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En.marge : Parlant de la tendresse comme d'un "art de la reconnaissance de l'autre", vous citez la réflexion d'Emmanuel Lévinas selon laquelle l'autre nous
apparaît d'abord comme un visage. C'est une phrase qui parle, mais lui, que veut-il dire?
Daniel Ramirez : S'il existe mille façons d'entrer en rapport avec l'autre – on peut l'utiliser, le manipuler, l'intimider, le séduire, l'aimer ou le combattre –, pour Lévinas l'essentiel de la relation se joue dans l'étrangeté, le non-rapport. Son principal livre, Totalité et Infini, a pour sous-titre Essai sur l'extériorité. Quand l'autre "m'apparaît" – entre en relation avec moi – il m'apparaît d'abord en tant que visage, et ce visage est celui de l'étrangeté. Il faut donc reconnaître l'autre comme un être n'étant pas en rapport avec moi. C'est ça, le "visage" : non pas une métaphore pour parler d'autre chose, mais une image pour nous montrer ce qu'il y a d'insaisissable dans l'autre.
En.marge : On croit connaître l'autre mais il échappera toujours ?
Daniel Ramirez : Si je suis bon dessinateur, je peux en faire le portrait, mais je ne ferai jamais le portrait de la personne. De cette personne, je peux connaître l'accent, la voix, la façon de marcher, les traits de caractère ou même la personnalité, si je la fréquente beaucoup. Mais elle n'est ni ses traits de caractère ni son aspect physique, étant tout cela ensemble plus tout autre chose que je ne connaîtrai jamais. On pourrait jouer sur
l'ambiguïté du mot : il y a une personne, il n'y a personne. Ou sur le masque antique, persona en latin, qui amplifiait la voix du comédien. Cette partie que je ne pourrai jamais connaître, dit Lévinas, est infinie, insaisissable, incompréhensible. Ce n'est pas une petite partie de l'être, mais son centre même.
Voilà une idée qui peut paraître brutale pour les sciences psychologiques dont le propos est la connaissance de l'être, mais elle permet de changer radicalement notre pensée de la relation à l'autre, partagée entre la lutte ou l'amour selon deux traditions philosophiques connues. D'un côté, la dialectique maître-esclave de Hegel et son
corollaire sartrien : le regard de l'autre me "chosifie", d'où "l'enfer, c'est les autres" de Huis Clos. Autre possibilité : "l'homme appelé à être ami de l'homme" d'Aristote, Spinoza ou Montaigne. Lévinas vient dire que ce n'est ni la guerre ni l'amour car autrui est d'abord cette étrangeté, cet infini inconnaissable. Et quel est l'interdit ? La violence. Lévinas fonde sur cet interdit une éthique de l'arrêt, de la non-action, de l'extériorité, de la "non-reconnaissance" pourrait-on dire - mais elle est précisément l'inverse par son aspect presque christique. Quand l'autre m'apparaît en tant que visage, il me présente la partie de lui qui est toujours nue, exposée dans toutes les cultures sauf les plus récalcitrantes. Il me révèle ainsi sa fragilité. Etrangeté et fragilité : je dirais que pour Lévinas c'est une révélation de l'ordre de l'épiphanie, non pas une expérience religieuse mais une expérience de la transcendance – de l'autre. Loin de l'égalité d'un face à face, cette transcendance crée une dissymétrie, une inégalité totale, dont découle une folle exigence : lorsque quelque chose se passe entre l'autre et moi, c'est moi qui suis responsable. Y compris s'il fait des bêtises, car d'une certaine façon j'ai pu les inspirer, les permettre, les susciter ou les stimuler.
En.marge : Disculper systématiquement l'autre, n'est-ce pas le "chosifier" aussi ?
Daniel Ramirez : Il n'y a pas disculpation mais substitution. Moi, je n'ai pas accès à sa responsabilité, seulement à la mienne. Je ne sais pas ce que cherche l'autre, ni même ce qu'il prétend. Je peux savoir une chose : je cherche à éviter le mal. Ma seule possibilité, si je veux être certain d'avoir un comportement éthique, est de postuler que ma responsabilité couvre celle de l'autre, comme un père répond pour ses enfants. Sinon, il y aura négociation, contractualisme, pour établir une justice. Or non seulement aucun contrat ne peut épuiser les possibilités d'une relation, mais surtout, le rapport à l'autre précède la justice, qui vient seulement le compléter, comme un troisième tiers qui apparaît pour tempérer cette dissymétrie fondamentale. Lévinas est ainsi à l'opposé de Kant, pour qui la morale consiste à se soumettre au devoir et à la loi parce que nous sommes des êtres un peu asociaux, limités dans notre capacité d'ouverture à l'autre. Certes, en politique par exemple, on n'a pas trouvé mieux que d'établir le contrat le plus juste et ouvert possible pour que l'équité règne. Mais dans l'absolu, l'individu ne peut pas être certain d'être juste. C'est pourquoi, pour Lévinas, l'éthique précède la loi, tout comme le rapport à l'autre précède la justice : on est moral quand on assume d'emblée cette responsabilité dissymétrique. Aussi profonde que puisse être ma connaissance d'un être, une grande part reste inaccessible et le sera toujours. Cette révélation m'interdit le meurtre. Evidemment, il n'y a pas que cela pour l'interdire, il y a aussi les lois, les scrupules, l'interdit, la peur, etc., mais pour Lévinas, ce n'est pas l'éthique. L'éthique, c'est une exigence extrême qui oblige à se demander sans cesse, et plusieurs échanges à l'avance, si l'on ne fait pas violence à l'autre en supposant qu'il suppose que l'on suppose qu'il pense que… Une stratégie de joueur d'échecs, mais visant l'inverse du mat ! Evidemment, ce n'est possible que chez des êtres libres, pour lesquels la vie ne se résume pas à une lutte, ni la relation à une dialectique maître-esclave.
En.marge : Voir d'abord le mystère dans le visage de l'autre n'empêche pas la tendresse, ajouteriez-vous ?
Daniel Ramirez : La tendresse console du fait qu'autrui, en face de moi, est un infini inabordable et incompréhensible. C'est ce moment où l'autre, cet inconnaissable, est en rapport avec moi à travers une petite partie de lui, qui est surface et limite : le moi-peau, ce que je peux toucher, regarder, sans vouloir l'appréhender, l'emprisonner, l'utiliser, le cataloguer ni prendre le dessus. Un moment privilégié du rapport à l'autre, éphémère et rare ! Un moment particulier même dans l'amour : loin de l'orgasme, on est de nouveau dans le Toi et Moi, la reconnaissance de l'autre dans ses limites. Le sentiment et une culture de la tendresse seraient une parade non-violente à de nombreux problèmes relationnels – jusqu'à la pédophilie – puisqu'on peut définir la tendresse comme la reconnaissance de la limite de surface et le non-désir d'aller au-delà. Elle compenserait également notre culture du jeunisme, notre insensibilité esthétique pour tout ce qui n'est pas jeune, notre idéalisation de la beauté du visage, visage esthétisant et stéréotypé qui voudrait nier le temps. Il y a d'ailleurs chez Lévinas des phrases émouvantes sur la peau ridée, marque de la fragilité de l'être, trace de l'histoire et des événements qui ont façonné l'individu et l'ont rendu riche et complexe. Un visage ridé ne prétend pas avoir dominé le temps, il dit qu'il était vulnérable. C'est une vision qui s'éloigne de l'idéal contemporain, la simplicité et la transparence, le visage lisse et univoque des leaders politiques passés par une école de communication qui se veulent "d'une seule pièce" : sourire lumineux, complètement franc, direct. Pourquoi le sourire ne peut-il pas être légèrement crispé ou amer ? Pourquoi le regard ne serait-il pas désenchanté ou triste ? Pourquoi avoir peur de la complexité au point de vouloir porter un masque ? Il faudrait développer une éthique de la complexité, une expression qui accepterait l'ambiguïté, la contradiction, la confusion, l'obscurité.
En.marge : On parle pourtant de lire dans un visage comme dans un livre ouvert ?
Daniel Ramirez : C'est une blague, une tromperie ! Le visage de l'autre m'est aussi ouvert que fermé, comme l'illustre ce personnage sculpté au centre du portail de Notre Dame de Paris, qui tient en main deux livres, l'un fermé et l'autre ouvert. Il nous invite à passer de l'un à l'autre, à monter les marches de la connaissance. Mais la vie (la relation) prend place dans cette ascension et non dans son aboutissement. Le visage reflète les émotions, on croit y lire des états d'âme. En fait son expression montre en même temps qu'elle cache, comme le savent comédiens et peintres. Il est aussi faux de croire connaître l'autre que de prétendre se connaître soi-même, tout au moins parfaitement. Si nous n'étions pas étranger à nous-même, nous n'aurions pas besoin de faire tout ce cheminement ("Connais-toi toi-même"), nous aurions cette identité transparente que Sartre appelait "l'être pour soi en soi" : une conscience de soi aussi massive qu'une chose, une pierre. L'humain n'est pas ainsi, il a en lui un hiatus, une zone de perte de soi. Aussi clair soit-il, son parcours frôle toujours un abîme. Certes, la transparence peut être nécessaire, par exemple dans une thérapie : "Je ne cache rien, je montre tout, je donne tout". Encore faut-il avoir accès à ce tout et à ses ombres ! Et donc aux mystères de la mémoire. Bergson disait que nous ne sommes que de la mémoire, l'âme est mémoire car c'est là où elle participe de la durée, c'est-à-dire de la partie vivante de l'univers, ce qui bouge, ce qui est en mouvement – le reste constituant la chose, le mécanique, tout ce que nous pouvons maîtriser par la technique. Or la continuité temporelle à laquelle la conscience a accès est un mystère – on ne sait pas pourquoi on se souvient de certaines choses et d'autres non. Certains événements nous semblent coupés de la continuité de notre vie et de notre conscience, comme s'ils avaient été vécus par une autre personne ou "dans une autre vie", comme on dit. De la subjectivité d'alors, quelle part arrive jusqu'à la subjectivité d'aujourd'hui ? Nous ne sommes peut-être pas le même toute une vie. Tout comme l'autre reste en grande partie mystérieux et changeant. Une chose pourtant se continue : le sujet.
En.marge : Comme le visage, qui change tout en restant le même ?
Daniel Ramirez : La voix change sans doute moins que le visage, car dans celui du vieillard, il est souvent difficile de reconnaître l'enfant ! Le visage se creuse, le temps
l'abîme, et en même temps on sait bien que la personne, à l'intérieur, dans son être profond, n'est pas atteinte. Mais il y a aussi cette expérience troublante : le retour d'un ancêtre ou d'un parent sur notre visage quand nous atteignons l'âge qu'il avait quand nous étions enfant.. Elle montre que nous ne sommes pas absolument nous-même.
En.marge : Un héritage que montre aussi, de manière clignotante, le défilement de son arbre généalogique sur le visage d'un enfant ?
Daniel Ramirez : Oui. Mais en fait, rien ne "défile" du tout. L'enfant est une réalité si transparente et en même temps si opaque, surtout avant d'accéder au langage, qu'il fait un écran sur lequel nous projetons nos propres images. Voir le "portrait craché" du grand père sur le visage de l'enfant, c'est une violence ! L'enfant n'est pas atteint, mais sans le savoir nous l'aliénons de son unicité totale et le faisons entrer de force dans une généalogie qui nous intéresse surtout nous. Certes, c'est pour la bonne cause, nous cherchons à lui donner des racines, à l'inscrire dans la continuité des liens, à lui éviter d'être "jeté dans le monde" comme disent les Existentialistes. Mais il faut savoir que, aussi importante et éclairante soit-elle, cette quête des origines constitue un acte éminemment anti-moderne. Chercher à expliquer ou cautionner des comportements actuels par la psychogénéalogie ou l'arbre généalogique va à l'encontre de l'attachement contemporain pour l'individu et la liberté; à l'encontre du projet démocratique qui doit considérer chaque citoyen comme isolé, coupé, "libre", faute de quoi un retour aux privilèges pourrait se justifier. Ou le communautarisme étroit : on est ainsi parce qu'on est de tel endroit, de telle culture ou lignée. Nous sommes pris entre deux illusions : celle de faire parler nos origines à notre place, ou à l'inverse celle de penser que nous parlons seulement de - et par - notre place. Je ne suis pas mon papa, ma culture, ma religion ou ma langue; et autrui non plus. Cette revendication fonde notre société, elle permet à chacun de construire sa vie, de choisir ses propres valeurs et de vivre en paix avec des gens qui ne les partagent pas. Et en même temps, comment faire pour qu'elle ne conduise pas à la solitude et au déracinement ? Comment faire pour appartenir, tout en étant toujours soi-même ? Il y a là une difficulté à résoudre, entre déterminisme et angoisse de la liberté.
En.marge : Là encore, le visage aide à reconnaître l'autre comme un individu. On le ressent particulièrement, par exemple, quand on est plongé pour la première fois au sein d'un peuple d'une autre race : soudain, nous apparaissent comme des êtres bien distincts, tous différents, des visages que nous croyions auparavant "tous pareils" ou presque.
Daniel Ramirez : Cela montre jusqu'à quel point la méconnaissance de l'autre détermine notre perception : nos yeux ne sont pas capables de voir l'individu derrière la communauté. Nous percevons le Noir en tant que Noir, le Chinois en tant que Chinois, et vice-versa – voir le stéréotype du visage occidental dans les dessins animés japonais. Cette méconnaissance n'est qu'une ignorance mais si la peur, le mépris ou la haine s'y ajoutent, elle devient du racisme. L'autre danger, c'est l'indifférence : aujourd'hui, le visage étranger est à côté de nous, tout le monde coexiste, est-ce pour autant un mélange ? Il faut savoir comment fonctionne notre monde et où il se divise. C'est évidemment une affaire de liberté : si j'enferme l'autre dans son groupe d'appartenance, je le prive de son individualité. Au lieu de voir un visage singulier comme le propose Lévinas – c'est-à-dire un infini de par lui-même – je vois une communauté, une pluralité qui le définit et l'enferme. Mais c'est aussi une question de responsabilité : si j'estime agir de telle façon parce que j'ai telle origine, mon individualité perd quelque chose au lieu d'y gagner. Ce sont les défis de l'homme actuel : jusqu'où devons-nous être vraiment nous-mêmes, et jusqu'où devons-nous laisser apparaître, à nous-mêmes ou aux autres, notre généalogie et notre histoire ? L'étrangeté existe au sein de l'être, entre individus, mais aussi entre cultures, et beaucoup de rapports donnent raison à Hegel et à Sartre : la connaissance de l'autre sert au rapport de force, à la manipulation ou à la séduction. D'où la nécessité de cette éthique de la reconnaissance à tous niveaux : quelque chose nous échappe dans les autres cultures, on ne peut les réduire à un minimum commun, et pourtant il faut s'efforcer de trouver ce minimum commun, car nous avons besoin que certaines valeurs soient universelles.
En.marge : Jean Jaurès disait qu'un peu de nationalisme éloigne de l'internationalisme et que beaucoup, au contraire, vous y pousse. Ne peut-on imaginer aussi ce que Jacques Attali appelle une "identité curieuse", une appartenance non-enfermante qui permet d'être sur les deux plans à la fois ?
Daniel Ramirez : J'ajouterai à cette identité curieuse le souci de développer une "identité critique", capable d'adopter les aspects positifs de sa culture mais également d'en identifier les vices, les tares, les empêchements. Par quelle magie prendrai-je de l'Amérindien son respect de la nature et son idéalisation de la force du vent, et ne prendrai-je pas son côté borné, violent et indifférent à l'étranger ? Comment glorifier ses origines latines sans parler du machisme ? Une identité critique, communautaire mais critique, peut enrichir un sentiment d'appartenance universaliste choisie. Mais il y a un problème : l'identité communautaire a tendance à ne pas être critique. Personnellement, je penche donc pour un déracinement assumé : ni oubli ni déni des origines, mais déracinement conscient. L'homme est mûr et libre quand il choisit son déracinement.
En.marge : Dans cette optique de responsabilité, ne peut-on pas considérer que chacun est l'artiste, plus ou moins volontaire et doué, de son visage, de son "masque" ?
Daniel Ramirez : Tout à fait d'accord, mais à condition de le faire vraiment comme un artiste, c'est-à-dire avec amour, patience et dédication. Dans notre société principalement préoccupée par la jeunesse ou la vieillesse, on ne s'intéresse pas assez à la maturité, qui devrait être de plus en plus longue et riche. Le retraité est renvoyé au monde des vieillards, et l'actif doit absolument rester jeune. Où est la maturation, le temps pour approfondir et optimiser ? Alors, oui, nous façonnons notre visage, notre corps. Tout en sachant que nos gènes nous précèdent et en partie nous font; nos mouvements, nos regards, notre expression sont entièrement entre nos mains. Mais certainement pas comme une pâte à modeler, ou quelque glaise dans la main du sculpteur ! Ce n'est pas cela, la "culture de soi" dont parlent les philosophes. On ne peut pas agir en visant la culture de soi, c'est elle qui résulte d'une vie conduite philosophiquement, dans laquelle on essaye de comprendre le monde, d'agir consciemment et responsablement, avec des ouvertures et des prises de risque, des défis acceptés sans crainte, sans être timoré ni se réfugier derrière des alibis sociaux, communautaires, religieux ou familiaux. Certes, les philosophes savaient cela aussi, l'homme a sans cesse besoin d'être reconstruit, réparé. Et j'irai jusqu'à dire qu'aucun argument ne s'oppose à la chirurgie esthétique, par exemple : aucune réparation n'est à dédaigner si l'individu vise cet idéal de soi, cette vie éthique. Le vigneron intervient sur son vin, il ne le laisse pas vieillir sans soin. Cependant, qui sait ce qu'est l'essence d'un visage, cette essence à laquelle il ne faudrait surtout pas porter atteinte, au rsique d'une amère déception ? Comparaison n'est pas raison : s'il faut s'efforcer de vieillir comme le meilleur cru, il ne faut pas oublier que dans la vie, nous sommes à la fois le vin et notre propre vigneron !
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