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C'était
un vendredi soir sinistre, humide et froid, comme en connait tant la
Nouvelle Angleterre, lorsque le Gulf Stream fait une incursion et vient
mouiller de ses grains la rigueur hivernale. Je
trouve enfin l'adresse de ma future victime, ainsi qu'une place pour me
garer, dans une rue étroite et grisâtre d'un quartier un peu zone mais
complètement catholique de Cambridge, ville fameuse pour ses universités
(c'est là, en effet, que bouillonnent gaiement les brillants cerveaux de
Harvard et M.I.T.). Ce quartier-ci, cependant, semble plus proche d'une
glauque banlieue industrielle que d'un réservoir à futurs génies. Lourdement
chargé de mon matériel de présentation, je m'approche de la maison
indiquée, à l'heure exacte préalablement fixée par entente téléphonique.
Tout seul sur le trottoir désert, je repère un jeune garçon qui me
semble bien de l'âge du fils de ma charmante cliente potentielle.
Effectivement, il s'agit de Chris, maigre et pâle, le cheveu raide et
brun (signalement caractéristique des italos‑américains, les
distinguant sans coup férir des irlandais rougeaux aux yeux clairs et des
protestants roses et bien nourris), jeune homme d'environ 13 ans,
attendant son oncle qui doit passer le prendre pour aller au ciné. Non,
il n'est pas au courant (aïe, aïe, me dis-je) de mon rendez-vous avec sa
maman, qui, m'annonce-t-il, ne devrait pas tarder car il lui a parlé il y
a dix minutes au téléphone et elle allait quitter son boulot à
l'instant. Une voiture s'arrête et Chris s'évade avec un soulagement
visible, après avoir répondu à mes pernicieuses questions destinées à
me donner une meilleure idée des sujets d'intérêt de la petite famille.
Le gaillard déteste l'école (re‑aïe!) et n'aime que le Football
(américain of course) et les serpents. Après quelques minutes d'attente
à patauger dans la boue neigeuse, je regagne la voiture que je fais
tourner un peu pour me réchauffer en attendant la maman, il ne faudrait
pas en effet avoir la machoire gelée quand le moment viendra de faire mon
petit speech. Une
demie heure passe, et je me sens dans la peau d’un détective privé de
polar planquant pour son boulot. Finalement, un couple s'engage dans le
passage menant vers la maison que je surveille. La femme est brune et pâle
– sans doute mon Italienne. Je leur laisse 10 minutes de répit, et
escalade enfin l'escalier sombre d'une barraque un peu vieille et décrépite
transformée en immeuble. Je sonne et voici… Patricia Caldaroni en
personne, Dieu la bénisse elle et ses descendant jusqu'à la 24ème génération,
ouvrant tout ronds ses yeux noirs en me voyant. -
"Hello" dis-je de mon ton le plus chaleureux en lui tendant ma
carte de visite, "I am Sylvain, from Encyclopaedia Britannica. Are
you Patricia Caldaroni ? I'm here to keep my appointment. How are you
doing tonight ?" ("Nous avons rendez-vous, comment allez-vous ce
soir ?") Patricia, Dieu la bénisse elle et ses descendants jusqu'à
la 24ème génération, a une bonne gueule, un peu vieillie par les soucis
de la vie et l'inexorable boulot, elle est comme on le dit dans les livres
d'anglais, et seulement là : "on the wrong side of the thirties, du
mauvais côté de la trentaine". "Fine,
fine" répond-elle (en anglais, c-à-d "ça va, ça va") en
se fendant la pêche et en m'invitant à entrer. Un lascar en T-shirt,
tatoué jusqu'au cou, avec un accent et des manières sortis tout droit du
Sarcelles local, pointe son nez dans l'entrée, les mains pleines de
sous-vêtements noirs et très évidemment féminins. Je commence à
flipper un peu sur mes chances de succès, tout en me marrant très intérieurement
devant cette situation incongrue, moi super straight dans mon costume de
vendeur-professionnel, veste-beau-futal-cravate‑imper-nickel-impeccable-je-l'ai-acheté-pour-moi-et-je-me-sens-tel-le‑clown,
lui tout en tatouage avec ses calbuts dans les mains, et elle au milieu,
oscillant doucement, arrière-avant, droite-gauche, tout en rigolant.
"Je vous avais completement oublié" avoue-t'elle enfin d'une
voix rauque, "mais je vous en prie, entrez, et ne vous inquiétez
pas, on a bu quelques verres avant de rentrer, on est un peu pompettes,
mais allez-y, faites votre boulot, vendez-moi votre truc,
je veux absolument avoir la Britannia (toute la soirée elle dira
Britannia au lieu de Britannica). C'est
pour mon fils, vous comprenez, le petit salopard n'en fout pas une à l'école,
parce que moi, mes parents nous ont offert la Britannia quand j'avais huit
ans et c'est ça qui m'a aidée jusqu'à l'université. Elle se tourne
vers son bougre : Ouais, monsieur, l’université ! Et puis
faites pas attention à Kevin, il est bien gentil il me fait ma lessive, là,
merci Kevin, t'es vraiment un ange. (petits bisous dans le cou, le lascar
titube de plus belle, sous l'émotion probablement). -Oh,
vous fûtes à l'Université ? demandai-je de mon ton le plus diplomate,
et quel sujet étudiâtes-vous? -
Le business, répond-elle toute fière, avec un clin d'oeil. -
Et vous travaillez à présent ? (Toujours sonder le sujet, d'abord pour
créer une atmosphère décontractée, ensuite pour s'assurer qu'il ou
elle pourra payer). Quel est votre travail ? -
Je supervise des magasins d'alimentation. -
Oh great ! Tout est toujours great, fine, beautiful, ne jamais projeter du
négatif sur le client potentiel, le mettre à l'aise avec des remarques
laudatives du genre "Votre appart est superbe, quels jolis tableaux,
vue splendide, beaux meubles, n'importe quoi, etc." Pas
si facile ! Dans ce cas-là ce serait carrément gros, c'est la vraie
zone là-dedans, cela ne sonnerait pas juste du tout, le papier se décolle
des murs, les fenêtres n'ont pas été nettoyées depuis 15 ans, la table
est encombrée de vaisselle sale, il y a des kilos de fringues sur chaque
chaise. Le
tatoué fait la gueule, tourne pataudement en rond dans la cuisine tout en
manipulant le linge. "Vous en faites pas pour lui, dit-elle, il
compte pour du beurre, c'est moi qui décide, c'est moi qui paye tout
ici." Le tatoué n'est visiblement pas content, râle un peu, demande
d'un ton agressif "pourquoi qu'tu veux ach'ter une encyclopédie pour
ton couillon de gamin qui s'en fout, et combien qu'ça coute, tu sais
combien qu'ça coûte, hein ?" Elle lui rétorque vertement qu'il
ferait mieux d'en faire autant pour son gosse à lui, et puis qu'il la
ferme un peu, c'est son boulot et son fric, là, enfin, quoi, bon. Bien sûr
qu'elle sait combien ça coûte, dans les 500 dollars, quoi, mais d'abord
de quoi y's'mêle, c'est son pognon, non?
(Oups, me dis-je, c'est mal, très mal barré, le moins cher
commence à 1500 dollars). Il part dans la chambre à côté et pour se
venger met la stéréo à fond, l'enfoiré, l'abruti. Calme
et pro jusqu'au bout de mes ongles rongés par les soucis quotidiens, je démarre
ma petite présentation: "Savez-vous que Britannica publie aussi les
Grands Livres de la Civilisation Occidentale, 143 textes intégraux, écrits
par 74 auteurs, de Homère à Freud, dont la pensée a transformé le
monde, rassemblés par Britannica en une unique et magnifique collection
de 54 volumes prestigieux ?" je claironne en étalant sur la
crasseuse table de la cuisine mon dépliant coloré grandeur nature de la
fameuse collection. Dès que le tatoué repointe son nez, je lui balance
gentiment mais très froidement: "Pouvez-vous s'il vous plait baisser
le son, cela m'oblige à forcer ma voix et je ne voudrais pas priver Madâme
de tous les détails avant d'avoir fini, merci". Le "merci"
est dit d'un ton super sec, et ça marche, l'enfoiré baisse le son,
revient et me demande d'un ton déjà plus sympa: "Et pourquoi-qu'tu
t'emmerdes, elle t'a d'jà dit qu'elle allait t'les commander, tes
bouquins. Allez, vas-y, fais-la signer et qu'on n'en cause plus ! -
C'est magnifique, mais vous comprenez, c'est mon travail, et je dois le
faire jusqu'au bout, et montrer le programme en entier, il y a là
beaucoup plus que quelques livres et il me faut tout bien expliquer."
(Autres règles d'or: ne jamais laisser le contrôle à l'autre, ne jamais
écourter une présentation.) Patricia cette brave cocotte, Dieu la bénisse
elle et ses descendants jusqu'à la 24ème génération, m'approuve
gentiment: -
Ne l'écoutez pas, allez-y, montrez-moi tout ca, c'est génial la
Britannia, j'vous dis, j'avais ça quand j''tais môme, et toi écoute‑donc
aussi et écrase-toi un peu, qu'y puisse finir." Je
continue mon speech, interrompu par plusieurs coups de fil "oh salut
chérie, ouais, on se retrouve plus tard, mais écoute, je te rappelle,
j'ai le mec de Britannia qui est là, alors à plus tard. Quoi? non,
Britannia j't'dis, l'encyclopédie, quoi, j'chuis en train d'acheter la
Britannia pour Chris, c'est super." La
présentation s'achève. Très brièvement, il s'agit d'une sorte de livre
avec du texte et des images que je mets sur la table comme ceci: / et le
livre tient tout seul; me permettant de lire tout haut ce que tout le
monde peut lire tout bas. D'abord le livre explique le programme et ce
qu'il y a dedans, toutes les petites merveilles qu'on reçoit avec, et
celles qu'on peut avoir pour moitié prix, et patali et patala c'est très
gentil, c'est très joli, c'est l'encyclopédie. Cela dit c'est vrai
qu'elle est assez chouette. Ensuite, après quelques questions rusées
destinées à mettre le client à l'aise et dans une "humeur-d'acheteur",
on annonce la couleur, histoire de passer aux choses sérieuses : "Le
prix de l'encyclopédie dépend de la reliure et de la couverture.
D'abord, pour les collectionneurs, ceux qui ne veulent que le meilleur
(tourner la page, apparition de) la magnifique Edition Présidentielle,
cuir doré, gravé, filigranné, 100 exemplaires seulement, bla bla bla...
8000 dollars ! Plus frais de port et taxes. Patricia, Dieu la bénisse
elle et ses descendants jusqu'à le 24ème génération, ne bronche pas,
elle s'en fout, elle sait bien qu'elle veut la meilleure marché de toute
façon. Moi, j'insiste longuement sur les modèles chers en espérant que
la pilule passera mieux quand elle verra que la version du pauvre vaut
trois fois ce qu'elle pensait ! "Ensuite, l'Edition Impériale
Blanche, 5500 dollars. Plus frais de port et taxes, comme pour toutes nos
éditions." (Autre ruse pernicieuse: annoncer les frais de port et de
taxe en même temps que les prix des éditions que personne ne peut
s'offrir permet de ne pas les mentionner plus tard avec les autres prix
plus abordables.) "Ensuite, nos éditions meilleur marché." Là,
encore la grosse ruse, le prix est soudain donné par volume !!! Sur la
page de gauche du livre que je lis il y a la photo d'un volume avec son
prix écrit en gros. Sur la page de droite, que je ne lis pas, il y a la
photo de toute l'édition avec en tout petit le prix global pour les 32
volumes. C'est tellement débile que l'on se demande encore comment ce
genre de truc peut marcher, mais croyez-moi, dans cette fameuse présentation
tout à été pensé, étudié, examiné, pesé, considéré, discuté, délibéré,
prémédité, calculé, disséqué, mijoté, médité, réfléchi, mûri,
revu et corrigé, et donc si on me fait faire comme cela, c'est parce que
ça marche. Bref, je continue, imperturbable, et finalement j'arrive au
"bouclage". Là non plus, rien n'est laissé au hasard. -
" Laissez-moi vous montrer comment vous pouvez prendre soin de votre
paiement. Vous connaissez sans doute les divers clubs du livre du mois ?
Comme vous le savez, ces clubs vous envoient un livre par mois, et vous
payez chaque livre lorsqu'il arrive. Et bien notre programme est encore
meilleur. Vous recevrez tous les livres d'un coup, mais vous pouvez payer
comme si vous en receviez un par mois." Là, je sors de ma valoche le
bloc de contrats et celui des demandes de crédit. Je déchire une page de
demande de crédit et sur le dos j'écris en gros, tout en parlant : 32
VOLUMES 3
TO 5 WEEKS
CLASSIC BROWN
$ 53.10 OVER
36 MONTHS
HEIRLOOM
+ $ 10.70
CONSTITUTION + $ 39.70 (86 VOLUMES) MINIMUM DEPOSIT
$ 50.00 Ensuite
je laisse le papier devant les yeux de ma victime, cette charmante
Patricia, Dieu la bénisse elle et ses descendants jusqu'à la 24ème génération.
Et vite je tourne la page et continue: "Pour résumer de nouveau,
voici ce que vous recevrez: les 32 magnifiques volumes de l'Encyclopaedia
Britannica, plus le volume annuel de mise à jour, gratuit
pour vous cette année, plus les 100 coupons du Service de
Recherche Instantané dont je vous ai expliqué le fonctionnement tout àl'heure
(pas à vous, chers amis, mais j'abrège), plus le privilège
exceptionnel de pouvoir commander ensuite les différents volumes de mise
à jour, plus, seulement pendant cette semaine, si vous choisissez
l'édition Constitution Semi-Luxe, vous recevrez, entièrement gratuits,
les 54 volumes des Grands Livres de la Civilisation Occidentale avec
lesquels j'ai commencé ma présentation. Bien, laissez-moi vous poser
quelques questions si vous le permettez, (sans attendre de réponse) quel
est votre code postal, et votre âge, et depuis combien de temps
habitez-vous ici, et patali et patala," questions sans importance
destinées à engager le client dans un processus d'acceptation du fait
que eh bé oui, ça y est, il est en train de joyeusement s'appauvrir de
quelques centaines de ses précieux doulos durement gagnés, et d'acheter
la magnifique encyclopédie dont toute famille américaine se doit de
faire l'acquisition un jour ou l'autre (alors pourquoi pas de suite, hein,
je vous le demande ?) Avant de passer vraiment aux choses sérieuses,
attention, moment délicat, cool Abdul, allons-y mollo, virages dangereux
et chaussée glissante droit devant, c'est généralement à ce moment-là
que les réticences apparaissent mais ne pas fouetter, cela ne veut pas
dire qu'on ait raté la vente. Il s'agit, ce que je ne sais pas très bien
faire (la preuve : une vente ratée ce matin même, le score est
maintenant de une vente pour 3 présentations et encore, quelle vente!) il
s'agit donc de contrer gentiment toutes les objections, en commencant bien
sûr toujours par "Of course, Mr Dudu, je comprend très bien et vous
avez parfaitement raison. Cependant, laissez-moi vous indiquer quelques
points importants...") Une fois les objections contrées, une à une
et in extenson, on continue: "A propos, si vous n'étiez pas là
lorsque votre encyclopédie sera livrée, à qui pouvons-nous la laisser ?
Parfait, et leur adresse ? Parfait. Maintenant (aïe aïe aïe, THE moment
délicat) combien voulez vous verser en arrhes ? Oh, ce que vous pourrez
sera parfait, ils aiment recevoir un tiers à la commande, mais ce n'est
pas obligatoire. 50 dollars ? (crotte-zut-flute me dis-je in petto)
Parfait. Voilà, comme vous le voyez sur ce papier (le contrat, mais c'est
un mot a éviter, tout comme acheter, payer, signer, etc...), tout est
garanti par Britannica par écrit, vous recevrez (rebelote, la liste complète
de tout le programme, on ne raconte jamais assez au client les merveilles
qu'il va recevoir) la seule chose dont j'ai besoin c'est votre OK sur
cette ligne, ici. Parfait. Pour finir laissez-moi vous offrir cette
documentation et vous expliquer une fois de plus le programme." Suit
un petit sketch pour boucler la vente, très précis encore une fois,
important pour remonter le moral du patient qui vient de claquer une
brique pour des bouquins qu'il n'ouvrira jamais dans la plupart des cas.
On parcourt une petite check-list qu'il signe pour bien montrer que j'ai
fait mon boulot correctement, que j'ai: présenté ma carte de visite à
la porte, laissé le temps de la lire, indiqué clairement que le but de
ma visite était de lui donner la chance d'acquérir l'encyclopédie,
laissé une liste de prix, mentionné verbalement et par écrit sur le
contrat la "période de refroidissement" de 3 jours, etc...
Serrage de pince solennel; "Welcome to the Britannica Family,
laissez‑moi vous offrir ce petit cadeau personnel (un petit dico qui
me coûte 3 dollars, les multinationnales ne connaissent pas de petits bénéfices)
et vous demander de signer mon volume de démonstration sur lequel ont
signé tous mes clients avant vous." Avec
Patricia, Dieu la bénisse
elle et ses descendants jusqu'à la 24ème génération, pas de panique ni
d'embûches. Tout au long de la présentation elle a gentiment suivi mon
bla-bla sur le livre, regardé les jolies images, tout en oscillant
doucement sur sa chaise et en pouffant de temps en temps. Régulièrement
elle se lève en titubant un peu pour aller allumer sur la cuisinière une
des Salem qu'elle et son Jules semblent fumer à la chaine. Seul le tatoué
fait un peu des histoires, en voulant absolument qu'elle commande la
version en cuir noir, "alors quoi, tu vas pas prendre une encyclopédie
en plastoc, mégote pas quoi, prends le noir, ch'te dis, le noir quoi ! -
Ben oui mon coco, et c'est p-t-être toi qui va raquer 400 dollars de plus
pour ça, hein, p-t-être ? Tu parles, ouais, allez, c'est moi la cliente,
alors laisse-moi faire, tu veux, c'est pas toi qui paye, hein. -
Le noir ch'te dis, prends le noir. -
Ouais, okay, c'est le noir, okay ça y est; j'ai pris le noir, hein Silvânne,
le noir, pas vrai ?" (gros clin d'oeil de connivence, en aparté:)
"Vous en faites pas, hein, il est un peu saoul, et de toute facon
c'est un abruti, faites pas attention." Il
ne faudrait cependant pas conclure de ma description que Patricia, Dieu la
bénisse elle et ses descendants jusqu'à la 24ème génération, soit une
vulgaire pocharde. Son langage quoique familier n'est jamais vulgaire; et
elle a l'air plutôt gentille qu'autre chose. Elle a l'air assez fine (en
français), et n'est certainement pas arrivée à une position comme la
sienne sans une certaine dose d'intelligence. Et élever seule un enfant,
dans la puritaine jungle américaine, ne doit pas être facile, d'autant
plus pour une femme catholique de milieu visiblement ouvrier. Cela dit,
vous comprenez certainement pourquoi je n'étais pas trop sûr du succès
de cette vente. Mais comme on dit ici, les mendiants ne choisissent pas (à
défaut de grives on mange des merles) et il me reste l'espoir... et
l'avenir pour lui donner tord ou raison. Cette
chère Patricia Caldaroni (Catsarone !), que le Diable l'emporte elle et
ses descendants jusqu'à la 24ème génération, m'ayant claqué dans les
pattes en se "refroidissant", il m'a fallu regrouper toutes mes
forces et mon courage et reprendre tout à zéro. Inutile
de mentionner en détail le nombre de gens qui m'ont envoyé paître du
ton froid et sec qu'ont appris à prendre les Américains harcelés à
tout moment dans cette Terre du Commerce. Sans parler de cette charmante
maman noire qui, emportée par son enthousiasme et le mien s'était lancée
tête baissée dans un achat magnifique annulé lui aussi, -faute de fonds
s'est-elle excusée en souriant au téléphone. Un EB-GB en plus ! Prononcé
I BI DJI BI cela veut dire Encyclopaedia Britannica - Great Books. Le spécial
mois de mars, pour le prix de la magnifique édition constitution en cuir
(fibered?) bleu, limitée à49999 exemplaires, vous recevez en prime
l'Atlas avec reliure similaire, et ... la collection entière des grands
livre de la civilisation occidentale, prix de vente 1699 doulos, scratch,
scratch, barrer le 1699, cette collection fameuse que nous voudrions tous
avoir. Le IBIDJIBI c'est l'affaire juteuse, et en plus çà compte comme 2
unités dans la course aux 25 ventes, cap majestueux marquant le passage
aux eaux béates et bénies de la Mer des 25% où la Coco Mimi baignera,
prochainement je l'espère, ses doux flancs élancés . La Cocomission,
voyons. Pour
résumer la succession de ventes, 10 en tout depuis Patricia, le diable
l'emporte elle et ses descendants jusu'à la 24ème génération, le plus
simple est de distinguer entre les différentes méthodes de vente: la
visite à domicile et le stand d'exposition. N'importe quel
"show" fait l'affaire: pour aggraver des débuts peu
prometteurs, j'avais commencé avec un catastrophique Salon de la Voile,
minablement riquiqui avec 10 petits bateaux qui se couraient après au
milieu d'autres stands ayant plus ou moins à voir avec le nautisme
(Zodiacs, canoes, charters, voyages au Bahamas, descentes de rivières,
maisons sur le port, adoucisseurs d'eau, eaux minérales, planches à
voile, encyclopédies britanniques, etc...) Dans les mêmes locaux près
du port eut lieu un peu plus tard le Salon des Art Ménagers, où
normalement les chances sont plus favorables. Lors de cette exposition-là,
je réussis à pêcher: Un
businessman de retour de 10 ans passés au Japon, et une maman célibataire
noire au crédit médiocre, accrochés tous deux à toute vitesse en dépit
des consignes officielles de la Compagnie qui exige une présentation
"en direct", avec démonstration sur le vif de l'encyclopédie
elle-même, questions rituelles qualifiant "Mr ou Mme Prospect"
(clients potentiels) et toute la panoplie des habituelles manipulations
destinées à les conduire en douceur des mornes plaines de l'indécision
aux vallées fertiles de l'achat. Lorsque je parle de crédit médiocre,
je veux dire que dans certains cas la Conpagnie n'a pas trop confiance
dans les capacités financières du (de la) client(e) et Coco Mimi essuie
un petit coup de torchon, avec réduction de voilure à 65% du tarif
normal, un partage des risques dont je me passerais bien. A ce jour, mes
ventes d'expo se sont toutes passées à toute allure, emportées par l'élan
d'une offre magnifique, ou par l'enthousiasme de l'arrivée d'un "walk-in",
le client en or qui connait déjà bien et veut tout simplement acheter,
entre, signe et aboule sa carte de crédit. La
Conférence Annuelle des Administrateurs d'Ecoles donna lieu à ma vente
la plus rapide, une femme noire qui entre directement dans le stand et le
vif du sujet en me demandant: "alors, quels livres vais-je acheter
aujourd'hui ?", et repart 20 minutes plus tard allégée de 2000 et
quelques doulos pour l'achat du grand jeu, l'encyclopédie plus les Grand
Livres. Une
vente de dernière minute à la Conférence Annuelle des Professeurs
d'Anglais une semaine plus tard, à midi moins cinq le dernier jour,
histoire de ne pas perdre l'espoir. Chaque vente a son histoire, et
celle-ci fut assez rigolote, avec ma cliente, une armoire à glace àfort
accent sudiste, essayant de maintenir éloigné son mari affamé et trépignant
à l'autre bout de la salle ("c'est pour son anniversaire"
dit-elle en riant pour me rassurer). Le mari, petit, maigre mais pas dupe,
réussit à franchir enfin ce barrage de chair et à s'approcher de la
table où j'écris fébrilement
le contrat, et s'exclame lorsqu'il comprend de quoi il retourne:
"mais enfin tu es cinglée, c'est trop cher pour nous, voyons ! -
Ne vous inquiétez pas, me dit elle en hennissant, je sais bien qu'il en
crève d'envie, et d'ailleurs j'en fais ce que je veux." Vu son
gabarit, ses rires tonitruants entre des bajoues tressautantes, et son débit
fort rapide pour une sudiste, je n'ai pas de mal à la croire. Pour
finir avec les expos, une Convention du Personnel de Santé, où mes collègues
font merveille et où j'arrive péniblement à fourguer une malheureuse édition
à couverture plastique, la moins chère, à un lascar sans carte de crédit,
crime presque capital dans notre chère Amérique, qui me vaudra assurément
l'affreuse sentence de "crédit insuffisant", ce qui équivaut
comme je l'ai dit à un sérieux coup de canif sur ma commission. A
domicile, un certain nombre de ventes surnagent au milieu d'un océan de
rendez-vous infructueux, qui commencent un peu à se perdre dans le passé
flou d'un boulot devenant routinier. Un couple Egyptien qui reste à ce
jour mon plus beau coup, et ma première vente officialisée, un coup
double EB-GB, avec en plus la prime de contact incertain (leur nom faisait
partie d'une masse de gens pas trop intéressés, 50 doulos en plus) et
celle de payement comptant (50 doulos à rajouter) total 600 doulos pour
une vente, que demande le peuple dans cette Terre D'Abondance. Un couple
de profs radins comme des chacals, qui me bassinent plus de trois heures
avant de commander du bout des lèvres l'édition plastoc. Et
Carla ! Carla la merveille, petite et brune, beauté s'épanouissant dans
la splendeur de sa quarantaine : bibliothécaire dans une entreprise, elle
achète 2 encyclopédies d'un coup, une pour elle et une pour sa boîte,
merci Carla, je l'aurai volontiers embrassée, elle était si jolie,
quoiqu'un peu froide, comme le sont si durement les femmes qui se prennent
au sérieux dans la Terre du Féminisme Triomphant. Une
femme de pêcheur, indolente virginienne un peu hystérique, me fait
revenir deux fois dans sa grande maison au bord de l'Océan, avant de se décider
à craquer. Un
blanchisseur Coréen courtaud et trapu, ne parlant pas un mot d'anglais,
achête sans sourciller, mais en obtenant tous les avantages possibles,
ces petits cadeaux divers qu'on peut offrir pour arracher la décision. Un
couple de Suédois anthroposophes, un professeur de MIT spécialiste des
tremblements de terre, et quelques autres que j'oublie. La vente de matériel
culturel ne connait ni frontières ni barrières sociales dans cette Terre
de Lait et de Miel. Que Vive Longtemps L'Internationale Commerçante !
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