En.marge                            "Le secret est indispensable et l’illusion, vitale"

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Entretien avec Pierre Lévy-Soussan, psychiatre et psychanalyste, auteur d’Eloge du Secret (éd. Hachette Littérature, 2006)

En.marge : Pourquoi, à l’heure de la transparence, promouvoir le secret ?
Pierre Lévy-Soussan : Cet éloge est parti d’une réflexion sur mon expérience clinique quotidienne, qui m’a permis de constater les résultats dévastateurs, aussi bien auprès des enfants que des adultes, de cette obligation de tout dire qui a saisi notre société. Pour comprendre, il faut remonter un peu dans le temps. Je crois en effet qu’à une certaine époque, il était justifié d’insister sur les ravages du non-dit : les gens s’enfermaient dans des conflits psychiques non élaborés, dont ils ne parlaient pas, car consulter un psy n’était pas dans les meurs, ça ne se « faisait » pas. L’avantage de la psychanalyse – voire d’autres thérapies – a été de permettre à tous de bénéficier d’un lieu où parler pouvait apporter un mieux-être. Mais ensuite, les choses sont allées trop loin : dans les années 1970, on a assisté à l’émergence d’un courant de pensée psychologisante qui assimilait systématiquement le secret à quelque chose de négatif pour la personne ou pour son entourage. Il fallait donc tout dire, au risque de voir le secret vous empoisonner… ou resurgir quelques générations plus tard – une bêtise, à mon avis ! Du coup, on a oublié les travaux de la psychanalyse sur les vertus du secret, et surtout, les gens ont cessé de penser la limite entre l’intime et le partageable. Nous en mesurons aujourd’hui les effets pathologiques.
En.marge : Par exemple ? 
Pierre Lévy-Soussan : Par exemple, on a entretenu l’idée qu’en cas de séropositivité, il fallait absolument en parler à l’entourage, familial ou professionnel, sinon la souffrance personnelle serait intolérable. Ainsi, énormément de séropositifs n’ont pas respecté le rythme de ce qu’ils traversaient, et se sont mis à en parler alors qu’ils n’y étaient pas prêts, sans avoir réfléchi à ce qu’ils attendaient, eux-mêmes, de cet aveu. Ils se sont retrouvé prisonniers d’une image, transformés d’individu lambda en symptôme : « Je suis séropositif, aux yeux des autres ». Cette nouvelle identité en a pris beaucoup à revers. Je cite également, dans le livre, le cas d’une personne qui, après avoir écrit une autobiographie où elle livrait ses secrets les plus intimes, n’a pas supporté de les voir affichés et s’est suicidée peu après. 
Certes, ce sont là des cas extrêmes, où le désir de transparence se retourne contre celui qui parle. Mais tout dire peut aussi être néfaste pour l’entourage – surtout s’il s’agit d’enfants. Quand un parent commence à tout raconter à un enfant, sur sa vie intérieure, sur l’intimité du couple, il l’accapare avec des problèmes qui ne sont pas les siens. L’enfant se retrouve, surtout s’il y a tension ou conflit conjugal, littéralement « sidéré » par des émotions aussi violentes qu’étrangères, car totalement décalées par rapport à son âge. Il en résulte, pour beaucoup, ce qu’on appelle l’hypermaturité : l’enfant se comporte comme s’il était bien plus âgé qu’il ne l’est, il fonctionne avec une logique d’adulte, car il a été privé de sa propre enfance, de sa capacité à s’illusionner, à transformer la réalité en quelque chose de supportable. Or c’est justement çà, le rôle de parent : être un filtre qui donne du sens à la réalité, qui transforme les émotions brutes en émotions assimilables par l’enfant, en séparant ce qui peut être dit et ce qui doit rester intime. Le secret, ici, sert à préserver la capacité de l’enfant à s’illusionner.
En.marge : Secret et illusion auraient donc une vertu formatrice ?
Pierre Lévy-Soussan : Bien sûr, et à tout âge ! Au départ, le bébé n’a pas conscience de son environnement, il a l’impression d’être le sujet de tout ce qui lui arrive. Comme disait Winnicott, tout bébé crée le monde qui lui préexiste. Cette illusion n’est possible qu’à une condition : l’environnement doit être « suffisamment bon » pour fournir au bébé ce dont il a besoin, à peu près quand il en a besoin, tout en restant, au début, invisible pour lui. Il faut que le secret de la réalité du monde soit bien gardé. Tel est le premier secret de la vie de l’enfant, partagé par la mère ou son substitut. L’enfant y gagne la conviction que ses angoisses et ses craintes, nées de la douleur que provoque la faim, peuvent être transformées en expériences plaisantes et positives. 
Evidemment, dans un second temps, le sentiment de toute puissance est battu en brèche par le fait que, finalement, tout n’est pas si génial que ça : il y a un délai entre désir et satisfaction. Cette déception, peu à peu, fait apparaître le monde comme quelque chose de différent de l’enfant. Il va alors découvrir comment, à partir de ce qu’il peut faire et exprimer, il peut utiliser cette réalité : il apprend qu’en criant, en attendant un peu, le biberon arrive. Il découvre aussi que pour combler l’attente, il peut imaginer ce qui lui fait défaut et en tirer une satisfaction psychique. Ce gain d’indépendance par rapport à l’environnement est vital pour son psychisme. Sa pensée s’enrichit de tout ce qu’il perçoit désormais comme séparé de lui – l’une des étymologies latines de « secret » est secernere, qui signifie « séparer ». C’est le second secret de la vie du bébé : lui et le monde sont des choses séparées, mais il peut agir pour le transformer et en tirer un bénéfice. 
En grandissant, l’enfant comprend combien le langage va lui permettre de continuer à jouer avec sa pensée pour supporter et découvrir le monde. Histoires, fictions et jeux stimulent son imagination. Il acquiert une indépendance croissante vis à vis d’autrui. Ainsi, s’il croit d’abord que ses parents savent tout de ses pensées, cela ne dure qu’un temps ! Selon Freud, le premier mensonge est le premier secret de l’enfant. Il témoigne de sa capacité à s’individualiser, à se séparer de la pensée parentale en créant des pensées qu’il est seul à connaître. C’est l’une des premières fonctions du secret : une protection qui favorise la construction du Soi, à l’abri des regards, et une jouissance qu’éprouve l’enfant à manipuler sa propre pensée.
En.marge : Et tout ceci suppose qu’il puisse se construire un monde d’illusion ?
Pierre Lévy-Soussan : Non pas au sens de leurre, mais au sens d’illusion positive, créatrice. Personne ne vit dans la réalité brute : chacun transforme le monde pour se le rendre supportable, et cette illusion existe en chacun et est toujours à l’œuvre. Quand on tombe amoureux, par exemple, il y a toujours un mécanisme d’illusion qui fait que l’on transforme l’autre, avec ses gros défauts, en quelque chose qui nous est agréable. Ce ne sont pas des mensonges, mais une vérité psychique que l’on se donne parce qu’elle est importante pour nous. 
Pour un enfant, cette illusion est vitale. En cas de carence affective, par exemple, le bébé devra anticiper et prévoir, beaucoup trop tôt, les variations du milieu extérieur. Entraîné à ne regarder le monde que pour le prévoir, il ne pourra le vivre, plus tard, que comme une menace. Même chose pour l’enfant saturé par des confidences parentales : il va commencer par perdre ses illusions sur ses parents, puis sur le monde, puis sur lui-même, concluant finalement que rien de bon ne peut lui arriver. Perdre de force ses illusions est une des pires choses qui puissent arriver à un enfant. 
En.marge : Mais ne nous a-t-on pas beaucoup conseillé, au contraire, de former des générations plus réalistes, mieux informées de la réalité ?
Pierre Lévy-Soussan : Faut-il pour autant considérer les enfants comme des adultes ? La phrase de Françoise Dolto – « L’enfant est un être de langage » – a été mal comprise. Elle signifie qu’il faut parler aux enfants, non pas qu’il faille tout leur dire. L’enfant n’est pas l’ami de ses parents. Il n’est pas un petit adulte. Ses parents doivent avoir leurs secrets, et lui les siens. Attention, je ne défends évidemment pas qu’il faille pratiquer le « rien dire » ! Mais il faut toujours penser la limite entre l’intime et le partageable. Cette réflexion sur l’intime permet d’accroître la pensée sur soi-même, sur le rôle que l’on joue et les conflits que l’on traverse. Elle conduit, ainsi, à remplir pleinement ce rôle et à faire face à ces conflits. Elle constitue, en outre, un excellent remède contre les secrets négatifs.
En.marge : Il existe donc bien des secrets négatifs ? 
Pierre Lévy-Soussan : Ce sont, pour moi, autant d’échecs du secret : un secret devient pathologique quand il recouvre quelque chose – un conflit, par exemple – que la personne, face à face avec elle-même, se refuse à aborder. Alors que, si elle l’aborde, elle peut très bien décider de le garder pour elle, ce sera un choix réfléchi, assumé, et son secret n’aura rien de négatif. Il n’y a donc pas d’exemple type du bon ou du mauvais secret. Le bon secret est le secret qui permet à la personne de bien vivre, de transformer une réalité en une autre, différente mais supportable car faisant sens pour le psychisme; le mauvais secret est celui qui l’en empêche. J’ai ainsi rencontré, au cours de ma pratique, énormément de gens qui avaient vécu un événement traumatisant, et qui en avaient fait quelque chose de supportable pour eux-mêmes. Ils avaient gardé leur secret pour eux mais, loin du secret de plomb, ce corps étranger qui pèse, leur secret était un secret de plume, sans conséquence pour eux ni pour l’entourage.
En.marge : Comment distinguer un secret qu’il faut taire d’un secret qu’il faut dire ?
Pierre Lévy-Soussan : Cela demande un effort permanent pour savoir quel sens on donne aux choses et aux événements. Mon éloge du silence est une invitation au colloque de soi à soi. Le dialogue intérieur permet, déjà, de se restaurer comme sujet par rapport à soi-même. Il nous évite d’être aspiré par l’extérieur comme si, dès qu’on pensait quelque chose, il fallait immédiatement le faire savoir. L’identité et l’équilibre d’un être passent d’abord par ce qu’il se dit à lui-même, avant de passer par ce dont il parle. S’il se parle à lui-même, il tombera moins facilement dans le piège de parler pour parler ou de tout dire à n’importe qui, en croyant qu’il suffit, comme dans un talk-show à la télé, de parler pour aller mieux. Une parole, en soi, n’est pas thérapeutique. La révélation d’un secret doit donc être soumise à la question du pourquoi. Il faut se la poser pour soi-même : quelle est la fonction de ce secret, qu’attend-on du fait d’en parler ? Il faut aussi se la poser vis à vis de l’autre, surtout quand il s’agit d’un enfant : qu’est-il prêt à entendre et comprendre, que va-t-on changer en parlant ?
En.marge : Est-ce la raison de votre réticence face aux recherches de parentalité en cas d’adoption ou, plus encore, de don de sperme ou d’ovocytes ?
Pierre Lévy-Soussan : L’adoption est un bon exemple de ce que je veux dire à propos du secret. Là encore, je ne suis pas favorable au « rien dire » cultivé par les familles dans le passé. Car parfois cela se passait bien, mais souvent, l’enfant l’apprenait par un tiers, dans des circonstances qui le bouleversaient. Il faut donc, bien entendu, révéler à un enfant qu’il a été adopté, en choisissant le moment opportun – quand on juge qu’il est prêt à intégrer cette découverte. Mais cela n’implique pas qu’il faille, dès que l’enfant pose des questions sur son histoire, lui dire : « Nous ne sommes pas tes parents, tes parents sont à tel endroit, si tu veux les voir on va t’accompagner. » Car en faisant cela, on lui assène une réalité brute qu’il ne pourra pas digérer, et on survalorise la filiation biologique au détriment de la filiation psychique. Or une famille, ce n’est pas du biologique, c’est avant tout psychique, ancré dans un désir parental. 
En.marge : Un éloge du secret et de l’illusion, pour un psy, c’est plutôt paradoxal. De quel secret caché vous vient cet intérêt ?
Pierre Lévy-Soussan : L’invitation à la parole est toujours paradoxale : on sait très bien que la personne ne peut pas tout dire et que l’important n’est pas sa parole ou son silence, mais leurs effets. Quant à mon intérêt pour le secret, peut-être me vient-il d’un intérêt précoce pour la prestidigitation et la magie : aussi me permettrez-vous de garder mes secrets !

                                                                                     Un article pour Nouvelles Clés

 

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