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"Le rêve laisse à l'homme
affliction et angoisse." Epopée de Gilgamesh, VII 2O
UN MONDE MENAÇANT
Selon les mythes mésopotamiens les dieux étaient àl'origine obligés de
travailler pour vivre, jusqu'au jour où l'ingénieux Enki créa les
humains pour souffrir à leur place. Euphoriques, les dieux et les démons
se livrèrent alors àd'incessantes querelles et déclenchèrent le
déluge, dont le Noé babylonien Uta-Napistim fut averti en rêve. Un tel
départ, s'il faisait la part belle à l'onirisme, ne prédisposait guère
à l'émergence d'une civilisation harmonieuse. Pendant trente cinq
siècles, les cités-états et les royaumes de Mésopotamie
développèrent une culture guerrière baignant dans une atmosphère
d'omniprésente menace divine ou humaine. Conserver la notion primitive du
rêve comme voyage de l'âme eût été bien trop libertaire. Il devint un
processus subi, rarement avec joie. Un seul terme qualifiait les rêves
agréables, alors que huit mots désignaient les rêves maléfiques
(mauvais, confus, étrange, sombre, maudit, trompeur, faux, pas bon) !
Nusku le dieu des rêves, aussi nommé Celui qui transporte l'humanité,
était le seul dieu à disposer de sa propre cohorte de démons.
On disait le rêve "apporté" s'il était provoqué par une
intervention divine, présage d'un danger ou annonce d'une protection, et
"vu" s'il reflétait simplement les préoccupations diurnes. A
Sumer, ce dernier fut appelé "sunate", et opposé aux "egirru",
rêves du petit matin, seuls chargés de signification. Interprétation,
appel des rêves, divination, rites liés au rêve, clé des songes,
distinction entre rêve messages et anodins : jusqu'au bouleversement
freudien, chaque civilisation allait imprimer sur ces shémas la marque de
son propre génie.
REVES MESSAGES ET PREMONITIONS
La première trace écrite d'un rêve date du troisième millénaire,
porte le nom attirant de Stèle des Vautours et raconte comment le roi
sumérien Eannatum reçut l'ordre de prendre le pouvoir. Stèles,
fondations, objets d'art, prismes ou tablettes d'argile, sur tous les
supports comportant les récits de la vie des rois un rêve vient à un
moment ou l'autre cautionner leur destin et leurs actions, ou leur
transmettre un ordre divin. Ces rêves étaient caractéristiques : le
personnage principal était toujours un dieu ou son messager, ils
s'achevaient par le réveil soudain du rêveur, leur clarté évitait le
recours à l'interprétation. A deux mille ans d'intervalle, Goudéa roi
de Lagash et Nabonide dernier roi d'Assyrie reçurent l'ordre de
reconstruire le principal temple de leur ville. La déesse Ishtar annonça
à Assurbanipal sa victoire sur le royaume d'Eram, qu'elle confirma dans
un rêve partagé par toute son armée.
ONIROMANCIE ET INTERPRETATION
L'oniromancie ne fut jamais la méthode divinatoire privilégiée des
sociétés antiques. Même s'ils sont messages d'avenir inspirés par les
dieux, les rêves restent trop humains, versatiles et fugaces. En
Mésopotamie, leur interprétation était confiée à des membres
subalternes de la caste des prêtres, qui cherchaient plus à en déceler
les présages qu'à les expliquer. Ils instituèrent pourtant les grandes
règles qui régissent encore les diverses clés des songes : jeux de
mots, association et loi des contraires. Le "livre assyrien des
rêves", tablettes d'argile retrouvées dans la bibliothèque de
Ninive, établit entre l'objet rêvé et le présage annoncé des liens
souvent incompréhensibles aujourd'hui. Pourquoi les fourmis rouges
annonçaient-elles la mort et les blanches la richesse ? Ce recueil
décrit aussi les divers rituels liés à l'onirisme, et témoigne de
l'immense valeur qu'on lui accordait. Oublier un rêve était dangereux.
Une invocation spécifique permettait d'en retrouver le souvenir. Pour
conjurer au réveil l'effet d'un mauvais rêve, il fallait se laver les
mains ou la bouche avec du vinaigre, réciter trois fois "le rêve
que j'ai eu est bon, bon, très bon", et descendre du lit du côté
droit, mais pied gauche à terre en premier pour tromper les démons ! Une
autre méthode consistait à raconter son rêve à une motte d'argile
qu'on détruisait ensuite. Lorsqu'il était consulté par une personne
importante, le prêtre se retirait dans une salle pour obtenir en rêvant
des éclaircissements sur le présage du rêve qu'il était chargé
d'interpréter.
L'EPOPEE DE GILGAMESH
L'épopée de Gilgamesh, roi vers -265O de la ville sumérienne d'Uruk,
près de l'Euphrate, raconte les aventures extraordinaires auxquelles le
conduisit sa rencontre avec Enkidu, sauvage du désert. De nombreux rêves
ponctuent le déroulement du récit. D'abord favorables, ils annoncent
l'amitié qui naît du conflit opposant les deux hommes et les conduit à
la poursuite du géant symbolisant le Mal. A chaque étape de leur voyage,
Gilgamesh est tourmenté par des rêves terrifiants. Son compagnon
d'aventure les interprète positivement, à juste titre puisqu'ils
remportent la victoire, comme si les auteurs voulaient en instillant le
doute se libérer du carcan de la sombre pensée mésopotamienne. Peine
perdue ! L'inexorable destin que les démons régissent finit bien sûr
par reprendre ses droits. "Ecoute, mon anmi, raconte Enkidu avant de
mourir, le songe que j'ai vu cette nuit. Les cieux hurlaient, la terre
répondait, entre les deux je me tenais debout. Quelqu'un était là, son
visage était sombre, ses mains étaient des pattes de lion, ses ongles
des serres d'aigle. Il me saisit par la touffe de cheveux, il me
maîtrisa. Je le frappais, mais il virevoltait comme une corde à sauter,
il me frappa et me submergea comme une trombe d'eau. Comme un buffle, il
me piétina et étreignit mon corps tout entier. Sauve-moi, mon ami,
criai-je, mais tu ne m'as pas sauvé. Il me toucha, me métamorphosa en
pigeon, comme un oiseau mes bras étaient de plumes. Il me prit pour me
conduire à l'obscure demeure, dont l'entrée est sans issue."
Révolté par la mort de son ami, Gilgamesh se lance dans la quête de
l'immortalité. L'onirisme disparaît du récit, comme pour indiquer
qu'aucun rêve ne permettra jamais d'échapper à l'humaine condition.
Gilgamesh y parviendra-t-il par un autre moyen ? Comme ces rêves trop
étranges et qui pourtant nous parlent, le premier roman de l'humanité
est aussi l'un des plus profonds.
En.marge a commis le bon tiers d'un livre écrit avec l'ami trop tôt
disparu Nicolas Maillard et Roger Ripert, animateur de l'association
ONIROS (lien ici). Ce "Livre des
Rêves", publié par Albin Michel en 2000, est encore disponible en
librairie. La façon dont les auteurs sont traités de nos jours fait
qu'En.marge se sent le droit moral de publier sa part ici. Il l'enlèvera
si l'éditeur en exprime le souhait. En attendant, profitez-en !
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