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Margino blog
Vies en marge
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KILLERS
DON’T CRY Un
reportage sur les prisons qui renforce notre foi et notre espoir en
l’homme ! Pas étonnant si “ Les tueurs ne pleurent pas ”
a été élu meilleur documentaire télévisé de l’année en Afrique du
Sud puis au Royaume Uni, avant de passer à Envoyé Spécial (Antenne 2).
Résumé succinct : dans la plus terrible prison sud-africaine est
menée une expérience de thérapie groupale qui débouche pour certains
sur une impressionnante et décisive prise de conscience. Celle-ci est le
prélude à une difficile réhabilitation dont – autre rareté - un
second reportage suit le déroulement quelques mois plus tard. Rencontre
avec Clifford Bestall, le réalisateur. Bienvenue à Pollsmoor, prison lugubre et décatie de
Capetown (Afrique du Sud), aux cellules surpeuplées de prévenus accusés
de lourds crimes, tous “colored” bien que cette distinction ne prévale
plus depuis l’abolition de l’apartheid. Quand on sait qu’après des
décennies de traitement judiciaire de la question raciale, la justice du
pays est débordée au point qu’une détention préventive dure entre
trois et cinq ans et que ce temps ne sera pas inclus dans le décompte de
la peine, on comprend que s’est créé ici un espace clôt où règnent
l’arbitraire et la violence sur laquelle il se fonde. Bienvenue ?
Un effroyable accueil attend celui qu’on appelle “oiseau”, détenu récemment
incarcéré qui aura à subir brimades, privations, rackets, vols et viols
de la part des terribles Numbers, ces gangs connus par leur numéro,
chacun ayant sa spécialité (la drogue, le sexe…), son territoire, son
chef impitoyable, son histoire remontant pour certains jusqu’à 1906.
Accueil plus terrible encore s’il aspire à en faire partie : il
faudra alors devenir le giton attitré d’un ancien, montrer vaillance et
fidélité en maltraitant les “oiseaux” ou en frappant un surveillant.
Et donc accueil terrifiant entre tous, enfin, pour ces gardiens qui
vivent dans la peur d’un “contrat” les visant, allant du coup de “petite
lame” à l’égorgement pur et simple. La nuit, ils verrouillent
cellules et couloirs et abandonnent les prisonniers à eux-mêmes. Mais bienvenue à la caméra pourtant, paradoxe dans
cet univers de violence où la confiance est interdite. La faconde, la
liberté de ton des prisonniers constituent la première surprise de ce
reportage, comme du témoignage de son réalisateur, Clifford Bestall, sur
les conditions du tournage : “Les plus difficiles à convaincre
furent les autorités. Les prisonniers quant à eux, pas tous mais la
plupart, ne cessaient de me demander de les interviewer. Certains furent
très fâchés de ne pas figurer sur la version finale.” Homme
d’images, le réalisateur explique en partie cet accueil par le syndrome
des Quinze Minutes de Célébrité pour Chacun forgé par Andy Warhol à
l’avènement de notre société médiatisée : “Il y a de la
magie dans la vidéo pour eux comme pour nous. Non qu’il s’agisse de “primitifs ”,
au contraire, mais ils veulent être vus, raconter leur histoire, comme
ces gens qui agitent la main derrière le reporter télé ou participent
à des talk-shows ; chacun pour se sentir, je pense, un être humain
individuel et unique. Pour un prisonnier, cela signifie faire comprendre
comment il est arrivé là.” L’inexorable attirance des médias, donc,
les entraîne à se “déballonner” d’une incroyable façon, à
avouer leurs crimes sans exprimer le moindre regret ou responsabilité, à
justifier par une rhétorique militaro-maffieuse (le culte de la force, la
fidélité, la hiérarchie…) l’insupportable bestialité de leur
univers. Mais Clifford Bestall n’est pas venu filmer l’enfer carcéral
sud-africain – qu’il lui faut pourtant montrer – ni recueillir des témoignages
– même si sa caméra se concentre rapidement sur deux détenus qui, ère
médiatique oblige, deviendront célèbres pour un temps. C’est une expérience
thérapeutique qu’il a l’ambition de suivre, nous entraînant,
surprise après surprise, bien au-delà de la compassion proposée
habituellement par les médias. Une extraordinaire aventure humaine qui
provoque un profond questionnement individuel autant que social. Quels mécanismes,
en effet, commandent la prise de conscience et le changement ? Que se
passe-t-il quand délinquance et criminalité sont systématiquement
associées à une population déterminée ? Pour les habitants des townships
sud-africains, largement criminalisés, le poids de l’histoire et de la
politique pèse plus lourd que partout ailleurs. Quand le reportage
commence, en janvier 2000, l’apartheid est officiellement supprimé
depuis dix ans. Avec l’élection de Nelson Mandela en 1994, l’Afrique
du Sud est devenue un pays démocratique, le vent du changement s’est
introduit lentement dans tous les secteurs de la société – “hormis
l’économie”, déplore Clifford Bestall. Il pénètre en tout cas
jusque dans le système pénitentiaire, dont les autorités laisseront
finalement au journaliste plus de liberté qu’il n’en aurait obtenu
dans aucun autre pays. Tout comme elles ont autorisé Johnny Jansen, le
nouveau directeur de la prison, à organiser comme il l’entend la
reprise en main de Pollsmoor, qui passe par le rétablissement d’un
minimum de confiance entre surveillants et prisonniers. Or, pendant toute
cette période de transition, la réconciliation a été à l’ordre du
jour, évitant le bain de sang le pays en est même devenu un spécialiste
mondial (on trouve des conseillers sud-africains dans les négociations en
Ulster ou en Palestine). S’inspirant de cette démarche Johnny Jansen a
contacté le Centre de Résolution des Conflits, un organisme privé régi
par l’Université de Capetown, et convaincu ses supérieurs. Des
ateliers (workshops) seront proposés aux prisonniers sous le titre “Le
changement commence avec moi”. Averti par le Centre, Clifford Bestall
s’est glissé dans l’affaire. Il lui faut cependant six mois pour
convaincre le Ministère qu’il ne vient pas dénoncer l’incurie du
système mais suivre une aventure humaine. Quand il arrive, la première
phase de l’expérience – faire accepter l’idée aux détenus eux-mêmes
– a déjà commencé. Cette expérience repose sur une femme, deuxième
surprise pour le spectateur qui, s’il ne connaît pas forcément le
machisme inhérent à la très patriarcale société sud-africaine, a
compris d’après les premiers témoignages combien cette intrusion féminine
était ressentie comme une provocation parmi ces criminels proclamant des
valeurs militaires et masculines aussi délirantes que leur sexualité est
dévoyée. Une provocation assumée, explique Clifford Bestall, car utile
pour surprendre, déstabiliser, désamorcer les rapports de force ;
et dont il profite également grâce à la présence de son assistante,
une Afrikaaner à la stature imposante qui “ jure énormément et
ne se laisse jamais démonter ”. Mais le choix a reposé surtout
sur la personnalité de l’intruse, Joanna Thomas, grande ordonnatrice du
miracle qui va se dérouler sous nos yeux. La quarantaine, psychologue,
femme de couleur puisque cela compte, quoique de milieu un peu plus aisé
elle a vécu dans les mêmes quartiers que les prisonniers, elle parle le
même langage, son père prêchait dans les centres de détention pour
jeunes délinquants, elle a dédié sa vie à la résolution des conflits.
Profondément religieuse (une dimension que Clifford Bestall avoue avoir
un peu gommée “par peur de l’entraîner ailleurs”), c’est une
forte femme qui, dit-il, “sait se défendre”. Elle ne tarde pas à devoir le prouver. A la différence
de Clifford Bestall et de son équipe, Joanna Thomas et ses propositions
sont ressenties comme un danger. Elle menace le fragile équilibre de la
terreur grâce auquel les Numbers gèrent à leur profit la prison. Si en
privé certains détenus voient en elle une chance de s’en sortir, les
chefs de gangs hésitent entre l’agression et le meurtre. L’un d’eux
sera tabassé plus tard pour l’avoir malencontreusement avoué devant la
caméra, avoue Clifford Bestall, mais il sera “ le seul à avoir
souffert du documentaire ”, assure-t-il. Il l’assure également,
aucune mesure coercitive n’est imposée et c’est bien comme il le
montre que les caïds finissent par renoncer à leur projet et, pour
certains, par s’inscrire aux ateliers : réunis en cercle dans leur
cellule en présence du directeur et de quelques gardiens, et invités par
Joanna à “ parler à tour de rôle et dire ce que vous ressentez ”.
Deux règles qu’elle impose avec la douce et redoutable opiniâtreté
des psys, n’y dérogeant jamais. Respecter l’autre, parler pour soi.
Rien n’est laissé au hasard, comme le choix symbolique du lieu des
ateliers, la cellule donnant sur le toit de la prison où Nelson Mandela a
connu ses années d’isolement qui l’ont conduit à la célébrité
plutôt qu’à l’oubli. Et si Joanna Thomas apparaît peu à l’écran,
“ c’est le fruit d’une décision commune, dit le réalisateur,
visant à montrer l’impact d’une technique plus qu’à transformer
son employeur en star ”. “ Joanna est une professionnelle très
habile ”, ajoute-t-il comme pour s’excuser. Technique et adresse sont là, à n’en pas douter,
de même qu’une rigueur sereine n’excluant pas quelques gestes de
tendresse discrets, comme lorsque Joanna, tout en lui posant une main sur
l’épaule, glisse un mouchoir sous le bras d’un détenu en pleurs.
Mais l’impact de ces ateliers qui tournent à la cure est si époustouflant
qu’on oublie la psychologie pour assister, émerveillés qu’une telle
chose soit possible, à la métamorphose graduelle de délinquants haineux
et bornés en individus sensibles, prenant conscience d’eux-mêmes puis
de leurs responsabilités. Invités à exposer leurs sentiments et leurs
sensations, à discuter tout en respectant les règles de la prise de
parole, à dessiner, à définir des mots étranges tels que “ empathie ”,
à écouter de la musique classique, à jouer à des jeux apparemment
stupides comme se lancer des balles en groupe ou se jeter du haut d’une
table dans les bras des autres ; ces criminels dont nous venons
d’apprendre le sinistre parcours, de leur propre bouche ignorant tout
remords, craquent les uns après les autres devant nos yeux ébahis. La
plupart pleurent, les autres ne valent guère mieux, la caméra croise des
regards éperdus de tristesse et de culpabilité. Leurs ratiocinations
machistes ou politiques se sont écroulées, qui justifiaient l’aisance
avec laquelle ils fanfaronnaient devant la caméra (voir encadré 1) !
Les mots sont simples : “ Je me rends compte quel idiot j’ai
été ”, dit l’un, violeur d’enfant et assassin ; “ J’ai
le cœur en morceaux ”, dit l’autre, dealer et meurtrier ;
“ Je suis une merde mais aussi, au fond, un homme blessé ”,
plaide un troisième. Derrière le criminel, un homme et une blessure.
Serait-ce là le secret ? Un être humain après tant de crimes, et
toujours, à la source, une blessure ni pansée ni pensée, la révolte et
la rage. Dix jours leur ont suffi pour comprendre où ils avaient été
blessés et savoir qu’un homme existait au fond d’eux-mêmes, dans un
sursaut émotionnel qui laisse d’autant plus pantois que la caméra,
pudique, ne livre pas en pâture le secret des blessures, “ le plus
souvent sexuelles ” admet Clifford Bestall. Du coup, noyée sous le
choc de ces émouvantes mutations, l’attendue troisième surprise du
spectateur ressortira plus tard sous forme d’une question, à laquelle
le reportage suivant se garde de répondre : est-il possible que la
prise de conscience soit un phénomène aussi simple ? “ Je ne
suis pas naïve au point de croire que de tels ateliers changeront ces
hommes ”, prévient seulement Joanna dans le film. “ Cela n’a
rien de simple ”, ajoute aujourd’hui Clifford Bestall en regrettant de
n’avoir pu explorer que superficiellement le processus avec une caméra,
et heureux de pouvoir en parler maintenant (voir encadré 2). Mais il
s’agissait alors pour lui de montrer le fossé qui sépare cette
fulgurante prise de conscience du véritable changement. Et
c’est un parcours chaotique qui conduit deux de ces hommes,
Mogamad Benjamin et Erefaan Jacobs – criminels endurcis que l’on a vu
se défendre puis se métamorphoser – vers une difficile réhabilitation,
sujet du second reportage. Sortis de prison, les anciens caïds témoignent
devant de jeunes délinquants, connaissent la célébrité après la
diffusion du premier reportage, mesurent les responsabilités qui en
incombent, replongent, ressortent, se réconcilient avec leur famille, ce
qui pour Mogamad signifie obtenir le pardon de ses victimes et nécessite
une nouvelle intervention de Joanna Thomas. Et l’on revoit les jeux, les
discussions, les crises, mais tout paraît moins simple, la tension est
extrême, car il ne s’agit plus d’un face à face avec sa seule
conscience. Et l’ancien violeur récidiviste reconnaît son démon et
finalement demande à sa victime, sa propre belle-fille, “ non pas
de l’aimer puisque c’est impossible, mais d’accepter qu’il existe
et de prier pour lui ”. Si Mogamad Benjamin ne s’en sortira qu’à moitié,
avoue Clifford Bestall, ne parvenant pas à décrocher de la drogue,
Erefaan Jacobs réussira, tout comme se sont transformés la plupart des
autres participants aux ateliers. Libérés ou incarcérés, tous sont
sortis des gangs, certains sont devenus étudiants ou, pour l’un,
assistant animateur d’un nouveau cycle d’ateliers. Car l’expérience
continue, elle s’étend aux autres prisons du pays. Joanna Thomas est
aujourd’hui consultée par les services pénitentiaires américains. Et
l’on se prend à rêver que partout où règnent la violence, la haine
et le conflit, une armée de Joanna vienne apporter sa chaleur, sa compétence
émotionnelle et son talent de psychologue pour que chacun fasse la part,
en lui-même, entre victime et bourreau. Ratiocinations
délinquantes en pays fissuré. “ Quelques
prisonniers, dont certains étaient plus intelligents encore que Mo, ont
refusé d’être filmés ou de participer aux ateliers, prétextant que
cela ne leur apporterait rien. Ceux-là ont une forte croyance
intellectuelle dans la cohérence entre leur vie criminelle et leur
situation sociale. La prison représente un lieu de passage obligé –
une sorte de célébration – dans leur vie de combattants du système.
Et même avec les autres, j’ai compris que la facilité avec laquelle
ils parlaient de leurs crimes tenaient en partie à l’absence de honte.
Si nous en sommes surpris, c’est parce que nous cultivons l’idée
qu’aller en prison est honteux pour un individu. Mais eux se situent
dans un paradigme idéologique et politique opposé à notre vision
individualiste, selon lequel c’est le système raciste qui les a conduit
là et non leur responsabilité personnelle. La rancune contre le système
reste profondément ancrée. Ils en sont les boucs émissaires, aussi “ bouc-émissairisent ”-t-ils
à leur tour, ce qui leur permet de ne ressentir aucune responsabilité
pour leurs actes. Cela passe par le déni. L’un d’entre eux par
exemple, qui nous avait avoué avoir tué un homme de neuf balles dans la
tête, bien que particulièrement touché par les ateliers s’est énervé
quand je lui ai demandé le nom de sa victime. “ Pourquoi ruiner
notre amitié ? ”, a-t-il rétorqué. Je lui ai répondu
qu’avec le temps, il s’était révélé malgré son crime un être
humain comme moi, et que je pensais pouvoir lui poser cette question et
partager cette information avec lui. Il m’a clairement fait comprendre
que j’avais franchi la limite. Et cette limite, c’est la responsabilité.
Dans une situation déshumanisée, où l’on est conduit à faire des
choses inhumaines à d’autres personnes, reconnaître qu’elles ont un
nom reviendrait à les ré-humaniser, perdant le “ blanc-seing ”
que blâmer le système constitue. Cela devient trop personnel.
Il faut aussi relier cette absence de sentiment de culpabilité
avec le fait que l’Afrique du Sud détient le record mondial en matière
de crimes sexuels. Ces deux éléments résultent en partie de sa
structure patriarcale. Dans une Afrique tribale déjà très machiste, la
domination blanche a émasculé les hommes. Les patrons blancs ont dit aux
Noirs quoi faire, où habiter, avec qui ils pouvaient avoir des relations,
quel travail ils pouvaient avoir. On pourrait dire la même chose, en un
sens, du système d’éducation blanc, presque aussi brutal, violent et
machiste. Empêchés d’être des hommes, les hommes se “ vengent ”
en devenant des criminels. ” Mécanismes
de la prise de conscience. “ Loin
d’être simple, le processus de la prise de conscience n’est pas un
miracle mais une catharsis. En prison, vous trouvez une situation de type
cocotte-minute, où chacun garde pour soi ses pensées et ses émotions, même
s’il se forme des couples, des gangs, des fraternités. Chacun vit pour
soi, l’individu doit être très fort, c’est comme un système
protestant devenu fou où, en tant qu’individu, chacun doit contenir
tout, subvenir à tout. Si vous vous asseyez en cercle avec ces gens, leur
parlez gentiment ou avec tendresse, vous montrez sincèrement intéressés
par leur histoire, vous pouvez obtenir assez rapidement un effet de
catharsis. Un peu de Verdi chanté par Pavarotti, par exemple, et soudain
quelque chose se passe, un prisonnier pleure, il a compris le sens du mot
empathie. Cela peut sembler kitsch, mais ces hommes ont des réactions émotives
très kitsch. Ils passent de la dureté aux larmes sans transition ni état
intermédiaire. Les choses sont blanches ou noires, elles sont là ou non.
Dans la plupart des cas, cet infantilisme émotionnel vient d’un arrêt
du développement de l’affectivité pendant l’enfance, provoqué par
une maltraitance, souvent sexuelle, souvent à un très jeune âge. Une
grande part du travail de Joanna consiste à créer des ponts entre le
blanc et le noir, entre le bien et le mal, entre la blessure et leurs
propres fautes. Elle ne contrôle pas la catharsis que constitue la prise
de conscience, mais elle sait qu’elle la provoque et connaît
admirablement les techniques qui y poussent. Leur impact, s’il est
spectaculaire, n’est pas toujours compréhensible. Pour nous, se jeter
en arrière dans les bras des collègues est déjà difficile, même si
cela anime les séminaires de motivation d’équipe. Comment mesurer le
choc émotif provoqué par l’exercice pour ce prisonnier si visiblement
troublé, avouant que pour la première fois de sa vie il vient d’avoir
un contact physique autre que violent ou forcé ? Et se lancer des
balles en groupe oblige à rencontrer l’œil d’autrui pour tout autre
chose que le regard de défi, d’agression ou de soumission échangé
d’habitude. L’aspect physique, instantané, impressionnant, du
processus s’explique aussi par le fait que, s’ils ont été des
enfants abusés ou battus (ce que l’esprit ne peut comprendre sans une
thérapie), c’est avec le corps qu’ils tentent de donner du sens aux
choses, il est leur organe pensant. ” Mogamad
Benjamin. Le caïd. 50 ans dont 34 en prison, la première fois pour le
meurtre, à 12 ans, de l’amant de son père. Violeur récidiviste, drogué,
chef d’un gang des Numbers. “ Nous
avons choisi Mo à cause de sa position de général en chef des 28, mais
aussi parce que c’est un véritable personnage. Il désirait être filmé
et s’est révélé un acteur-né, par instinct, au point qu’il fallait
parfois lui dire de ne pas en rajouter. Particulièrement intelligent, il
a également intégré les techniques utilisées dans les ateliers et les
a retournées à son avantage. Pendant le second reportage, il s’est
montré beaucoup plus discret, silencieux. Ce fut une grande surprise,
jusqu’à ce que je comprenne combien, hors de prison, il était mal à
l’aise, hors de chez lui. Depuis l’âge de 12 ans, il n’avait jamais
tenu plus de trois mois dehors. Finalement
Mo nous a avoué que ce qu’il aime et recherche par-dessus tout, c’est
le pouvoir. Comme professeur, il est fantastique, pendant ses conférences
il tient les jeunes délinquants en haleine et les terrorise par ses récits
et ses insinuations sur la vie dans la prison, la nuit, quand il fait
noir. Car c’est un autre trait de son caractère : il adore faire
peur. Parfois, le matin, il m’abordait d’un : “ J’ai
bien envie de violer le petit oiseau qui est arrivé hier soir ”,
juste pour me choquer, pour me montrer qu’il pouvait être plus proche
que quiconque de cette part de nous-mêmes que le psychologue Carl Jung
appelle notre “ part d’ombre ”. En acte ou en paroles,
aller toujours plus loin dans l’horreur provoque la peur et procure du
pouvoir. ” Erefaan
Jacobs L’homme
de main. “ Bras
droit de Mogamad en prison, Erefaan est un être moins complexe tant il se
montre entier dans ses engagements. Au départ, il est entièrement dédié
au refus de devenir un être civilisé socialement intégré, comme en témoignent
ses tatouages, dont un “ Je hais ma mère ” sur le visage qui en
dit long. Les ateliers ont pourtant un grand effet sur lui. Libéré, il
arrête la drogue, retombe, est réincarcéré brièvement pour une
agression, et sa véritable transformation a lieu alors qu’il regarde le
premier reportage à la télévision, au milieu de ses amis dealers. “ Plus
jamais ça ! ”, dit-il en partant sur le champ. Il s’est depuis
inscrit aux Narcotiques Anonymes, participant à plusieurs séances par
jour, il a renoué avec sa religion et avec sa famille, il a fait effacer
les tatouages de son visage par un chirurgien ému par son cas. Le seul
problème est qu’il n’a pas fait de sa vie une réussite, un constat
qui, en Afrique du Sud, s’applique hélas à tous les hommes de son
milieu, qu’ils soient criminels ou honnêtes. ” Joanna
Thomas La
psychologue. “ Métisse
née de “ colored parents ”, Joanna est une personne à la
fois très présente et réservée. Elle se dit motivée autant par la
religion que par son origine, un milieu comparable à celui des
prisonniers. Car sa famille, très religieuse, était restée fortement
structurée. Etrange coïncidence : en retraçant leurs parcours,
Joanna et Mogamad se sont aperçus que la vie les avait déjà mis en présence,
par un dimanche de 1970. Ce jour-là, Joanna adolescente avait assisté,
assise sur l’estrade, au prêche de son père dans le centre de détention
pour mineurs où Mogamad, assis dans la salle, écoutait. Son engagement
ne date pas d’hier ! Spécialiste de la résolution des conflits,
elle est aujourd’hui consultée par les services pénitentiaires américains. ” Clifford
Bestall “ L’une
des raisons de la – toute relative – facilité du tournage vient de ce
que, placé en orphelinat à l’âge de dix-huit mois, je suis moi-même
le fruit des institutions sud-africaines. Même blanches, celles-ci
n’ont rien de très humain. Toutes proportions gardées, la prison ne
constituait donc pas pour moi un monde étrange, je me suis entouré
d’un “ cercle de feu ” protecteur fait de règles,
d’infimes signes corporels montrant que j’étais un homme habitué à
vivre en collectivité, et toujours sur ses gardes. Chaque fois, pourtant,
j’en ressortais malade, comme si mon corps avait subi un choc. Il
n’est pas si facile de gérer émotionnellement la présence de
criminels. Dans la relation avec les prisonniers eux-mêmes, j’ai adopté
dès le départ une attitude absolument neutre, sans juger, discuter ni répondre
aux provocations, uniquement concentré sur le viseur de ma caméra.
Cependant, victime de maltraitance enfantine ayant bénéficié d’une thérapie,
le parcours de certains pendant les ateliers m’a profondément touché. ” Jeu
de balles “ Sans
savoir pourquoi, je n’ai pu rester émotionnellement détaché en
filmant cette séquence. Sur le petit viseur de ma caméra vidéo, je vois
la scène en noir et blanc, je suis totalement concentré, les gens me
laissent approcher d’eux au plus près, comme si j’étais devenu
invisible. Soudain, tout se met à monter en moi, une sorte de crise
cathartique me saisit. Je serais incapable d’en expliquer la raison,
sinon qu’à cet instant – absent du reportage – Mogamad vient de
dire : “ J’accepte la balle de l’un et je la passe à
l’autre, c’est ainsi que nous nous relions ”, sur un ton
tellement profond et sage qu’il devient clair pour tous qu’il parle de
leurs émotions. Et voilà comment, moi aussi, cette expérience m’a
bouleversé et transformé. ” La nuit “ Cette
nuit-là, nous filmons après la fermeture des portes, sans incident,
menace ni sentiment particulier de danger. Et c’est alors que nous
sommes prêts à partir, à l’abri dans la cour, que l’émeute se déclenche.
Instantanément, tous les prisonniers se mettent à taper aux barreaux des
cellules et à crier le même mot dénué de tout sens, même pour eux :
“ Bêta, bêta ! ”. “ Vous voyez, dit le gardien qui
nous accompagne, la violence est toujours là, sous la surface, prêt à
exploser. ” Le lendemain, sans allusion ni commentaire, tous feront
comme si rien ne s’était passé. ” Un article pour Nouvelles
Clés | ||||||
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