En.marge                          Julien Jalâl Eddine Weiss, musicien atypique

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En.marge : Parisien, formé à la guitare classique à l’Ecole normale de Musique, vous êtes devenu un virtuose de la cithare arabe (le qânoun), et l’animateur d’un ensemble moyen-oriental traditionnel. Comment s’est fait ce passage?
Julien Weiss : D’abord par un coup de foudre, en 1976, le jour où j’ai entendu un disque du luthiste irakien Mounir Bashir. Son jeu sophistiqué, la couleur de son attaque de la corde, le timbre incomparable du ‘houd’, le raffinement, la précision et la beauté des intonations, le côté méditatif des longs silences, tout cela m’a immédiatement attiré. Mais il jouait du luth et j’ai choisi d’emblée le qânoun, en partie pour des raisons intellectuelles : avec ses petits clapets qui permettent de modifier la tension des cordes pour obtenir des sous-divisions du ton et des micro-intervalles, cet instrument mettait pleinement en valeur l’incroyable richesse du système microtonal oriental, à côté duquel la musique occidentale paraît primitive, avec ses douze sons par octave et son système tardif de “ tempérament égal ” (que Bach, par exemple, n’utilisait pas, ce que peu de gens savent). J’ai donc trouvé, grâce à un réseau d’amis égyptiens, un maître de qânoun prêt à me recevoir et j’ai passé un an au Caire à apprendre les rudiments. Ensuite je suis allé me perfectionner à Istanbul, puis à Tunis.
En.marge : Comment avez-vous été reçu par vos maîtres ?
Julien Weiss : La relation a toujours été à peu près la même, plus ou moins affectueuse selon les cas. Le Tunisien, adorable, m’a accueilli chez lui pendant plusieurs mois. Je prenais des cours particuliers et, parallèlement, j’étudiais les systèmes musicaux (grec, arabe, turc ou persan) pour comprendre les aspects physiques, acoustiques et mathématiques des théories des intervalles. J’ai eu aussi un professeur à Beyrouth, un autre à Alep, un autre à Bagdad, qui fut le premier à me donner confiance en moi. Car j’étais sujet aux critiques, voire au mépris ou tout au moins au scepticisme des musiciens arabes, et même du public occidental. Le chef du plus grand orchestre de musique traditionnelle du Caire m’a dit un jour : “ Vous ne pourrez jamais jouer du qânoun ! ” Certains de mes professeurs eux-mêmes le laissaient entendre. Ensuite, en voyageant pour appréhender l’instrument dans toutes ses expressions, j’ai découvert d’autres formes de chauvinisme, inter-ethnique : Turcs considérant la musique arabe comme de la musique turque mal jouée, Persans faisant de même avec la musique turque au nom de l’antériorité de leur culture. Heureusement, en tant que Français, j’échappais à ce problème. Le défi se situait surtout entre moi et mon instrument. Je voulais arriver à le maîtriser, mais aussi développer un langage personnel.
En.marge : Vous avez eu des professeurs, plutôt que des maîtres ?
Julien Weiss : Oui. Des maîtres m’ont enseigné une part de leur savoir. Mais je n’ai jamais voulu être la copie conforme du bon instrumentiste qui joue dans un restaurant ou une boîte de nuit arabe. Cela n’a aucun intérêt pour mon propre ego. Je trouve plus flatteur de créer ma propre école musicale, ce que j’essaye de faire avec une technique qui m’est propre, une créativité personnelle, un cheminement. En réalité, ma relation avec les maîtres est aussi une relation avec les non-maîtres. Presque tous mes professeurs sont morts avant d’avoir pu me donner la quintessence de leur savoir. Au moment où j’aurais pu en tirer le maximum de profit, ils avaient disparu. C’est une sorte de leçon : j’avais certainement des choses à apprendre de leur stylistique, mais puisque j’essaye d’innover dans la tradition, à moi de faire ma route. Et ce n’est pas le tout d’avoir un maître, spécialiste de l’interprétation d’une musique. Mais où, pour qui et comment ? Plus important pour moi que le maître, il y a l’environnement, le contexte. Je vis en Syrie depuis 91 parce que c’est un pays où la musique arabe n’a pas trop subi d’occidentalisation, où les gens écoutent Oum Kalsoum, le folklore bédouin ou kurde, où les appels du muezzin sont encore chantés. Je me suis installé dans un palais du XIVè siècle à Alep parce que c’est une ville extraordinaire où cette musique est vivante, foisonnante, alimentée par de multiples confréries soufies autant que par les chanteurs de ghazal, la poésie d’amour. Et surtout, depuis le début, je me suis attaché à fréquenter les plus grands artistes, comme le cheikh Hamza Shakkur, avec qui j’ai exploré la mystique et la musique soufie et religieuse, ou Adib Daiykh, “ emir al ghazal ”, prince du razal, génie de l’improvisation en poésie classique, et aujourd’hui le cheikh Habouch, chef spirituel de la confrérie soufie des Kaderis d’Alep.
Ainsi, certainement pour des raisons psychanalytiques, j’ai tout fait pour échapper aux maîtres, pour en avoir sans qu’ils le soient, pour construire un itinéraire personnel très individualiste mais également créatif. Quand j’ai formé l’ensemble Al Kindi (1), au lieu de prendre des gens besogneux pour faire une musique besogneuse, j’ai pris des musiciens top-niveau, visant la différence, la qualité, la création permanente. En même temps, cela me permettait d’apprendre, avec eux. Auprès d’un professeur, vous êtes sensible à ses aléas psychologiques, ses états d’âme, ses humeurs, et soumis aux règles d’un rapport que je qualifierais de sadomasochiste entre maître et élève. Vous devez être humilié par le maître, qui y prend souvent un plaisir un peu malsain. Parfois il vous fait la grâce de vous enseigner quelque chose, parfois il refuse. Et tout cela vient du fait que sa position de maître est sa source de revenus. Il doit verrouiller sa connaissance, comme un capitaliste en situation de monopole. 
En.marge : Vous ne laissez aucune place à la transmission ?
Julien Weiss : Dans la transmission, la rétention est très importante. En Iran, par exemple, on a atteint le summum de l’impossibilité, pour les maîtres, de transmettre à leurs élèves : personne ne veut que les autres sachent, on n’enseigne qu’à ses fils. Partout, vous rencontrez cet aspect caste, on vous apprend sans vous apprendre. De plus, l’apprentissage par cœur n’est bon que pour les génies, qui ont une capacité de stockage infinie. Répéter inlassablement les choses rend la majorité des gens stupides, médiocres et soumis à l’autorité. C’est ce qui se passe en Occident avec la musique classique : comme on la joue sans savoir comment elle est construite, on est incapable d’en changer une virgule sans se poser des questions métaphysiques sur la motivation du compositeur. Alors qu’à la Renaissance, on improvisait vraiment des structures harmoniques ! Or moi, c’est cela qui m’a toujours intéressé dans la musique : la créativité. 
En.marge : Ce parcours individualiste s’est accompagné pourtant d’une conversion à l’islam ?
Julien Weiss : Elle ne s’est pas faite par le biais d’un maître, mais par un choix personnel. En Europe, on exige une formation préalable mais dans le monde arabe, on n’est pas si difficile, vous apprenez à conduire sur la route, une fois converti. Il y a évidemment un rite, une cérémonie très sobre, mais chacun est libre de choisir son enseignement, et celui-ci peut venir simplement des gens avec lesquels on vit. Personnellement, j’en suis venu à la conclusion que j’étais un mammifère primitif et que je n’en sortirai pas, j’ai dit adieu aux tergiversations et aux polémiques, j’ai décidé de vivre dans l’imaginaire, le rêve et la poésie, et c’est en partie pourquoi je me suis converti à l’islam. Mais je me considère comme un musulman positiviste et je n’ai rien à proposer à personne sur le plan du développement spirituel. Aucun œcuménisme, aucun prosélytisme. N’est-ce pas ce qui caractérise l’homme urbain contemporain occidental que je suis également ? 
En.marge : Vous avez adopté l’islam pour son imaginaire ?
Julien Weiss : Absolument ! J’ai trouvé un univers imaginaire complet, avec des représentations symboliques qui m’ont permis de m’extraire de mon monde matérialiste – 1001 nuits, Coran, pratique du soufisme. Par dérision, après avoir relu le livre sur les contes de fée de Bettelheim, je dirais que mes parents, anticléricaux, m’avaient privé de cet imaginaire que les enfants reçoivent avec une éducation religieuse. Peut-être à cause de mon origine suisse allemande et alsacienne, je n’ai pas le côté tire-au-flanc des Français par rapport aux pratiques religieuses, et devenir musulman a été une nécessité spirituelle, logiquement inscrite dans mon parcours. La musique, qui entraîne une sorte de spiritualité, a toujours été pour moi une ascèse, une pratique religieuse, une prière. Elle est aussi quelque chose qui structure notre esprit, notre système nerveux si fragile, comme une pratique mystique mais sans explications ni légendes ni mythes, et avec en plus la liberté de créer. Alors, s’il me fallait choisir un guide spirituel, je citerais de nouveau Mounir Bashir, et pas seulement parce qu’il a déclenché ma vocation, ni même parce qu’il est devenu plus tard mon ami, mon soutien, ma caution morale dans ce milieu. C’était aussi et surtout un artiste que je peux admirer, qui a réussi à s’imposer comme instrumentiste soliste, dans la musique arabe où l’on ne reconnaît que les chanteurs. L’intelligence d’un artiste consiste aussi à savoir se vendre, se mettre en valeur, construire un empire en quelque sorte. Pour se faire écouter, il faut avoir une capacité à tisser des liens dans le monde. Mounir Bashir m’a appris qu’il était nécessaire de développer la sociabilité et l’intelligence des relations.

(1) Du nom du philosophe irakien du IXè siècle Abu Yusuf al Kindi, père de la théorie scientifique de la musique arabo-musulmane. 

Un article pour Nouvelles Clés  

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