa cristallisation, les outils du changement. Enrichie de son côté par la pratique, la thérapie familiale analytique permet de dégager une idée de comment fonctionne une famille.
C'est là en effet que se rejoignent les idées sur le groupe et celles concernant la relation mère-nourrisson. Une famille est un groupe, auquel s'appliquent toutes les théories groupales. Mais c'est un groupe bien particulier, où les membres ne sont pas égaux en développement, en rôles et en fonctions, et que relient des liens affectifs profonds, trouvant leur origine pour les enfants dans la symbiose vécue avec leur mère commune et pour les parents dans les réminiscences inconscientes des symbioses avec leurs mères respectives, source souvent très directe de leur amour réciproque. Source également, dans de nombreux cas, de l'amour peu gratuit que certains portent à leurs enfants, entaché de projections sur ce qu'ils voudraient qu'ils soient et de désirs indus sur ce qu'ils doivent devenir.
L'appareil psychique familial ne se fabrique donc pas simplement à partir d'inconscients individuels déjà formés qui se rencontrent, s'assemblent et trouvent leur équilibre dans une psyché groupale. Il plonge ses racines dans cet espace de symbiose non mentalisée, fait de psyché pure, de rêverie et de rêve, dans lequel le père joue aussi son rôle, et qui forme en quelque sorte le berceau du fonctionnement mental d'une famille, le terreau de son inconscient commun. 
La communication y est plus immédiate, souvent télépathique. Combien de parents ont-ils reçus le choc d'entendre leur enfant énoncer soudain le mot clé de leur préoccupation secrète du moment, parfois triviale, telle cette mère cherchant la purée dans le supermarché et qui s'arrête, bouche-bée, devant son fils encore bébé, assis dans le caddie et criant "maman, mouchline !" ? Combien de frères s'étonnent toujours après vingt ans de séparation en constatant que chacun sait tout ce que l'autre pense, ce qu'il va dire avant même qu'il ait commencé ? Sur quoi repose cette communication sans échange ?
De nombreux psychanalystes ont théorisé sur cet espace mental très spécifique, où la relation s'établirait sans dialogue, par communion totale. Tous en ont trouvé l'origine dans les toutes premières phases de la construction du psychisme, lorsque l'espace symbiotique mère-nourrisson tend à prolonger la vie foetale. Et tous, ou presque, en font la source, la matière même pour certains, de la psyché groupale.
Curieusement, c'est une analyste qui ne s'occupait ni de groupe ni de famille qui a donné le concept à la fois le plus simple et le plus général de cette activité psychique si particulière. 
Freud distinguait deux processus distincts du fonctionnement de la psyché : le processus primaire des rêves, fantasmes, et inspiration artistique, et le processus secondaire de la raison, du jugement et de la pensée logique. Dans La Violence de l'Interprétation (*), Piera Aulagnier proposa en 1975 un processus supplémentaire, qu'elle appela originaire, faisant référence à "cet impensable "avant" que nous avons tous partagé". Dans l'originaire, Moi et l'Autre ne sont pas séparés, "le monde est le reflet du corps". Stade de l'évolution, dans lequel le psychotique semble condamné à rester enfermé, le processus originaire reste présent en nous tous, tout le temps, collatéral aux autres processus et toujours prêt à ressurgir, "ponctuant notre propre existence", dit Aulagnier, par des expériences de fusion amoureuse ou mystique, mais aussi par des rêves, délires ou angoisses, que "le Je, ajoutait Piera Aulagnier, garde la possibilité d'oublier ou de maîtriser en les traitant comme des "corps étrangers", des "symptômes passagers", dont il imputera la cause à tel ou tel événement extérieur".
Approcherions-nous du poltergeist ? Peut-être.
Le processus originaire, par la capacité qu'il donne d'être en même temps soi et autre, nous éclaire en tout cas sur la nature des communications à l'oeuvre dans une famille. 
Le champ privilégié de cette communication et l'ingrédient principal de ce terreau inconscient sont évidemment les rêves. Les rares familles qui ont l'habitude de se les raconter le savent toutes, et il suffit aux autres d'essayer quelque temps pour en être convaincues : souvent les rêves d'une nuit se croisent ou se recoupent, formant comme un fragment de ce long discours commun dont parle Anzieu à propos des Esquimaux. 

Dans les familles, la résonance des fantasmes, fondatrice des groupes et base de l'illusion groupale, devient une véritable résonance onirique que la thérapie utilise pour éclairer la famille sur son malaise en faisant ressortir son illusion groupale particulière et les organisateurs inconscients de sa psyché. Ainsi cette mère rêve d'un "taureau noir, énorme, une splendeur, qui se met à foncer sur mon mari", faisant apparaître une imago paternelle virile. Trois séances plus tard, le fils précise le rôle que joue dans la famille cette image du père : "J'ai rêvé du taureau de maman, il était très fort. Il fonçait contre un arbre et ses cornes y restaient plantées" !
Illusion groupale, organisateurs et résonance fantasmatique, font de la famille, au niveau inconscient, un être unicellulaire, une seule cellule à plusieurs noyaux baignant dans un plasma commun de rêve et parfois de pensée, proche du liquide symbiotique dans lequel flottaient les fonction bêta du bébé et alpha de sa maman. Cette cellule n'est pas négative en elle-même, mais seulement dans la mesure où elle empêche un ou plusieurs individus de se constituer une personnalité reconnue comme telle par les autres. La phrase de Samuel Beckett, "nous naissons tous fous, et certains le demeurent", si elle est plaisante, s'avère complètement fausse : on ne naît pas fou, on le devient. Et plus que les traumatismes subis du fait de l'un ou de l'autre, c'est souvent la famille entière qui nous y conduit, lorsque la fonction alpha qui anime ce plasma est agitée d'élans morbides ou le pousse à devenir ectoplasme, digérant ou étouffant ses pensionnaires.
Les familles bien portantes, elles, s'en servent au contraire comme d'un bain de culture dans lequel chacun peut trouver amour et affection, complicité et tendresse, force pour développer à la fois le noyau de son individualité et ce sentiment d'appartenance sans lequel il est impossible de prendre son envol.
Considérant qu'amour, tendresse et bienveillance sont les recettes ultimes d'un bon fonctionnement familial et le remède à tous ses maux, la sagesse populaire ne parvient pourtant pas à comprendre pourquoi une famille où régnait l'amour devient soudain malade ou voit l'un de ses enfants "tourner mal", ni comment faire pour l'en sortir, prouvant un fois de plus que l'amour, s'il est source de vie et créateur de joie, n'apporte pas réponse à tout.
Les psychanalystes, qui nomment avec humour les individus bien portants des "névrosés normaux" et qualifient leurs mères de "suffisamment bonnes", déclarent quant à eux leur incapacité à définir ce qu'est une famille normale ou même comment elle fonctionne. 
Mais alors, quels facteurs déterminent qu'une famille deviendra bien portante ou malade, saine ou créatrice de fous, "pathogène" comme dit le vocable psy ? Où se situe la frontière ?
Elle passe par la ligne de front entre deux dispositions, contradictoires mais inhérentes à tout groupe, où l'on retrouve les grands termes de la dialectique individu-collectif ainsi que la dualité des pulsions de la psyché humaine. La première tendance pousse la famille à privilégier en quelque sorte le plasma aux dépens des noyaux, et l'individu à trouver son unité et son bien-être dans l'union collective, l'enfant à rechercher la symbiose avec des parents aussi sur-valorisés que valorisants ("imago de la bonne mère ou du père juste et sage", disent les psy). La seconde tendance conduit la famille à instituer de force l'autonomie, l'individu à nier son appartenance et sa dépendance envers la société, l'enfant à s'éloigner de parents menaçants ("imagos de la mère dévorante et du vieux tout-puissant"). 
Si elle privilégie à tout prix l'indépendance, la famille éclate ou se disloque. La communication devient dispute, puis cesse. Autonomie trop précoce et liens brisés ou distendus rendent particulièrement difficile et agressive la résolution du complexe d'Oedipe, et engendrent des enfants isolés et secrets qui chercheront ailleurs, parfois en vain, des modèles parentaux compensatoires. A l'âge adulte, ils cultiveront l'individualisme, voire une originalité factice, tout en recherchant avidement une relation amoureuse fusionnelle, qu'ils ne pourront assumer, prisonniers sans recours de la contradiction entre désir du Grand Amour et peur de se "laisser bouffer" qui caractérise tant de ruptures et tant de solitudes. Plus tard, ils délaisseront leurs parents devenus vieux ou couperont définitivement les ponts familiaux à l'occasion d'un combat d'héritage. Ils garderont pour toujours une image négative quoique très ambivalente de la famille, source d'ambigus fantasmes projetés sur celle qu'ils formeront éventuellement par la suite et sur les groupes dont ils feront partie. 
Dans ce dernier scénarion, les cas vraiment pathologiques sont rares, car l'indépendance tôt acquise forge des individus qui apprennent àcacher leur malaise sous un masque et pour qui l'insertion sociale est une question de survie, malgré les névroses dites du "mal-vivre" qui peuvent l'entraver. Pour de nombreux psychologues, l'insistance aujourd'hui fréquente avec laquelle certains parents cherchent à rendre leurs enfants rapidement autonomes, par l'imposition précoce de la continence, la mise en crêche, la sur-valorisation des contacts sociaux et des acquisitions intellectuelles, tend à indiquer que ces troubles du mal de vivre seront encore pour longtemps le sort de l'humain occidental.
La tendance inverse, favorisant l'union, se révèle une source plus fréquente de pathologies familiales. Les individualités sont niées, l'harmonie est obligatoire, les conflits refusés se projettent sur les corps ou le monde extérieur. La confusion des générations interdit toute manifestation du complexe d'Oedipe. La communication cesse avant même d'avoir commencé, faute de débat. Sans échappatoire verbale, les enfants se battent, cèdent aux pulsions incestueuses, ou font alternativement les deux. Cultivant l'illusion de son harmonie fusionnelle et de sa spécificité, la famille se veut tribu, supérieure à une société critiquée mais menaçante dont elle transgresse les interdits. Souvent choisis, par un processus éminemment paradoxal, pour la fascination qu'exerce leur indépendante différence avec le modèle familial, les éléments externes doivent s'assimiler ou sont expulsés. 
Ces deux portraits extrêmes touchent évidemment à la caricature. La plupart des familles, bien portantes ou malades, comportent en elles des aspects régulateurs de ces contradictions. 
Bien que les psychanalystes affirment que la normalité n'est ni leur champ d'action ni ... un problème, on voit pourtant se dessiner derrière leurs descriptions une conception précise de la famille saine, dans laquelle la capacité de ses membres à s'insérer socialement d'une façon harmonieuse constitue un critère important, montrant que la psychanalyse n'est sans doute pas aussi révolutionnaire et destructrice des valeurs fondamentales que ne le croient certains de ses détracteurs. Cependant, pour elle, une famille bien portante se caractérise avant tout par sa capacité à évoluer de façon dynamique entre ces deux tendances inverses. 

Equilibre fragile !, source d'éternelle ambivalence, que de nombreux facteurs pathogènes peuvent faire s'écrouler d'un côté ou de l'autre. Il faut ici se souvenir d'un élément fondamental de la psychologie : àde rares exceptions près, on ne connaît aucune cause unique à une maladie psychique donnée. La nature humaine est trop riche et complexe pour qu'une même cause produise les mêmes effets, elle résiste aux caricatures qu'en fait le dirigisme comportementaliste cherchant àsortir de son cadre socio-économique. Un autisme, par exemple, peut aussi bien provenir d'un rejet total de l'enfant que de son contraire, une assimilation trop étroite par une mère névrosée. De même, un enfant subira sans grave conséquence des pressions psychologiques qui en rendront un autre fou à vie. A un niveau plus bénin, un manque de confiance en soi peut aussi bien relever d'une autonomie imposée trop précocement que d'un couvage trop tardif. Un dysfonctionnement de la cellule familiale a mille causes et mille effets. 
La difficulté à établir des liens de causalité directs entre modes de fonctionnement des familles et pathologies ne signifie pourtant pas que chaque cas nécessite une élaboration théorique totalement nouvelle, mais plutôt que chaque famille apporte sa touche, sa coloration spécifique à un tableau dont les grandes lignes sont tracées. Les connaître mieux aiderait sans doute plus que savoir comment fonctionnent le Dow Jones et le CAC 4O ! Les caractéristiques élémentaires de la psyché humaine sont connues, de même que les organisateurs principaux des groupes. Les pathologies sont répertoriées. 
Les psychanalystes ont distingué pendant longtemps trois grands types de maladies d'origine familiale. La famille du névrosé se caractérisait par la toute puissance du père, sévère castrateur. La famille du pervers était marquée par une complicité maladive, voire incestueuse, entre mère et fils aîné, expulsant un père disqualifié. Dans la famille psychotique, tout le monde était sans pouvoir, la notion même de pouvoir faisant défaut, c'était le règne de la confusion. Mais cette cartographie représentait plus une tentative d'appliquer à la famille les connaissances issues de la psychanalyse individuelle qu'une réelle prise en compte des dimensions collectives de la psyché familiale. Elle ignorait le fonctionnement groupal, l'importance de l'inconscient commun, les sources spécifiques à celui-ci que sont l'espace de symbiose et la structure du Moi-peau. Depuis l'arrivée de la TFA, la psychanalyse affirme de plus en plus que la famille est bel et bien une entité autonome, dotée d'un psychisme, d'un corps, d'une peau, et que toutes ses caractéristiques en font un véritable être vivant.
Du coup, une TFA n'est vraiment efficace que si la famille entière souffre de l'état maladif de l'un ou plusieurs de ses membres, montrant par cette souffrance éventuellement cachée sous le masque protecteur de l'agressivité ou de la pudeur sociale, qu'elle ressent inconsciemment cet état comme le signe d'un trouble plus profond, et commun. 

Les pathologies à proprement parler familiales sont justement celles sur lesquelles la thérapie individuelle se révèle souvent sans effet : certaines psychoses, les maladies psychosomatiques et l'anorexie mentale, pathologies touchant aux aspects les plus corporels et primitifs de la psyché. 
Les troubles psychosomatiques tels que l'asthme, l'eczéma, le psoriasis, l'épilepsie, dénotent un défaut de l'intégration de la psyché dans le corps. Les familles psychosomatiques montrent souvent une contradiction dans leur discours à ce sujet. Elles tendent à affirmer l'importance des activités physiques ou de l'harmonie avec la nature, facteurs normalement différenciateurs, mais entretiennent dans le même temps une communication inconsciente qui privilégie le contact et renforce l'illusion d'un Moi-peau toujours présent et étendu à toute la famille. Là où une famille normale dirait "nous faisons beaucoup de gymnastique", la famille psychosomatique dira "dans notre famille nous cultivons beaucoup notre corps".
Les maladies psychosomatiques montrent de façon dramatique les dimensions physiques et collectives que peut atteindre l'empathie naturelle inconsciente régnant dans une famille : plusieurs membres développent des symptômes, semblables ou différents, ou en changent, se les transmettent, sans qu'une explication génétique ait encore été apportée. De même, l'anorexie touche souvent des soeurs l'une après l'autre lorsqu'elles atteignent un âge donné. 

En expliquant ces troubles, qu'elle prétend être seule à pouvoir supprimer de façon durable, la psychanalyse familiale semble inviter à les rapprocher du cas de la famille Lemerle, avec son poltergeist ressurgissant au moment où la jeune fille atteignait l'âge qu'avait son frère à l'époque des premiers bruits, âge où justement l'adolescent tend à revendiquer son autonomie. Serait-ce le signe qu'en plus d'être commun, l'appareil psychique familial vit à son propre rythme, et que la formidable énergie qu'il contient recèle des possibilités encore inconnues ? Les rêves qui l'agitent pourraient-ils soulever des pierres ?
Les familles du début de cette enquête feraient-elles des cauchemars, d'une violence extrême, qui distendraient l'enveloppe psychique familiale au point de lui faire englober la maison toute entière, puis de faire exploser l'enveloppe sur les murs, en un tonitruant vacarme ? 
Si l'on accepte l'idée que les potentialités de la psyché humaine sont loin d'être toutes répertoriées, les conceptions de la psychanalyse familiale semblent bien pencher dans le sens de cette hypothèse. Elles nous apportent en tout cas une vision plus élargie et plus profonde du mystérieux phénomène familial, de son organisation interne et inconsciente, et de l'énergie qui l'anime. 
Si la pensée systémiste nous "parle", intuitivement les idées de la TFA, plus brumeuses, moins mathématiques, nous touchent. Est-ce parce qu'il y est question de contact, de symbiose, de peau, de substrat archaïque ?
En nous montrant sa capacité à soigner les familles grâce à cette alchimie de la prise de conscience que permet le langage, la thérapie familiale nous offre l'espoir de les voir devenir un jour de chaleureuses pépinières d'humains responsables, autonomes tout en étant conscients des liens qui les relient. 

             Extrait de Lorsque la Maison crie, phénomènes paranormaux et thérapie familiale, Robert Laffont, Paris, 1994

 

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