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"L'homme blanc n'a pas le Rêve. Il suit un autre chemin." Muta. Homme Murinbata (in "Art of the first Australians". Düsseldorf 1993)
L'ÉTERNEL TEMPS DU RÊVE
A l'origine le monde était désert, sans relief ni vie, obscurci d'un voile sombre privant le ciel d'étoiles. Dans les profondeurs de cette terre inerte dormaient les Rêves, êtres informes et surnaturels qu'un réveil soudain conduisit à l'air libre. Ce fut le commencement. En sillonnant la terre de leurs pistes chantées, les Etres Rêves imprimèrent sur le monde leurs traces fabuleuses, modelèrent les montagnes, les rivières et les lacs. Rêve Pluie, Rêves Nuage, Kangourou et Perruche, Rêves Deux Frères, Homme Initié, Patate douce et Prune, Rêve Toux, Rêve Étoile... tout l'univers sensible résulte de leurs noms et reflète les Images qu'ils semèrent en chantant. Avant de rejoindre épuisés leurs souterraines ténèbres, ils enseignèrent aux humains les moyens de survivre. Ils leur donnèrent les mythes, les lois et les rites destinés à maintenir un contact spirituel avec eux, condition nécessaire à l'équilibre du monde et à la survie des espèces.
Les Occidentaux virent longtemps en ces Etres du Rêve l'équivalent primitif des dieux antiques, les inspirateurs de pratiques barbares fixées à jamais par les croyances de peuples réfractaires au progrès. Pourtant, parce qu'il est le principe fondateur mais toujours actif de leur rapport au monde, l'Éternel Temps du Rêve amena les Aborigènes à définir le temps, bien avant Einstein, en termes spatiaux plutôt que linéaires. 
Ce temps des origines ne constitue pas la version onirique et australe d'une genèse biblique, d'un Age d'Or édénique. Pour les Aborigènes qui l'appellent aussi Loi, le Rêve représente à la fois le récit d'un passé bien réel, le lien intemporel les unissant à leur pays sauvage et la base culturelle de leurs structures sociales. Il dessine la carte qui oriente leurs parcours le long des Pistes Chantées. Il détermine l'appartenance de chacun à un réseau de clans qui le fait à la fois membre d'un Rêve, "propriétaire" ou "surveillant" de ceux de ses parents, et rend l'individu responsable plutôt que prisonnier des rites à accomplir, des sites sacrés, des secrets et tabous à respecter. Le Rêve justifie aujourd'hui les droits territoriaux que les Aborigènes défendent depuis qu'on leur a reconnu le statut de citoyens. Parce qu'il fonde la relation des humains avec leur environnement sur une base éternelle donnant sens au chaos, le Rêve leur impose d'en être les gardiens et non les exploiteurs.
RÊVES ABORIGÈNES
Base d'une religion sans dieux, sans prêtres ni église, le Rêve constitue à la fois une époque héroïque, le lieu de résidence d'êtres surnaturels et une sorte de puissance animant le visible. Cet "espace-temps parallèle", comme le qualifie aujourd'hui de nombreux ethnologues, est distinct mais imprègne le monde actuel et le rêve sans majuscule. La confusion possible entre Rêve mythique et rêve humain normal provient d'une traduction par un seul terme d'expressions aborigènes distinctes quoiqu'à racine commune. Ce n'est que la première des nombreuses méprises que le mot rêve peut pousser à commettre. L'âme humaine en effet rêve indifféremment chez nous d'aventures nocturnes, d'avenirs très ardemment souhaités ou d'exploits irréalisables. Pour les Aborigènes, elle s'échappe du corps pendant le sommeil et rejoint en rêvant l'Éternel Temps du Rêve, dont elle rapporte les mots qui le font enseignement. 
Primauté du langage : tout comme les Etres Rêves créèrent les choses en les nommant et existent aujourd'hui parce que l'on parle d'eux, on raconte ses rêves pour les rendre réels. De nombreuses langues aborigènes désignent d'un terme précis la folie sourde et muette que provoque un rêve incompréhensible pour le rêveur ou son entourage, fou car sourd à son sens et donc rendu muet quant à son interprétation. Lorsque le rêveur a le sentiment que son rêve touche à un sujet secret, il en réserve le récit aux anciens. Il discute avec ses proches de ses rêves ordinaires, reflets du quotidien, et en cherche le sens dans une sorte de clé des songes orale. 
Plusieurs niveaux de lecture existent, en fonction des événements récents, de la personnalité du rêveur, de l'intensité de son rêve, du clan auquel il appartient. Rêver d'un chien hurlant annonce une maladie selon la clé des songes, mais peut signifier aussi une invitation à chasser le dingo, chien sauvage australien, ou concerner un proche du rêveur, membre du Rêve Dingo. Car le plus souvent l'interprétation renvoie au Temps du Rêve, dont certains éléments peuvent avoir été oubliés, perdus ou jamais révélés. Le rêve enseigne l'itinéraire d'une piste de chant, les récits et les rites qui s'y réfèrent, et permet de se "brancher" sur un lieu pour en deviner le passé autant que l'avenir, le Temps n'étant pas une rivière qui coule mais une imprégnation de l'air. 
Rite, danse, récit, motif pictural ou chant, tout ce que le rêveur rapporte est sujet à discussions, à vérifications et, lorsqu'il y a nouveauté, à des négociations avec les "propriétaires" et "surveillants" du Rêve auquel ce matériau semble s'apparenter. Si l'élément rêvé est considéré comme véritablement inspiré par un Rêve précis, il est incorporé aux célébrations collectives portant sur celui-ci, une fois remplies les conditions d'échange auxquelles les négociations donnent lieu. 
Les rêves sont aussi annonciateurs des naissances. Un esprit-enfant, semé jadis par un Etre du Temps du Rêve le long de son itinéraire, pénètre la future mère. Celle-ci, son mari ou même l'un de leurs proches en sont avertis par un songe dont le contenu, et souvent le lieu où il est fait, déterminent le Rêve auquel appartiendra l'enfant, sa "nature réelle", son totem.
Les Aborigènes accordent à l'onirisme un rôle et des significations que l'on retrouve dans de nombreuses sociétés dites "de tradition primordiale". Les rêves dotent certains individus de pouvoirs particuliers, tels que la faculté de se déplacer instantanément, d'influer sur le climat, d'agir à distance ou de prévoir l'avenir. Ils initient les guérisseurs et les maîtres des cérémonies rituelles. Ils font l'objet d'interprétations collectives et enseignent aux humains ordinaires. Ils sont annonciateurs et souvent télépathiques. Ils apportent la preuve que le sommeil est un voyage de l'âme, une libération. 
*ENCADRE* TÉMOIGNAGE
Delphine Dupont, jeune ethnologue française qui passe chaque année plusieurs mois au sein de la communauté de Marlinja (Territoire du Nord) qui l'a adoptée, raconte :
Un soir, Nimarra prit ma main et la posa sur son front. là, juste à la racine de ses cheveux dormait une cicatrice profonde et ronde. Elle garda ma main qu'elle posa ensuite dans son dos, près des côtes, où un même impact se creusait sous sa peau. "Tu vois, c'est là que la balle a traversé mon Rêve, je suis née avec. Un jour, quand j'étais encore dans le ventre de ma mère, mon père chassait près du lac. Il a tué un Jupurru (un chat-marsupial) d'une balle qui l'a traversé du dos à la tête. Cette nuit-là, mon père a fait un rêve, c'était mon Rêve qui lui parlait : "Aïe ! pourquoi m'as-tu tué ?", mais il ne pouvait pas savoir que c'était moi, ce Jupurru..."
Un matin, alors qu'avec les Anciennes nous étions assises sous l'auvent de branches du camp à regarder le soleil rouge se lever, trois perroquets blancs et jaunes passèrent en crissant sur nos têtes, nous frôlant presque. Un grand sourire éclaira le visage de Nimarra. "Tiens ! on dirait que mes trois enfants vont rentrer à la maison aujourd'hui." Ils étaient partis depuis plus d'un mois pour assister à une cérémonie dans une communauté lointaine. "Ces Titjirini sont leurs Rêves, et quand il n'y a pas de téléphone, il me transmettent toujours les messages." Le soir même, ses enfants et petits-enfants étaient de retour. La cabine téléphonique orange qui trône au milieu du camp n'existe que depuis six ans. Souvent en dérangement, elle sert peu. Le Temps du Rêve, cette étoffe du monde dont les voyages des Rêves-Ancêtres forment la trame, est le "Web" ordinaire où naviguent les humains pour communiquer avec les générations présentes, passées et futures."
LE RÊVE A L'ACRYLIQUE
Dissimulées au fond de grottes et régulièrement restaurées, des peintures rupestres transmettent depuis des siècles aux Aborigènes initiés la connaissance des grands Rêves et des mystères sacrés. Toute cérémonie donne lieu àdes activités artistiques : peintures d'écorces ou corporelles, sculptures de sable décorées de plumes et de branches, danses et musique. Les éphémères motifs picturaux symbolisent le Rêve célébré. On applique sur la peau une couche de graisse animale ou végétale par dessus laquelle on dessine avec des pigments blancs, rouges, bruns ou jaunes, issus de craie et d'ocre broyées mélangées à de l'huile. Un doigt sert de pinceau, ou la tige d'une plante pour les tracés très fins. 
Lorsqu'un Aborigène raconte, il dessine en parlant son récit sur le sable, laissant parfois ses doigts seuls en dire un épisode. La connaissance d'un mythe, une aventure de vie ou un rêve nocturne fournit l'inspiration, mais l'oeuvre se raccorde toujours aux Rêves fondateurs. Cette tradition où chacun est artiste a donné naissance depuis une vingtaine d'années à un véritable mouvement artistique, générateur d'un renouveau culturel. On peint aujourd'hui sur toile, à l'acrylique, en général avec des coton-tiges ou des pinceaux. Les motifs en cercles ou en méandres, séparés par des points, décrivent le voyage et les étapes d'un Etre du Temps du Rêve. Les points et les cercles symbolisent les événements qu'il vécut, les fruits qu'il cueillit, les objets qu'il utilisa. Les traits brisés représentent les empreintes des animaux qu'il rencontra ou tua. Passant de l'histoire à la géographie, le même tableau peut être lu comme la carte de cet itinéraire, le cercle-fruit devenant une colline ou un lac, les empreintes une crête rocheuse, le trait une rivière. Deux cercles concentriques peuvent signifier un trou d'eau, ou une montagne, un plat, un arbre, un chien couché en rond, un bâton de lutte planté dans le sol ou d'autres choses encore. Cette complexité donne toute son importance au contexte et permet d'adapter l'explication au degré d'initiation du spectateur. Les significations secrètes d'une peinture sont soigneusement dissimulées au profane, par exemple en doublant certaines lignes à l'aide de traits plus fins. La présence de motifs trop sacrés poussent parfois les Anciens à interdire la production ou la vente d'une toile. Par son codage du Rêve qui l'inspire, l'art aborigène se rapproche ainsi du rêve tel que le conçoit l'Occident, augmentant le risque de confusion. Il illustre l'aspect étrange de l'onirisme, abstraction subjective ressentie sur le moment comme objective et concrète, monde fugace au contenu mystérieux ouvert à plusieurs interprétations. 
BARBARA GLOWCZEWSKI ET "LES RÊVEURS DU DÉSERT"
Spécialiste des Warlpiri du désert australien, Barbara Glowczewski fait partie de cette nouvelle génération d'ethnologues qui s'efforcent de partager la vie de ceux qu'ils veulent comprendre. Elle reconnaît d'ailleurs que son intérêt pour les Aborigènes était autant scientifique que motivé par sa propre quête d'une identité. L'équilibre entre distance nécessaire au chercheur et désir d'intégration s'avéra délicat, tant son engagement l'obligeait à remettre en cause ses propres croyances. Lorsqu'une vieille femme dont elle s'occupait lui avoua avoir rêvé du Chien Noir annonciateur de la mort, la jeune ethnologue réagit en Occidentale rassurante et continua ses soins. Mais quand la naissance d'un chiot noir sur le pas de sa porte provoqua le rétablissement immédiat de la malade, et que celle-ci lui annonça : "Le Chien Noir de mon rêve est parti, tu m'as guérie", sa raison vacilla ! L'épisode avait fait d'elle l'agent involontaire d'une guérison miraculeuse, mais il l'obligeait aussi à mesurer combien l'onirisme peut jouer dans la vie quotidienne un rôle sans commune mesure avec celui que nous lui attribuons. Parfois, à l'inverse des ethno-psychologues, c'étaient les femmes aborigènes qui interprétaient ses rêves ! Elle leur raconta un jour avoir rêvé qu'elle sauvait un enfant de la noyade. Ses amies virent là un désir de maternité et, lui offrant un plat porte-bébé, l'invitèrent à revenir de France avec un beau petit. Le diagnostic était bon, le conseil incomplet : c'est un Aborigène qu'elle a pris pour mari, trouvant dans le métissage la réponse à sa quête.

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