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Margino blog
Vies en marge
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On trouve toujours
de la magie dans un conte mais un conte, ce n'est pas très sérieux.
Parlez maintenant de "récit chamanique", et l'affaire devient
beaucoup plus grave ! Surtout quand un spécialiste en fait la source de
toutes les religions. Le spécialiste
s'appelle Gavriil Ksenofontov et, de tous les grands collectionneurs de
contes, il est sans doute celui que cette quête mènera le plus loin,
jusqu'aux pistes glacées de l'hiver sibérien, jusqu'aux théories les
plus folles, jusqu'à la mort enfin, victime absurde d'un couperet
aveugle. Né en 1888 en Yakoutie, il appartient à l'élite locale – son
père est le chef de l'administration autochtone qui sert d'extension au
pouvoir tsariste – mais il est d'abord instruit dans sa langue, passant
une enfance heureuse dans une famille d'adoption où il s'imprègne de la
culture yakoute et de sa tradition orale. A onze ans, c'est la ville (Yakoutsk),
l'école russe (on dit ici "l'école réelle"), les études où
il brille. Il devient avocat. L'époque est à l'effervescence : les
agitations de 1905 font lever l'espoir d'un séparatisme sibérien, la révolution
de 1917 aboutira à la création d'une République autonome yakoute.
Moderniste, Ksenofontov est néanmoins conscient que sa culture est en
train de disparaître. Il collectionne récits et contes auprès de ses
clients ou grâce à leur introduction, mais le régime communiste le
prive bientôt de prétoire. Il rejoint alors un institut scientifique et
devient un intellectuel autochtone reconnu – il participe à la
fondation de l'université d'Irkoutsk en 1920. Sa jeunesse n'est donc pas
sans ressembler à celle d'Amadou Hampâté Bâ (cf. *article). Elle ne
connaîtra pas le même avenir : l'ogre civilisateur est ici pris de
folie. Venu malencontreusement à Moscou pour un travail d'archives,
Ksenofontov sera emporté dans l'une des grandes purges staliniennes et
fusillé trois mois après un simulacre de procès, en 1938. Entre temps, il aura
passé sa carrière à parcourir la Sibérie, principalement à pied,
hiver comme été, allant de villages en campements pour assister à des séances
de chamanisme ou glaner contes, mythes, témoignages et récits. Tous sont
notés au crayon (l'encre gèle !) dans d'obscures cabanes ou yourtes,
retranscrits sur fiches, analysés, comparés aux données recueillies
avant lui par l'ethnologie russe - aussi précoce que brillante. Il en
ressort pour la première fois une vision globale de la culture sibérienne,
dont les origines remontent au Paléolithique. Tout ceci paraît fort
lointain mais n'est pas sans importance : quand on voit le nombre
d'ethnies dont les origines sont attribuées à cette région (et
notamment à sa partie sud, l'Altaï), on a l'impression qu'il s'est agi
pendant des millénaires d'un inépuisable réservoir de peuples, dont
certains destinés à fonder de grandes civilisations ! C'est d'ici en
effet que sont originaires les Scythes et les Sarmates (aux troupes
d'Amazones) qui envahirent les steppes et descendirent jusqu'en Grèce,
mais également les Huns, les Mongols, les Mandchous, les Turcs, sans
parler des tribus ancestrales qui passèrent en Amérique ! Aussi ne
faut-il pas confondre Toungouses, Bouriates et Yakoutes, fait remarquer
Ksenofontov. Les premiers sont chasseurs, pécheurs et éleveurs de
rennes, les seconds éleveurs de bovins et les derniers maîtres des
chevaux. Ils ne parlent pas la même langue, et entre eux s'insère une
multitude de petits peuples plus ou moins assimilés, tardifs immigrants
venus du même réservoir. Tous partagent cependant la même culture
chamanique, dont l'ethnologue yakoute recueille les derniers témoignages. Les titres de ses écrits
montrent comment il développe son analyse du chamanisme, tout en s'efforçant
de passer à travers les mailles d'une censure pour laquelle tout sujet
touchant à la religion est suspect (les chamanes locaux seront les cibles
privilégiées de l'extermination). Dans Culte de la folie dans le
chamanisme ouralo-altaïque, il montre l'importance des troubles
psychiques infantiles dans la détection puis la formation du chamane.
Avec Civilisation pastorale et conceptions mythologiques de l'Orient
classique, il avance vers sa thèse, mais encore prudemment : les
liens qu'il établit entre le chamanisme et les religions asiatiques (ils
deviendront évidents quand le bouddhisme tibétain sera mieux connu)
s'appuient en partie sur une similitude des conditions sociales. Et quand
il s'agit enfin de défendre que ces liens s'étendent aussi au
christianisme, il prend garde de garantir que "les réalités du
chamanisme sibérien offrent une matière éloquente pour la propagande
antireligieuse en général et contre le christianisme en
particulier" ! Par le biais du
chamanisme, "notre vieille Asie est un peu l'arrière-grand-mère des
systèmes religieux connus", plaide-t-il finalement : "Même une
approche succincte des conceptions chamaniques des aborigènes sibériens
force à constater un certain nombre de points communs avec les vues chrétiennes."
Des récits recueillis comme de ses propres observations, Ksenofontov relève
des points de comparaison évidents : la croix, retrouvée dans la
position bras en croix de certains chamanes, ou dans la poignée métallique
du tambour (symbole de l'âme du chamane et représentation ornementale de
la lumière et de Sakh, Dieu du soleil). La naissance d'une mère vierge,
commune à de nombreux grands chamanes (et parfois même annoncée par un
esprit !). L'enfance marquée par les signes. La liaison qu'instaure le
chamanisme, surtout mongol, entre pouvoir chamanique et pouvoir royal, et
qui préfigure le pouvoir religieux. Le rôle de thérapeute magique, que
Jésus reprendra en faisant des miracles : les récits abondent où les
chamanes ressuscitent un mort (souvent eux-mêmes, au bout de trois
jours), sans parler de guérir un malade que l'on croyait condamné. Ou
encore l'art de la parole - "le chamane est un poète" - ou la cène,
ou la notion de sacrifice et de souffrance rédemptrice. Les théories de
Ksenofontov - même si elles ne furent pas la cause de son procès - ne
rencontrèrent guère d'écho positif. Aux matérialistes, elles
semblaient apporter un substrat trop logique au phénomène religieux,
tandis que le christianisme se refuse toute parenté avec ce chamanisme païen,
irrationnel et démoniaque. Son auteur mort, la théorie sombrera plus ou
moins dans l'oubli. Ksenofontov n'avait cependant pas œuvré pour rien :
ses écrits sont aujourd'hui, chez les Bouriates et les Yakoutes eux-mêmes,
à la base de la redécouverte de leur propre culture et de ce qui
l'accompagne : une véritable renaissance des cultes chamaniques. Prélude
à quelque nouvelle foi ? A lire : Les chamanes
de Sibérie et leur tradition orale, G. Ksenofontov, Albin Michel Un article pour Nouvelles
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