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Margino blog
Vies en marge
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Flair
d'éditrice ou choix personnel plus fort que la raison ?Depuis 1996, José
Corti, prestigieuse maison d'édition du Quartier Latin connue pour la
qualité de ses textes et le talent de ses auteurs (tel Julien Gracq), a
lancé une collection faisant une large place au conte. Mieux encore : sa
codirectrice, Fabienne Raphoz, s'implique en présentant elle-même Des
belles et des bêtes, une anthologie de contes sur les fiancés
animaux. En.marge : D'où vient votre engouement pour les contes ? Fabienne Raphoz : Comme tout enfant j'ai beaucoup rêvé – la Bretagne s'y prêtait – mais c'est à l'université que j'ai découvert le conte, quand je me suis aperçue que tous ces récits venaient de la nuit des temps, traversaient toutes les cultures, et avaient inspiré nombre d'histoires ou d'anecdotes de la littérature "reconnue". Cet émerveillement a éclaté les frontières, en même temps que les idées que je pouvais avoir sur l'écriture. Grâce au conte, m'est venue une passion pour la littérature comparée, je me suis mise à voir d'un autre œil tout ce que j'aimais dans la lecture et à le rassembler. Avec cette même optique, j'ai fait ma maîtrise sur Barbe Bleue, en comparant tous les contes qui, un peu partout dans le monde, lui étaient consacrés : est-il seulement ce monstre à la Gilles de Rais que l'on connaît en France, est-ce une simple histoire de cour comme Perrault a voulu le montrer ? Pas du tout ! Il y a des tas d'histoires où il épouse trois sœurs. Trois meurtres successifs dans une même famille, voilà un microcosme qui en raconte beaucoup plus que notre version à la Landru ! Une autre question me tracassait : pourquoi Barbe Bleue est-il le seul conte qui se termine mal ? De plus, il n'est pas très évolutif : l'épouse qui réussit à se sauver (la dernière sœur dans les versions étrangères) n'apprend finalement pas grand-chose, elle n'a pu qu'entrevoir la chambre interdite. Quant à Barbe Bleue, plus criminel que héros, il défend à la femme de percer le mystère mais ne comprend lui-même rien du tout, et il est tué à la fin. C'était un peu frustrant : Marthe Robert ne disait-elle pas que la finalité d'un conte est de bien se finir ? La quête, les horreurs et les épreuves sont au rendez-vous, mais l'esprit de l'auditeur reste assez serein, il sait que tout finira bien – ce qui permet l'intégration de l'adversité et du difficile, cet épanouissement personnel inconscient qui fait partie du "travail du conte". Même des pires situations, on peut apprendre quelque chose. Or ce conte ne nous apprend rien – sinon, comme toujours, que celui qui l'emporte est le plus petit et le plus malhabile. Tout naturellement, pour le doctorat, je me suis demandée : que se passe-t-il dans ces histoires identiques, d'amour, de rencontre, où l'homme (ou la femme !) est un monstre et où, grâce à l'amour, la monstruosité est dépassée ? Après le cycle de Barbe Bleue, je me suis intéressée au cycle du fiancé animal. Surprise encore : de nombreuses versions vont bien plus loin que notre La belle et la bête, qui nous apprend, par la transformation de la bête en un prince magnifique, que l'amour est dans le regard de celui qui aime. Il y a un interdit : regarder ou dire comment la bête du jour se transforme, la nuit, en un bel homme. Evidemment, la transgression suit : elle regarde ou dévoile le secret, et l'aimé, l'amant, le mari, disparaît. La version française s'arrête là et c'est dommage, car commence alors la plus belle partie : l'aimé n'étant plus là, la femme part à sa recherche. Souvent elle chausse des souliers d'acier, toujours elle rencontre d'innombrables épreuves. Dans une version roumaine, elle doit aller voir la lune et le soleil, qui savent où est l'aimé, en dépositaires de la sagesse ancestrale. Et elle découvre enfin le royaume par delà les trois fois neuf pays, où est enfermé (ou va se remarier !) le fiancé initial. Voilà une preuve ultime de l'amour ! Tomber amoureux, faire confiance pendant la première nuit, c'est facile. Mais ensuite, une fois que le tabou a été transgressé – que le quotidien arrive –, aller chercher l'autre à l'autre bout du monde où il a disparu, c'est autre chose ! En.marge : L'amour, l'héroïne qui aime au-delà des apparences, assume la transgression et remporte toutes les épreuves : c'est cette valorisation de la femme que vous vouliez apporter avec ce livre, comme une pierre – féminine – à la grande bibliothèque du conte ? Fabienne Raphoz : Peut-être en effet est-ce une des raisons inconscientes, mais la réalité, c’est que ce doctorat, je ne l'ai jamais fini : j'ai rencontré un homme, Bertrand Fillaudeau, avec qui je me suis lancée dans l'aventure des éditions Corti. L'idée nous est rapidement venue qu'en France, le conte de fée méritait d'être réhabilité pour ce qu'il est : un immense apport à la littérature, par le biais du merveilleux. Les amoureux des livres ne lisent pas de contes, les laissent aux spécialistes ou aux enfants - en oubliant que divertir c'est aussi apprendre. J'ai voulu, au nez et à la barbe du monde littéraire mais en provenance d'une maison d'édition qui en fait partie, redonner au conte ses lettres de noblesse. J'ai donc créé une collection – Domaine Merveilleux – où il occupe une place aussi importante que les textes d'auteur. Des collectes, par exemple, mais des collectes de première main, comme celle de Kristensen, admirée par les frères Grimm. Des récits fantastiques bourrés de contes, comme ce recueil truculent d'un inconnu du XVIè siècle qui s'appelait lui-même Straparole, le "dégoiseur" qui parle mal ou trop; ou encore Le Vaisseau Fantôme, grand roman anglais du XIXè siècle, en passant par le conte primitif égyptien Les deux frères, bien connu pour être le premier conte attesté de l'histoire humaine (1500 av. J.-C.). Bref, je voulais montrer à un lecteur averti de Shakespeare qu'il pouvait retrouver là des motifs qu'il avait vus dans La Tempête, avec l'histoire de Prospero, ou dans Le songe d'une nuit d'été, ou ailleurs. Attraper le littéraire, "l'honnête homme" (ou femme !) en lui faisant lire l'arché-histoire et découvrir ce qui se passe dans l'oralité, au départ de la littérature. Finalement, après une vingtaine de livres publiés, il m'a paru dommage de laisser dans un tiroir cette histoire de fiancés animaux. Le travail étant déjà bien avancé, j'ai pris ma plus belle plume et présenté cette anthologie. Certes, il est assez symbolique de publier ce livre dans la maison que je codirige avec mon mari. Je m'étais occupée de ces êtres aux liaisons pour le moins difficiles et c'est moi qui ai trouvé l'amour : avec ce livre, la boucle est bouclée ! Mais faire du conte un outil d'épanouissement personnel est une idée que je prends avec beaucoup de distance. Je n'ai pas mené cette recherche en me disant que j'allais résoudre mes problèmes de cœur et trouver le grand amour. Et pourtant, les contes m'ont fait évoluer. C'est bien la preuve qu'à la différence des grands textes littéraires qui vous font réfléchir avec la conscience (en lisant Proust, vous avez consciemment à l'esprit l'idée du temps qui passe, avec Dostoïevsky, celle de la punition après le crime), le conte ne s'adresse pas à la conscience directement, puisque ce n'est jamais le mental qui agit, ni en vous, auditeur ou lecteur, ni dans le récit. Il ne peut donc pas y avoir, en amont, une volonté d'épanouissement ou de compréhension, comme avec la littérature ou la philosophie. Mais que nous reste-t-il des grands auteurs ? Justement ce qui reste aussi du conte, ou du poème : ce que nous n'avons pas maîtrisé, analysé, ce que les mots ne vont pas pouvoir complètement dire mais qu'ils vont dire une fois que la conscience est mise en sommeil, et qu'ils reviennent dans l'inconscient. Les contes fonctionnent ainsi, comme toutes les grandes œuvres : avec une efficacité ramassée dont on s'aperçoit a posteriori. Voilà pourquoi la littérature est pour moi une question de survie : elle porte cette part de compassion que l'on retrouve dans les contes, déterminante pour notre avenir. | ||||||
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