En.marge                 L'AVENIR APPARTIENT AUX VALEURS FEMININES              Entretien avec Danièle Rousseau

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En.marge : Soixante-huitarde en d'autres temps, vous n'avez pas renoncé à secouer le cocotier, comme cheffe d'entreprise, défenseuse des PME et militante active au sein du mouvement patronal français, que vous dites bien éloigné de la caricature qu'on en fait. Comment analysez-vous les changements en cours dans le monde du travail ?

Danièle Rousseau : L'économie, comme tout système vivant, est soumise à un cycle, au sein de cycles multiples qui se chevauchent et évoluent ensemble. C'est la vague, la respiration, une image classique que tout le monde connaît : on inspire, on stabilise et on profite, puis on commence à expirer, à décliner… Les entreprises subissent aussi ce processus. On voit bien qu'en France, par exemple, l'industrie n'est plus dans sa phase de développement tandis que les services ont pris le dessus. Au cours du dernier cycle, la France a pu évoluer, grandir, puis profiter largement avec les Trente Glorieuses. Ce cycle est aujourd'hui en train de s'achever. Il est plus que temps de se demander quelles sont les idées qui germent, quels "inverseurs" vont permettre de redémarrer, comme l'ont fait à une époque les grands travaux d'Haussmann, la réforme de l'éducation par Jules Ferry et toutes les initiatives qui ont marqué le début de la IIIè République. Même si l'on ne peut juger de l'importance des choses qu'une fois celles-ci passées, il faut essayer de regarder vers l'avenir avec le même esprit, en cherchant ce qui est porteur d'évolution à long terme. Le problème, c'est que nos politiques regardent le court terme, d'élection en élection, ce qui les réduit à colmater les brèches et conduit d'ailleurs nos élites à une sorte d'autisme face à la société qui, elle, bouge sans qu'elles semblent le voir ni l'entendre.

EN.MARGE :  Vous pensez que d'autres institutions regardent à long terme ?

DANIÈLE ROUSSEAU : Oui, ça vient des "petits bidules", comme les appelle Thierry Gaudin, de toutes ces associations diverses et variées qui ne font pas beaucoup de bruit mais essayent d'apporter leur réflexion dans les instances officielles. Moi, je m'efforce de le faire à mon niveau, comme beaucoup d'autres. Ça ne veut pas dire que nous sommes les sauveurs de la planète ! Nous nous payons seulement le luxe d'être impertinents – de déranger en annonçant que le jeu ne se déroule pas bien. Depuis des années, des gens beaucoup plus habilités que moi parlent avec bon sens de ce qui est à venir. Quand le changement climatique a été abordé, avec le cycle de conférences "2100, récit du prochain siècle", j'ai monté Ecosite, le salon de l'environnement, pour dire : "Ouh ouh, faudrait qu'on y réfléchisse" ! J'ai fait le tour des villes, j'ai apporté ma pierre. J'avais dix ans d'avance. Changer les mentalités, les cultures et les habitudes ne se fait pas du jour au lendemain. On parle maintenant de développement durable. On a perdu du temps ! Or, si vous n'injectez pas ce qu'il faut pour créer du nouveau au moment où les choses vont bien, il sera encore plus difficile de le faire quand ça ira mal.

EN.MARGE : Quelles nouveautés faudrait-il "injecter" ?

DANIÈLE ROUSSEAU : Ce n'est pas l'affaire d'une invention technique – même si elles jouent un rôle – mais d'un basculement du regard, de la conscience humaine, des comportements. Nous en voyons les germes, en Europe, avec la génération qui suit le programme Erasmus : elle vit l'Europe dans sa nouvelle dimension, et pas seulement comme une machine faite pour nous éviter la guerre. La mondialisation non plus, n'est pas à regarder seulement comme une source de problèmes. Quand on vit sur une planète où plus de 50 % des gens n'ont pas les moyens minimums pour vivre correctement, où c'est à la télé tous les jours et à portée d'avion à prix modeste, on ne peut pas l'ignorer. Résultat, des milliers d'initiatives "privées", comme celle de mon groupe de femmes dirigeantes d'entreprise, parties au Niger sous prétexte d'un stage de ressourcement dans le désert, qui se retrouvent à financer des puits, une machine à coudre ou des panneaux solaires, parce qu'une fois là-bas, ce qu'elles ont vu, ce sont des femmes avec plein d'enfants et pas d'eau ! Même si l'on a besoin de grands programmes, de Banque Mondiale ou de FMI, je pense que le renouveau viendra plutôt de ces petites initiatives, de corps vivants qui se créent presque spontanément, entre gens du quotidien, plus près de la réalité que des grandes théories. L'avenir de la planète, c'est la micro-entreprise, la création-insertion. Dans beaucoup de pays, fonder une PME est pratiquement impossible, parce que trop compliqué, mais des tas de gens ont créé leur propre activité dans l'économie "informelle". Chez nous, il faudrait un statut pour la très petite entreprise qui ne soit pas soumis à la folie des charges correspondant aux professions libérales, et l'on verrait l'initiative décoller. Mais, dans les pays en développement tout comme ici, il faut absolument éviter l'assistanat – nous en souffrons déjà trop. Il s'agit non d'aider, mais de regarder ceux qui ont besoin qu'on favorise leurs capacités à entreprendre, et de financer uniquement des gens qui agissent.

EN.MARGE : Vous êtes donc contre les régimes d'aide tels que le RMI ou plus encore le salaire de vie ?

DANIÈLE ROUSSEAU : Payer les gens à ne rien faire est un cancer qui finit par tout pourrir. Je ne suis pas pour l'éloge de la paresse. Mais tout est fonction de ce que l'on met dans le mot "travail". Pour moi, vous n'avez pas le droit à un centime si vous ne faites rien pour les autres. On dit qu'il n'y a pas de travail pour tout le monde, mais c'est faux : c'est "il n'y a plus d'employeurs" qu'il faut dire. Il faut oublier la notion du grand manitou-employeur qui donne du travail à tous. Chez nous, les grandes entreprises et les multinationales ne créent plus d'emploi – elles vont là où les charges sociales sont moins chères. Le travail, il faut l'inventer ! C'est arrivé à nombre de femmes, dont moi, quand elles ont divorcé. Le problème, c'est qu'on a bien allégé les formalités de création d'activité ou d'entreprise, mais qu'il reste la bagatelle de 387 documents officiels à remplir chaque année ! Alors qu'il faudrait tout simplifier, favoriser le "droit à l'expérimentation" dont parle Pascal Jardin, laisser les gens qui créent leur emploi tranquilles pendant deux ou trois ans et voir ensuite. En France, entre RMI pour ne rien faire et tracasseries pour ceux qui font, on a un peu tué le levain, cette sorte de pâte qui lève et fait grandir un pays. Je n'ai pas de solution miracle, mais il faudrait permettre au plus grand nombre d'avoir les reins un peu plus solides, pour rétablir un équilibre face aux grandes entreprises – y compris publiques – et à leurs salariés, qui n'ont souvent pas envie que ça change mais n'en perdent pas moins leur boulot ! La France, ce laboratoire d'expériences, se transforme en dinosaure alors qu'il faudrait rebattre les cartes, laisser les gens se lancer et dupliquer ensuite ce qui marche, bref, cesser de croire au modèle très masculin de la grande entreprise et à ceux qui sont tout puissants.

EN.MARGE : Vous plaidez pour une féminisation ?

DANIÈLE ROUSSEAU : Il y a peu de temps que l'on accepte des femmes à des postes officiels dans l'économie, rôle qu'elles ont pourtant toujours joué en tenant les cordons de la bourse. Traditionnellement, l'homme donnait à sa femme l'argent qu'il gagnait. La femme productrice de son propre argent ou de celui de la famille, c'est assez récent et ce fut longtemps considéré comme un appoint. Mais les choses bougent ! On a dit que le XXIè siècle serait spirituel ou ne serait pas. Pour moi, il sera rond au lieu d'être carré, dans ce qui englobe plutôt que dans le tracé au cordeau, là où rien ne peut changer parce que les angles sont bien déterminés et définis. Je crois en effet que l'énergie féminine peut et doit apporter quelque chose.

EN.MARGE : Quoi ?

DANIÈLE ROUSSEAU : Un autre regard sur la société. Et la possibilité, pour les hommes, de devenir eux-mêmes. A partir du moment où on acceptera l'idée que la femme a une contribution à donner, je crois que cette contribution permettra aux hommes de se libérer d'un certain nombre de tabous et de limites sur leur développement émotionnel, sur l'expression de ce qu'ils ont de féminin en eux. La façon d'aborder les problèmes, l'avenir ou même le rapport aux autres, commence déjà à évoluer : on trouve maintenant des managers qui ont fini d'exercer leur gouaille machiste. La tendance est à la médiation, à la concertation et au partage. Ces valeurs ne sont pas uniquement féminines, mais les femmes ont eu tendance, à la place où elles étaient et avec leur nature "vénusienne", à les incarner. Cela ne signifie pas que toutes les incarnent, ni qu'elles en aient l'exclusivité. Certains hommes sont, par nature ou par choix, aussi ronds, aussi acquis à ces valeurs, et on connaît des femmes masculines jusqu'à la caricature.

EN.MARGE : Le pouvoir, notamment, n'oblige-t-il pas à des comportements "masculin", en entreprise ou ailleurs ?

DANIÈLE ROUSSEAU : On peut développer une affaire et réussir sans pour autant singer les hommes. Et si les structures et les modes de fonctionnement restent très machistes, il est toujours possible de ne pas faire trop de compromis dans sa vie : c'est aux femmes de savoir qui elles sont et de vouloir le rester. En poussant un peu, je dirais qu'un être qui donne la vie n'est pas là pour gravir un cimetière, et les hommes non plus n'y sont pas obligés, même si le "système" le veut. A tous les niveaux de la société, on trouve des gens qui ont des valeurs et les respectent, qui disent ce qu'ils font et font ce qu'ils disent, qui ont une vie personnelle conforme à la morale qu'ils défendent, qui pensent exister pour se réaliser en tant qu'individus, avec la masse et non à cause d'elle ou pour elle. Alors, évidemment, je ne plaide pas pour un monde sans hommes, soyons claires, nous ne saurions nous en passer !

EN.MARGE : Ces valeurs féminines – pensée à long terme, respect de la vie… - ne sont-elles pas contradictoires avec la notion de profit ?

DANIÈLE ROUSSEAU : Ce n'est pas certain : une femme qui démarre son entreprise, par exemple, aura moins tendance qu'un homme à se payer un beau bureau, une grosse voiture, une secrétaire – ne serait-ce que parce que la banque ne lui prête pas facilement ! Plus profondément, cette notion telle qu'elle s'exprime en général est au bout du rouleau. On continue à "faire du profit", mais il est devenu stérile, voire destructeur. Le capitalisme exacerbé, déformé, sans vision, nous savons très bien que c'est un modèle fini, même si les hommes au sommet ne veulent pas le voir. D'ici une trentaine d'années, on sera obligé de penser autrement, à moins de finir en état de guerre civile contre les "sauvages" qu'on aura laissés de côté. Soit on essaye de rééquilibrer, soit ce sera le clash. La femme, dans ce contexte, peut féconder l'esprit des hommes dans un sens favorable à la vie. Toutes celles que je rencontre, un peu partout dans le monde, portent le même message : un peu de bon sens, du cœur, des valeurs qui tournent, non pas désincarnées mais vivantes au cœur même de ce qui se fait, et pas juste au service d'un système ou pour passer dans les médias. Mais les hommes étant les fils de leurs mères, il faudra une nouvelle génération de femmes pour que vienne une nouvelle génération d'hommes. J'étais l'aînée dans une famille de huit enfants, et mes frères n'avaient aucune tâche ménagère à accomplir, tout revenait aux filles. Il y a deux ans encore, ma mère reprochaient à mes belles-filles d'oser demander à leurs maris de mettre la main à la pâte. C'est lent, mais on sait bien que globalement, la place et l'expression féminines sont à venir.

EN.MARGE : Comment vont-elles se décliner ?

DANIÈLE ROUSSEAU : Sous la forme de ce changement de regard. La préoccupation et le respect de l'environnement, par exemple, sont des valeurs féminines. Les femmes y sont plus sensibles. Toujours cette différence entre Mars et Vénus, entre le chasseur et celle qui donne et préserve la vie. Aujourd'hui, les hommes ne savent plus où est leur place, ils se rendent compte des dégâts qu'ils causent en étant simplement tels qu'on a dit qu'ils devaient être. Nous sommes donc dans une phase où joue cet inverseur dont je parlais : les besoins et les regards basculent, l'humanité entre dans des modes de fonctionnement inconnus, émergents. Dans de nombreux pays, il faut encore que la femme acquière le droit de disposer de son corps, mais là où c'est acquis, il lui faut maintenant disposer de ses capacités à penser par elle-même et à produire, en étant reconnue, quelque chose qui soit intégrable au monde et à la société. L'entreprise, pour moi, est un bon terrain pour cela, car finalement, c'est quoi ? Un outil pour créer des richesses. Et contrairement au modèle "serial entrepreneur", la plupart des entreprises – celles qu'on appelle "familiales" – sont fondées sur de l'affect et fonctionnent avec une dominante féminine, en entités protectrices bien plus qu'en "exploiteurs sanguinaires", comme on dit. Si l'on est pris dans une hiérarchie, où tout le monde doit rendre compte au chef et se soumettre à son autorité, c'est fichu. Par contre, si on a un système où chacun a le pouvoir de faire ce qu'il doit, où les besoins de la base remontent jusqu'aux preneurs de décisions, et où ceux-ci agissent pour le bien de la base, tout le monde a de bonnes raisons pour travailler. Dans une entreprise moyenne, comptant au maximum trois cents salariés, on n'a pas les moyens de faire autrement, car la vie de l'entreprise dépend de la motivation des hommes. Celle-ci ne s'obtient pas seulement par de l'argent, mais par le regard que l'on porte sur eux, par la prise en compte de leur créativité et grâce au sens qu'ils peuvent mettre dans ce qu'ils accomplissent. La preuve, c'est que les gens travaillent sans compter dans les associations.

EN.MARGE : Qu'il s'agisse d'évolution globale, de profit ou de travail, la question est toujours celle du sens ?

DANIÈLE ROUSSEAU : C'est uniquement ça : comment je donne du sens à ce que je fais. Je crois qu'il faut considérer, un peu comme les Compagnons du Devoir, que la fierté de l'être est de contribuer à une œuvre et, du coup, de donner du sens à sa vie. Pour avoir travaillé aussi bien en entreprise qu'au sein d'associations, je pense que l'économie sociale est un phénomène à regarder de près, parce qu'il y a peut-être là les règles du jeu dont a besoin notre jeunesse, et donc le futur de notre économie. J'ai bon espoir dans la génération des 40 ans, qui connaît bien le terrain. Ils ont un autre regard, ils savent que travailler entre Européens a un coût et dépend de notre motivation, ils pensent : "Je veux pouvoir gagner ma vie tout en sachant à quoi je contribue." Les problèmes viennent souvent de gens qui sont très gâtés, dans les entreprises publiques par exemple, qui prennent la population en otage simplement parce qu'on a ancré, en ne parlant que d'eux, l'idée qu'ils étaient plus importants que d'autres qui travaillent dans l'ombre. Peut-être serait-il temps de mettre en avant ceux qui, "créatifs culturels" convaincus dans la vie et non pas seulement devant la machine à café, créent et vivent dans leur entreprise en fonction des valeurs auxquelles ils adhèrent.

Un article pour Nouvelles Clés

 

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