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Karl Jung raconte dans "La Vie
Symbolique" une anecdote qui souligne le rôle éminemment pratique
que l'onirisme jouait dans les sociétés de tradition primordiale. Au
cours d'un voyage au Kenya, il interrogea un sorcier au sujet des rêves.
"Je vois ce que vous voulez dire, lui répliqua son hôte, mon père
avait encore des rêves. - Vous-même n'en avez pas ? s'étonna Jung. -
C'est ainsi depuis que les Anglais sont dans le pays. - Mais que
voulez-vous dire ? - Le District Commissioner sait quand il y aura une
guerre, il peut prévoir les maladies, il sait où nous devons vivre, il
ne nous permet pas de nous installer ailleurs. Quel besoin aurions-nous de
rêver ?" On comprend l'enthousiasme du jeune ethnologue états-unien
Kilton Stewart quand il découvrit le peuple sénoï.
LE PEUPLE DU RÊVE
Environ dix mille Sénoïs occupaient avant l'invasion japonaise la jungle
montagneuse au centre de la péninsule malaise. Répartis en petites
communautés d'une centaine de membres, ils vivaient principalement
d'agriculture, et habitaient des cases familiales donnant sur une
"longue maison", centre des activités. Le psychologue et
anthropologue américain Kilton Stewart, qui les étudia en 1934 et 1937,
les décrivit comme un peuple idyllique ayant "résolu le problème
de la violence, du crime et des conflits économiques destructeurs,
ignorant la folie, les névroses et les maladies psychogènes". Selon
lui, cette harmonie était atteinte grâce à l'utilisation sociale du rêve,
qui renforçait l'esprit de coopération tout en permettant de développer
l'individualisme et la créativité. Accepté, discuté, maîtrisé,
toujours relié aux esprits, l'onirisme constituait l'élément principal
de leur système de croyances et de valeurs, et accompagnait l'individu
dans tous les stades de son évolution.
LE RÊVE ÉDUCATEUR
Dès qu'il savait parler l'enfant sénoï était invité à raconter ses rêves.
On ne lui disait jamais "ce n'est qu'un cauchemar" pour
minimiser ses terreurs nocturnes. Au contraire celles-ci étaient analysées,
interprétées comme la rencontre d'esprits désireux de le tester. Les
adultes l'invitaient à transformer en envol un rêve de chute, en
profitant de l'élan. Ils lui enseignaient à se retourner pour combattre
s'il était poursuivi par un monstre, un animal sauvage ou un individu
menaçant. Ils l'incitaient à demander leur coopération, sous forme de
cadeaux, de chants, de danses, d'idées pour un dessin ou une activité,
à rechercher les rêves plaisants, à les faire durer. Ils lui suggéraient
son programme de la journée en fonction de ses rêves. En insistant sur
leur aspect éminemment personnel, la transformation positive des
cauchemars avait pour but de réduire progressivement et de façon
valorisante l'égocentrisme enfantin qu'ils servent à exprimer.
LE RÊVE INTÉGRATEUR
Arrivé à l'adolescence, un (ou une) jeune sénoï était supposé
capable de combattre ou de tourner à son avantage les menaces contenues
dans ses rêves. Leur message et les interprétations qui en étaient
faites par ses aînés ou par ses pairs contribuaient alors à lui faire
prendre conscience de son appartenance à la société. Ses rêves de
conflit avec l'autorité n'étaient ni condamnés ni dénigrés, mais
imputés à des esprits qu'il devait apprivoiser afin d'obtenir des
indications sur la place qui serait sienne dans la communauté :
travailleur, chasseur, artiste, chamane, etc. Il devait demander leur
aide, sous forme de pouvoirs, de talents, de techniques nouvelles lui
permettant de remplir ses tâches au mieux et avec créativité. On
cherchait dans ses rêves sexuels des informations sur sa future
partenaire. Servant d'abord à réguler les pulsions enfantines,
l'onirisme devenait, écrivait Stewart, "un mécanisme social formant
des individus conscients et intégrant leurs frustrations dans un réseau
de communication et de contrôle".
LE RÊVE SOCIAL
Selon Stewart, les rêves jouaient un rôle encore plus actif dans la vie
des adultes. Ils inspiraient les chants, les danses, les soins donnés aux
malades, les innovations techniques. Chaque matin, après avoir commenté
en famille les rêves des enfants, les adultes se regroupaient dans la
longue maison pour raconter les leurs, dont ils tiraient des indications
sur les activités du jour et des solutions aux problèmes communs.
Lorsqu'un Sénoï avait un rêve négatif vis à vis d'un autre, tous deux
l'interprétaient comme le désir d'un esprit de semer le trouble dans la
communauté. Le rêveur s'excusait et rendait un service pour démentir
l'esprit. S'il avait rêvé par contre de ne pas avoir reçu l'aide d'un
congénère, celui-ci devait réparer l'offense. Les Sénoï ne voyaient
pas seulement dans les rêves, comme tant d'autres sociétés pré-scientifiques,
la justification d'une conception animiste, spirite ou spirituelle du
monde. En s'alliant les esprits par la maîtrise du rêve, ils
transformaient celui-ci en guide de vie, en agent principal de la cohésion
sociale.
LES SÉNOÏS : MYTHE OU RÉALITÉ ?
De 1961 à 1996, "L'Homme, Revue Française d'Anthropologie" ne
comporte aucun article consacré au rêve. A l'opposé, les ethnologues
influencés par Freud trouvèrent partout des "rêves de base"
oedipiens, et oublièrent de citer les rêves de nourriture, pourtant fréquents
dans des populations insuffisamment alimentées. Kilton Stewart aurait-il
péché lui aussi par excès ? La thèse qui lui valut en 1947 un doctorat
de l'Université de Londres et les articles qu'il publia par la suite en
Amérique auraient-ils servi à moderniser le mythe du Bon Sauvage ? Parmi
ses nombreux opposants, certains se rendirent sur les lieux et trouvèrent,
dirent-ils, une société "normale", avec ses fous, ses délinquants,
ses conflits internes, et une conception du rêve comparable à celle de
toute culture tribale. D'autres critiques s'attaquèrent à la personnalité
de Stewart, mormon en rupture de ban, aventurier et "routard"
avant l'heure. Ses défenseurs rétorquent que la société sénoï fut
profondément transformée par la guerre puis par la modernisation.
Certes, répliquent les détracteurs, mais les Sénoïs âgés s'étonnent
quand on leur parle de maîtrise du rêve, et leurs souvenirs ne
permettent pas de lui accorder une place prédominante. Qui croire ?
Choisir les uns revient à accuser les autres de mensonge. Un fait reste
certain : outre Atlantique, les récits de Stewart contribuèrent au
renouveau de l'intérêt pour les rêves. Dans la mouvance des nouvelles
philosophies visant à un réenchantement du monde, des parents et des thérapeutes
utilisent les techniques (prétendues ?) sénoïes pour aider les enfants
à vaincre leurs cauchemars, avec succès dit-on. Des groupes se sont
inspirés des thèses de Stewart pour développer des techniques de
partage et d'utilisation créative des rêves. La vision idyllique et idéalisée
des sociétés tribales que ces mouvements cultivent souvent ne doit pas
faire oublier aux sceptiques que, pour avoir le coeur net sur les
perspectives ouvertes par ce retour du rêve, il convient avant tout d'en
essayer les méthodes. Créateurs du monde, inspirateurs des humains,
preuves du surnaturel, libérateurs des tensions, organisateurs de sociétés
! O Rêves primitifs, que serez-vous demain, devenus post-modernes ?
En.marge a commis le bon tiers d'un livre écrit avec l'ami trop tôt
disparu Nicolas Maillard et Roger Ripert, animateur de l'association
ONIROS (lien ici). Ce "Livre des
Rêves", publié par Albin Michel en 2000, est encore disponible en
librairie. La façon dont les auteurs sont traités de nos jours fait
qu'En.marge se sent le droit moral de publier sa part ici. Il l'enlèvera
si l'éditeur en exprime le souhait. En attendant, profitez-en !
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